Notes
sur les dialogues du cerveau
4ème partie
Je
voudrais m'arrêter sur « Cerveau & Méditation »
l'ouvrage de dialogue entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le
neurobiologiste Wolf Singer. Je voudrais ici rédiger dans ces notes
les quelques commentaires épars que m'inspire ce livre.
MATTHIEU
RICARD
Lorsque
tu affirmes que l'agent qui délibère est un réseau neuronal, on
pourrait alors se dire : « Ce n'est pas moi qui ai pris la
décision, c'est mon réseau neuronal ». De cette façon, tu te
dissocies de tes propres actes et tu ne peux plus en assumer la
responsabilité au niveau de la perspective de la première personne
(« Je suis responsable de ce que j'ai fait »). Une telle
position est loin d'être neutre puisqu'elle risque de peser
lourdement sur notre prise de décision et sur notre propre
comportement. Des études ont montré que de sujets qui lisent un
texte affirmant que notre comportement est totalement déterminé par
le fonctionnement cérébral ont un comportement très différent de
ceux qui lisent un texte défendant l'existence du libre-arbitre1.
Il est intéressant de constater que les gens à qui l'on a inculqué
la connaissance du libre-arbitre se comportaient de façon beaucoup
plus intègre que ceux que l'on a convaincus de l'existence d'un
déterminisme cérébral. Ces derniers avaient davantage tendance à
bafouer les règles morales et à tricher. Ce qui s'explique sans
doute sans doute par le fait qu'ils estimaient qu'après tout, ils
n'étaient pas vraiment responsables.
Matthieu
Ricard et Wolf Singer, « Cerveau & Méditation »,
éd. Allary, Paris, 2017, pp. 307-308.
Les autres notes sur les dialogues du cerveau :
- 1ère partie: Les illusions de la perception
Le Caravage, Les Tricheurs, 1594-1595. |
C'est
un très vieux débat de la philosophie. L'Homme est-il libre de
faire des choix et d'agir en fonction de ses choix, quitte à assumer
pleines les conséquences de ses actes et le jugement que son
prochain pourra avoir sur cet acte ? Ou au contraire, quand il
agit, n'est-il pas en réalité mu par toutes sortes de forces
obscures ? Selon les cas, on évoquera un déterminisme social
et économique comme les marxistes qui voient dans les comportements
individuels et les croyances de son temps l'influence des
superstructures économiques et la lutte des classes à l’œuvre
dans le moindre de nos rapports sociaux ? Dans d'autres cas, on
évoquera un déterminisme psychologique comme Freud qui évoque
l'influence de l'inconscient sur nos actes conscient : « Le
moi n'est plus le maître dans la maison » disait l'inventeur
de la psychanalyse. Plus récemment, on évoque un déterminisme
génétique ou un déterminisme neuronal pour expliquer les actes des
individus. Dans « Cerveau et méditation », Wolf
Singer fait valoir que certaines décisions sont prises dans le
cerveau quelques secondes avant même que l'individu en soit
conscient.
Ce
débat entre libre-arbitre et déterminisme est complexe et riche
d'une longue histoire. Qu'on se souvienne des débats entre Érasme
et Martin Luther. Le premier défendant un « Essai sur le
libre-arbitre » (1524) dans la perspective humaniste du
XVIème siècle, auquel Martin Luther a répondu en 1525
de manière provocante par son « Traité sur le
serf-arbitre ». Pour Érasme, l'homme reste libre de faire
des choix et d'opter en son âme et conscience pour le bien et le
mal. Luther, suivant en cela la voie tracée par Saint-Augustin,
pense que l'homme est trop faible pour faire effort par lui-même
vers le bien. S'il arrive que l'homme fasse le bien, c'est parce que
Dieu l'a bien voulu. Faire le bien dans la mystique de Luther, c'est
accepter de s'anéantir devant la volonté de Dieu et, au lieu de se
révolter en permanence contre Dieu comme un enfant difficile par
rapport à son père, accepter d'être le serf, l'esclave, le
serviteur de Dieu pour que Ses Œuvres soient accomplies ici-bas.
Au
Siècle des Lumières, Emmanuel Kant, dans ses antinomies de la
raison pure, confronte les deux points de vue du déterminisme et de
la liberté. Il ne résout la question qu'en distinguant deux niveaux
de l'expérience humaine. Du point de la sensibilité, tout phénomène
est lié par des causes et des conditions, par des déterminations.
