Dans
l'esprit de nos contemporains, la façon la plus courante de traiter
avec les émotions – tant sur un plan ordinaire que thérapeutique
– est de croire que plus on exprime une émotion, plus on s'en
libère. Si nous sommes coléreux, plus nous exprimons notre colère
et plus nous croyons avoir habilement négocié avec cette colère.
Pour finir, le réservoir émotionnel est censé tomber en panne
sèche.
Certains,
qui ont des problèmes de désir ou d'attachement, s'imaginent que
réaliser ses désirs est le meilleur moyen de s'en affranchir. Pour
quelqu'un qui n'a aucune idée des enseignements du Dharma, peut-être
est-ce en effet la seule solution ; mais du point de vue du
Dharma, c'est là une manière vraiment stupide de se conduire, car
plus nous exprimons d'émotions, plus il y a d'émotions à exprimer.
Plus nous exprimons une émotion particulière, et plus nous
renforçons sa tendance à apparaître.
En
s'abandonnant à l'émotion quand elle survient, nous l'amplifions,
nous l'embellissons, la développons plutôt que nous ne l'épuisons.
Le fait même que les émotions soient vacuité signifie qu'elles
sont intarissables. Si l'esprit était quelque chose de solide,
tangible, réel, il en découlerait que les émotions le seraient
également, que nous pourrions les laisser s'extérioriser jusqu'à
ce qu'il n'y en ait plus. Mais l'esprit est par essence vide, et les
émotions qui en surgissent le sont également et n'ont donc pas de
limite. Elles peuvent être prolongées et développées autant que
nous choisissons de le faire, car il n'y a pas de moyen d'épuiser
cette émotivité. L'important est de percer à jour la nature de
l'esprit afin de comprendre celle de l'émotion, plutôt que de
considérer seulement son aspect superficiel.
Kalou
Rimpotché, Instructions fondamentales (Introduction au bouddhisme
Vajrayana), Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 1990.
William Klein, New York, 1954-55. |
C'est
une notion vraiment inscrite dans la culture des hommes que les
émotions sortent de nous et se manifestent vers l'extérieur. Le mot
lui-même « émotion » vient du latin de e(x) – hors de
et motio – action de mouvoir, mouvement. Mais cette notion de
dedans et dehors est trompeuse dès lors que l'on parle des émotions. Le lama tibétain Kalou Rimpotché nous rappelait judicieusement que les émotions sont d'abord des mouvements dans l'esprit ; et l'esprit ne peut pas
être localisé matériellement. On peut avoir la sensation que l'âme
se situe dans le corps ; mais l'esprit n'est plus pas à
l'intérieur qu'à l'extérieur. Simplement, l'esprit appréhende
beaucoup le monde à travers les perceptions du corps ; ce qui
fait que le corps est comme un point de vue particulier sur le monde.
Mais sa position intrinsèque n'est pas le corps ou dans le corps,
car on peut prendre conscience d'un paysage ou penser à un autre
lieu.
Kalou
Rimpotché opère une mise en garde importante en ce que cette image
fausse d'un contenant de nos émotions à l'intérieur et d'un monde
extérieur dans lequel on peut déverser ces émotions conduit à
entretenir un rapport singulièrement inefficace avec ses émotions.
Quand la colère monte en nous, on a par exemple d'être comme une
marmite dans laquelle la pression monte, monte... Il faudrait
relâcher cette pression en expulsant cette colère hors de nous.
Mais en dehors du fait que cette colère risque de blesser les gens
autour de nous et risque aussi d'amener des réponses agressives et
représailles futures, cette colère ne s'épuisera absolument pas
par cette méthode. C'est seulement le corps qui a déchargé sa
tension accumulée ; mais il aurait mieux valu décharger cette
tension par un autre moyen que de piquer une crise de colère, par le
sport ou l'exercice physique par exemple. La nature de l'esprit étant
vide, le fait d'exprimer une émotion n'épuise pas cette émotion,
mais crée au contraire une tendance dans l'inconscient (ou
conscience base-de-tout pour employer le terme bouddhique) qui fera
que la colère réapparaîtra plus facilement à l'avenir. Comme le
dit Kalou Rimpotché : « plus nous exprimons
d'émotions, plus il y a d'émotions à exprimer. Plus nous exprimons
une émotion particulière, et plus nous renforçons sa tendance à
apparaître ».
On
ne peut pas épuiser nos émotions comme on laisserait échapper la
vapeur contenue dans une marmite à pression, car l'esprit est sans
limite, vastitude infinie et que les émotions sont virtuellement
inépuisables dans cet esprit infini. Ce qui va apaiser les émotions
et faire redescendre la tension due au fait d'être assailli par ces
émotions perturbatrices et conflictuelles, c'est in fine de voir que
les émotions sont comme des vagues dans l'océan qu'est l'esprit.
Ces vagues se résorbent d'elles-mêmes dans cet océan de vacuité
qu'est l'esprit. La méditation est le lieu par excellence où on
peut reprendre conscience du caractère infini de cet esprit. Dans la
vie de tous les jours, on est tout le temps de s'identifier à son
petit soi qui est écrit sur notre carte d'identité ou à son corps
ou à ses pensées ; mais la conscience dépasse largement ces
définitions étriquées de nous-mêmes.
Morgan Maassen, "Caribbean swell energy", Barbades |
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