Commentaire
aux « Démons de Milarépa »
Je
voudrais faire quelques réflexions à propos de cet extrait des
« Cent Mille Chants » de Milarépa, une œuvre
fondamentale de la littérature tibétaine, et probablement aussi de
la littérature mondiale. Milarépa qui s'adonne à la méditation et
à l'ascèse dans les montagnes du Tibet se voit importuné et envahi
par des spectres et démons qui ont bien décidé de ne pas le
lâcher : « Cinq spectres, roulant des yeux comme des
fonds de bols, s'y trouvaient. L'un était installé sur la couche du
Jetsün1,
deux l'écoutaient expliquer le Dharma, un quatrième accommodait de
la nourriture, le dernier feuilletait les livres de l'ermite ».
Nous sommes dans l'univers magique du Tibet médiéval. Milarépa a
vécu au XIème et XIIème siècle. Au Tibet à
cette époque, les gens voyaient partout des démons, des fantômes
et des diables à l’œuvre derrière chaque recoin obscur et
derrière le moindre petit malheur de la vie quotidienne. La
situation était exactement la même en Europe durant la même
période : la peste était l’œuvre du diable qui apparaissait
sous la forme de chat noir, etc... Mais derrière ce qui peut sembler
n'être que contes et légendes, cette histoire de Milarépa
confronté à des spectres et démons dans la solitude de son
ermitage recèle une vérité spirituelle dont une lecture plus
rationaliste permet de rendre compte.
Jérôme Bosch, détail de "La tentation de Saint-Antoine" |
Quand
on pratique la méditation, on est souvent tenté de penser que la
pratique assidue va régler tous nos problèmes, toutes nos
tentations, toutes nos faiblesses, toutes nos peurs, toutes nos
incapacités à vivre sereinement la vie de tous les jours dans la
société qui est la nôtre. Le langage courant appelle « démons »
ces tentations qui nous conduisent infailliblement vers une pente
glissante. On parle ainsi de démons du jeu, démons de la boisson,
de démons existentiels. C'est ces démons que l'on voudrait voir
disparaître par une méthode qui purifierait automatiquement notre
conscience. Le problème, c'est que ces démons ne nous lâchent pas.
Exactement comme pour Milarépa ! Milarépa, avant d'être le
grand saint bouddhique qu'il a été, a été un meurtrier et un
sorcier de magie noire. Il a ainsi contribué à massacrer par rage,
ressentiment et volonté de vengeance une grande partie de sa propre
famille, ses oncles et ses tantes qui avaient mené la vie dure à
lui, sa mère et sa sœur. On comprend que Milarépa devait lui aussi
avoir ses démons et des démons puissants qui plus est.
Milarépa
tente plusieurs stratégies pour se débarrasser de ces spectres et
démons. Les amadouer tout d'abord en leur dédiant en un chant où
il fait l'éloge du lieu dans lequel il fait son ermitage, la vallée
du Joyau de la Roche Rouge. Au Tibet, Milarépa était le
saint patron des troubadours du fait de la multitude de ces chants.
Il chante donc la beauté et l'harmonie de ce lieu et explique qu'il
vient avec de bonnes intentions, de très bonnes intentions puisqu'il
est animé par l'esprit d'Éveil,
le souhait ardent que tous les êtres sensibles soient libérés de
la souffrance. Milarépa suggère donc une entente paisible dans un
environnement propice qui ne peut amener que du bien-être pour
chacun.
« Et
moi Milarépa, je m'entraîne à la vivacité de l'esprit,
Je
m'entraîne à l'agilité des deux esprits d’Éveil2.
Je
suis en harmonie avec les maîtres de ce lieu tranquille.
Vous
ici, fantômes et démons assemblés,
Buvez
ce nectar d'amour et de compassion
Et
repartez chacun en votre séjour. »
Mais
les démons ne sont pas sensibles à ces arguments d'entente
harmonieuse ! Ils préfèrent le chaos, la discorde et se
repaissent de conflits, quand bien même c'est désavantageux pour
tout le monde ! Rien n'y fait : les démons restent en
place et redoublent même de diablerie ! « Toujours
mécontents du Jetsün, les démons, dans un état effrayant,
roulaient des yeux irrités. Deux spectres avait rejoint les
précédents ; ils se fortifiaient mutuellement, grimaçaient ;
et certains, menaçants, avançaient. Quelques-unes retroussaient les
lèvres, claquaient des dents. D'autres hurlaient de violentes
paroles et s'esclaffaient. Tous se roulaient à terre, échangeaient
des coups, adoptaient des postures insultantes ».
Milarépa
tente alors une approche moins conventionnelle qui est d'adopter
l'attitude courroucée des déités tantriques qu'on appelle
« Dharmapala » (protecteurs du Dharma). Le regard de
Milarépa se fait menaçant et il lance des imprécations à ces
monstres. Mais cela ne marche pas ! Les démons et les spectres
ne décampent pas et continuent à le hanter et à le harceler.