De la même façon que l'orbite de la Terre autour du Soleil est
strictement déterminé par les lois de la gravitation universelle
d'Isaac Newton, de la même façon tous les phénomènes naturels
sont déterminés par des causes et des sciences dont la science peut
ou pourra rendre compte un jour. Mais du point de vue transcendantal,
je dois bien postuler une raison libre qui me permet de réfléchir
concrètement à la meilleure chose quand j'ai un choix moral en moi.
L'être humain que je suis est un mélange d'empirique et de
transcendantal. J'ai un corps physique qui, comme tout phénomène
naturel, est soumis à la stricte loi de la causalité. Si quelqu'un
me frappe par exemple, je suis déterminé par ma complexion à
éprouver un sentiment de colère. Et comme un animal, mon instinct
me pousse à avoir des réflexes de luttes ou des réflexes de fuite.
Tout cela est conditionné, déterminé par des lois biologiques ou
psychologiques. Je ne peux pas y échapper.
Mais
par contre, ma raison peut réfléchir à ce qu'il est juste de
faire. Ma raison va se demander : « Que dois-je faire ? ».
Et en me posant cette question, je peux me libérer des
conditionnements initiaux comme répondre en frappant en retour ou un
réflexe de lâcheté comme la fuite. Je peux par exemple à arriver
à la conclusion de discuter avec mon agresseur pour le raisonner à
son tour, et éviter la spirale de la violence. Et si ce n'est pas
possible me défendre en attendant l'arrivée de la police. C'est
paradoxalement quand je me demande « Que dois-je faire ?
Quel est mon devoir ? Si tout le monde faisait comme moi,
qu'est-ce qui serait le plus juste de faire ? » que je
suis le plus libre. Si je réponds en suivant mon intérêt, ma
jouissance, mes envies, si je réagis de manière intéressée à la
situation présente, c'est que je suis déterminé par des motifs
sensibles, et ces motifs sensibles (comme le plaisir, la joie, le
bonheur, l'espérance d'une vie meilleure...) sont eux-mêmes
déterminés par des causes et des conditions : je ne suis donc
pas libre. Kant en arrive à la conclusion un peu étrange qu'une
morale qui recherche le bonheur, le plaisir ou une récompense dans
cette vie-ci ou même dans l'au-delà n'est pas une véritable
morale. Seule une morale totalement désintéressée dictée par sa
propre raison est véritablement une morale, c'est-à-dire une
émanation de la liberté transcendantale de l'homme.
On
voit aujourd'hui que cette position kantienne est sérieusement mise
à mal par les avancées spectaculaires de la neurobiologie
contemporaine. Les neurobiologistes n'ont pas besoin de postuler une
quelconque dimension transcendantale de l'existence pour expliquer la
raison humaine. Même une fonction extrêmement complexe comme la
raison humaine qui manipule une multitude de concepts, de notions et
de représentations abstraites peut être expliquée par l'activité
neuronale. D'où la tentation chez les neurobiologistes comme
Jean-Pierre Changeux (qui a écrit « L'homme neuronal »
dans les années '80) ou Wolf Singer de réduire l'esprit humain à
un déterminisme neuronal strict.
Matthieu
Ricard, dans l'extrait cité plus haut, évoque une conséquence
pratique de la croyance dans le déterminisme pour tenter de le
disqualifier sur le plan de la morale. Les personnes qui croient dans
le caractère déterminé à l'avance de nos gestes et de nos actes
seraient plus enclins à commettre des petites transgressions morales
comme la triche dans un jeu de carte (selon Kathleen
D. Vohs et Jonathan W. Schooler, chercheurs à l'université du
Minnesota pour l'une et à l'université de Colombie Britannique pour
l'autre).
À
supposer que cette expérience soit vraie, elle ne remet pas en
question la réalité ou non du déterminisme. Peut-être que les
gens qui croient que la Terre est ronde voyage moins de peur de
tomber en allant de l'autre côté du monde, mais cela ne change rien
au fait que la Terre soit ronde, et non pas plate. De même,
peut-être que les gens qui adhèrent à une vision déterministe des
comportements humains volent plus et trichent plus que les gens qui
croient au libre-arbitre, mais cela ne tranche en rien le débat si
les comportements humains sont ontologiquement déterminés ou s'ils
relèvent de la liberté. Si on arrivait dans le futur à démontrer
par A plus Z de la véracité de la thèse déterministe, peut-être
faudrait-il cacher à tout prix cette vérité qui dérange, de peur
que tout le monde se mette à se comporter en voyous
Cette
première remarque étant faite, je me demande dans quelle mesure le
débat entre déterminisme et libre-arbitre qui a occupé une grande
place dans l'histoire de le pensée en Occident ne biaise pas
complètement l'expérience. En effet, il y a une idée courante qui
est très prégnante dans les conceptions culturelles occidentales
qui veut que le déterminisme excuse les fautes ou les crimes d'un
individu. Dans un procès que tout le monde reconnaît comme
coupable, l'avocat de la défense va systématiquement essayer de
minimiser la faute par des circonstances atténuantes qu'il va
chercher dans le passé ou la situation sociale du prévenu :
« Mon client n'a pas eu de chance dans l'existence ; mon
client a eu une enfance difficile ; la femme de mon client l'a
quitté le mois passé, ce qui explique la détresse émotionnelle de
mon client, ce qui l'a poussé à commettre l'irréparable... ».
Le déterminisme est supposé chercher des excuses à celui qui a
commis des fautes ou des crimes. « Ce n'est pas vraiment sa
faute parce que mon client était mu par (biffer les mentions
inutiles) la pauvreté – ses gènes – son état neuronal
déficient – son milieu familial déséquilibré – une mère
possessive – un père violent qui battait mon client – un
complexe d'Œdipe
mal intégré – une névrose obsessionnelle - une situation
sociale difficile... ».
On
se souvient de cette phrase célèbre de l'ancien président de la
République Française, Nicolas Sarkozy : « Quand
on veut expliquer l'inexplicable, c'est qu'on s'apprête à excuser
l'inexcusable ».
Pour Sarkozy, quand on cherche à expliquer le comportement de voyous
qui brisent des vitres, renversent des voitures et attaquent les
force de l'ordre lors d'émeutes de banlieue par toutes sortes de
causes sociales, économiques ou culturelles : la pauvreté, la
précarité des emplois, le chômage, l'absence de perspective pour
l'avenir, le désinvestissement dans les banlieues sensibles et
paupérisées, l'influence du monde de la drogue, les difficultés de
l'intégration, etc, etc...., on finit toujours par excuser les
délits et les crimes commis par la « voyoucratie ». De
coupable, le jeune voyou des banlieues devient une victime. Et
c'était inadmissible pour le précédent président de la
République.
Dans
le même registre d'idée, l'ancien premier ministre français Manuel
Valls avait lui aussi fustigé la « culture de l'excuse ».
Face à la menace terroriste et aux attentats commis par les
jihadistes, Valls refusait qu'on cherche à comprendre les causes qui
font qu'un jeune Français passe dans le camps des islamistes
radicaux et devienne un terroriste en acte ou en puissance. Manuel
Valls a ainsi déclaré (entre autres déclarations) : « Pour
ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent
ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui
vaille ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu
excuser ».
« J’en
ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des
explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est
passé ».
«Aucune
excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique
et culturelle ».
Le
déterminisme est donc constamment soupçonné ou accusé d'être une
« culture de l'excuse ». On ne s'étonnera donc pas que
quelqu'un qui baigne dans une idéologie déterministe soit plus
enclin à se pardonner ses petites fautes. Pour autant, je ne suis
pas certain que le déterminisme soit uniquement cette « culture
de l'excuse » que l'histoire de la pensée a contribué à
forger en Occident. Si on prend l'un des philosophes les plus
déterministes qui puissent être, à savoir Baruch Spinoza, on a là
quelqu'un qui pense que tout se produit selon un enchaînement
nécessaire de causes et de conditions dans les phénomènes
physiques, mais aussi dans les passions de l'âme. On lui doit cette
formule célèbre du Traité
politique :
« En
ce qui concerne les actions humaines, ne pas pleurer, ne pas se
moquer, ne pas même détester, mais comprendre ».
Spinoza essayait de comprendre pourquoi on commet des choses
négatives et pourquoi on se laisse aller à la négativité, ce
qu'il appelait les « passions tristes ».
Pour
autant, Spinoza n'a jamais prôné un laxisme total dans le domaine
de l'éthique et de la justice. Il disait que même si on comprenait
parfaitement un cheval atteint de la rage, on pouvait aussi l'abattre
avant qu'il ne morde et transmette la maladie à un quelqu'un
d'autre. Le fait de l'abattre n'implique les passions tristes comme
la haine ou la colère, mais c'est seulement un acte dicté par la
raison. Pareillement, même si on comprend l'enchaînement des causes
et des conditions qui ont poussé un individu à sombrer dans la
délinquance ou la criminalité, on ne doit pas hésiter à l'envoyer
en prison, ne serait-ce que cette condamnation va constituer une
détermination qui va dissuader d'autres personnes de commettre le
même crime ou le même délit.