Milarépa (1040-1123) |
Nous
sommes pareils à Milarépa en ce que nous pouvons avoir nos démons
qui continuent à nous assaillir quand bien même nous avons adopté
un mode de vie plus sain, une attitude d'esprit plus positive et
apaisé le mental grâce à la méditation. Rien à faire, nos démons
nous suivent à la trace et nous empêchent de vivre en paix. Ces
démons peuvent être de toute sorte, je ne voudrais pas me lancer
ici dans une liste exhaustive ici : penchants pour la boisson et
les drogues, crises de colère incontrôlable, crises de panique et
d'angoisse, dépressions, tentations pour l'amoureuse de votre
meilleur ami, avoir le « diable au corps » (j'aime
beaucoup cette expression aujourd'hui un peu désuète), pulsions
auto-destructrices, boulimie compulsive ou son contraire l'anorexie,
ennui étouffant, ambition dévorante, jalousie obsessionnelle, etc,
etc... Ces démons sont tenaces. Que l'on pense s'en délivrer par
des méthodes douces (apaisement du mental, pratique de la amour
bienveillant et de la compassion, ouverture au monde...) ou des
méthodes plus dures (discipline, aller à l'encontre de ses
pulsions...), ils s'accrochent à nous comme une malédiction qui
pèserait sur nos épaules.
Qu'on
essaye de les fuir (par le travail, le sport, le jeu ou d'autres
activités compulsives), de les oublier (par le divertissement, les
drogues, l'alcool, les médicaments...), et ce sont d'autres
troubles, d'autres démons qui se profilent à l'horizon. Et pas de
solution-miracle, pas de technique infaillible qui résoudrait ces
problèmes.... Cela semble sans espoir, et quelque part ça l'est !
C'est d'ailleurs par ce chemin sans espoir que Milarépa envisage une
autre relation à ses démons : « Marpa du Lhobrag3
m'ayant démontré que la totalité des conceptions naissaient en
l'esprit, mon propre esprit alors s'est soumis au Vide lumineux.
Après avoir réalisé leur non-appartenance au monde extérieur, je
n'aurais aucune raison de me réjouir si spectres et génies
malfaisants s'en allaient ». Tous ces démons et ces
spectres qui nous angoissent et nous désespèrent ne sont jamais que
de productions de l'esprit, et ils sont de la même nature que
l'esprit : vacuité et claire lumière. Ces démons et ces
spectres ne sont pas extérieurs à l'esprit. Vouloir qu'ils s'en
aillent est une espérance folle : cela ne fera que déplacer
ces ennuis de la conscience vers l'inconscient. Ce que propose
Milarépa, c'est de cesser de se battre pour faire disparaître ses
démons, d'abandonner l'espoir et la crainte que l'on entretient à
leur égard, être conscient de leur présence tout en reconnaissant
leur caractère de phénomènes de l'esprit, c'est-à-dire vides et
lumineux comme la nature de l'esprit. Au fond, ces démons ont
quelque chose à dire sur nous-mêmes qu'il faut pouvoir entendre si
l'on veut progresser sur le chemin de la vérité. Il ne faut pas
céder devant eux ; il ne faut pas non plus les fuir ou vouloir
qu'il s'en aillent, mais rester droit devant eux, pleinement
conscient. Et même si cette conscience est forcément douloureuse et
que cela demande du courage et de la persévérance de réitérer
sans cesse son acceptation d'une confrontation avec eux, il vont nous
permettre de nous dépasser dans la conscience non-duelle.
C'est
alors que Milarépa se met à chanter un chant où il s'identifie au
lion des neiges parfaitement à l'aise dans le froid glacial des
montagnes, au garouda, créature mythique mi-homme, mi-aigle
parfaitement à l'aise quand il plane dans les cieux, au poisson
parfaitement à l'aise quand il nage dans l'océan. Pareillement,
Milarépa est parfaitement à l'aise quand il réside dans l'océan
immense et lumineux qu'est la nature de l'esprit. Les démons eu
autres troubles n'y sont que des vagues perdues dans l'immensité des
flots ; et de la même façon que le poisson n'a peur de se
noyer ou que l'aigle n'a pas peur de chuter du haut des cimes,
Milarépa ne doit pas voir peur de la présence des démons. Eux
aussi ne sont des créations imaginaires de l'esprit qui se
résorberont bientôt dans la nature de l'esprit comme les vagues se
résorbent d'elles-mêmes dans le vaste océan.
Bien
sûr, il a fallu toute une évolution spirituelle pour être capable
de demeurer impassiblement présent face à ses démons sans peur et
sans espoir. Il faut grandir dans le Dharma pour arriver à ce point
de totale acceptation des troubles et de l'adversité. Cela ne vient
pas du premier coup et cela demande de nombreux effort dans la Voie.
C'est une confrontation difficile. Mais Milarépa indique un chemin à
suivre et une autre relation avec nos problèmes existentiels, un
chemin où, progressivement, on peut parvenir à accepter et à
intégrer tous ces « démons ».
Ce
faisant, les démons de Milarépa disparaissent dans un grand
tourbillon de vent. Ils ne sont pas partis vers un ailleurs, mais se
sont résorbés dans la vacuité et la claire lumière de la
conscience non-duelle.
Voir le texte des "Démons de Milarépa" ici.
Milarépa dans une posture classique d'écoute des dakinis |
1 Jetsün
est un terme tibétain honorifique que l'on peut traduire par
« Seigneur » ou « Vénérable ». Très
régulièrement au Tibet, on parle du « Jetsün Milarépa ».
2 Esprit
d’Éveil ou bodhicitta en sanskrit désigne l'aspiration et la
volonté que tous les êtres soient libérés de la souffrance. Il y
a la bodhicitta ultime, le souhait que tous les êtres accèdent à
la vérité ultime sur eux-mêmes et les phénomènes, et la
bodhicitta relative, la compassion et l'engagement en faveur du
bonheur et du bien-être de tous les êtres sensibles.
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