Pour
Spinoza, le fait de comprendre les passions tristes et les choses
négatives en nous-mêmes n'est pas en soi une excuse pour se
complaire dans l'auto-satisfaction facile et la médiocrité. Au
contraire, on essaye de se comprendre soi-même pour se transformer
efficacement soi-même. C'est tout le sens de son ouvrage le plus
connu « L’Éthique »,
l'idée que l'on va pouvoir contrecarrer les déterminations qui nous
conduisent au malheur en développant des passions d'être et en
augmentant notre puissance d'être et la béatitude d'être. On sait
très bien qu'on voudrait se comporter de façon géniale, mais qu'on
est toujours tiré vers le bas par toutes sortes de choses. Plutôt
que d'opposer la volonté du libre-arbitre à ces tentations, Spinoza
propose de comprendre le mécanismes de ces passions tristes afin de
s'en libérer et promouvoir en soi-même la puissance des passions
joyeuses.
*****
Le
déterminisme n'est donc pas nécessairement une justification des
fautes morales et de la criminalité comme l'étude de Vohs et
Schooler le laisse entendre. Mais personnellement, suis-je un
déterministe ou un partisan du libre-arbitre ? Je n'ai pas
d'avis tranché et j'évite d'avoir une position dogmatique dans ce
débat métaphysique. C'est une question complexe. Il y a d'évidents
conditionnements qui poussent notre humeur et notre entendement dans
telle ou telle direction, mais la conscience a toujours la capacité
de s'affranchir de ces conditionnements et ces déterminations qui
nous poussent à être ceci ou cela, déprimé ou joyeux, calme ou
coléreux, égoïstes ou altruistes... Y a-t-il une liberté
fondamentale au sein de la conscience ? J'aurais tendance à le
penser, même s'il faut faire un effort d'introspection et de
méditation pour trouver cette liberté fondamentale. Le simple fait
que la conscience cherche à se libérer des contraintes et des
conditionnements est un indicateur probable de cette liberté qui
agit au fond de chaque être.
Je
me souviens d'une métaphore que j'avais trouvé dans une revue
scientifique et qui m'avait bien plu. C'était un mathématicien
(dont j'ai oublié le nom) qui comparait le libre-arbitre et le
déterminisme à deux coffre-forts fermés. La clef du coffre-fort du
libre-arbitre se trouve dans le coffre-fort du déterminisme, et la
clef du déterminisme se trouve dans le coffre-fort du
libre-arbitre... La solution de ce problème n'est peut-être pas
pour tout de suite....
1 Vohs
(K. D.), Schooler (J. W.), « The
value of believing in free will : encouraging a belief in
determinism increases cheating », Psychological
Science 19 (2008), pp. 49-54.
Jérôme Bosch, L'Escamoteur, réalisé entre 1475 et 1505. |
Les autres notes sur les dialogues du cerveau :
- 1ère partie: Les illusions de la perception
- 2ème partie : L'impossible localisation du moi
- 3ème partie: Nano-bonhomme et baleine cosmique
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Le déterminisme ne correspond pas toujours aux apparences |
Un premier aspect de la question concerne la différence entre déterminisme et prédictibilité. Le déterminisme indique que les relations de causalité conditionnent totalement les évolutions futures à partir d’une situation présente. La prédictibilité permet de déduire la situation future. La science ne nous permet de dire si la connaissance les lois de l’univers prédit un avenir unique (tout est écrit) ou si les lois sont probabilistes définissent une infinité d’avenirs possibles.
RépondreSupprimerLe paradoxe du libre-arbitre est que le choix conscient qu’il implique est essentiellement basé sur le postulat du déterminisme : Les décisions prises dépendent de l’évaluation des conséquences future de ces choix, évaluation basée sur des relations de cause à effet.
Le libre-arbitre semble être le moteur de la décision et un déterminisme purement mécanique est totalement contre-intuitif. Mais, ne doit pas se demander si l’illusion du libre-arbitre n’est pas nécessaire à la pérennité d’une vie animale? En effet, sans cette illusion, l’homme ou l’animal, convaincu que les choix qu’il est amené à opérer sont sans effet, laisserait faire le « destin » sans agir dans le sens de ses intérêts ou de ceux de son groupe. De même, une telle illusion et les intérêts de l’espèce expliqueraient la réponse punitive des sociétés animales aux actes considérés comme nuisibles.