L'horloge
Horloge ! dieu sinistre,
effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;
« Le plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
« Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
« Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !
« Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
« Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »
Charles Baudelaire,
L'Horloge, Spleen &
Idéal, dans « Les Fleurs du Mal », LXXXV.
Marc Chagall, Horloge, 1914 |
Les
hommes ont depuis des millénaires cherché à mesurer le temps, les
heures, les minutes, les secondes, les jours, les mois, les saisons,
afin de maîtriser un peu mieux le cours fluctuant de leur vie. Après
les cadrans solaires, les sabliers, les clepsydres, les horloges ont
été un des grandes inventions de l'homme. Ce mécanisme complexe de
rouages et de balanciers en est venu à symboliser le temps, le temps
qui passe, le temps qui nous échappe, le temps qui nous irrite et
qui nous obsède avec ce tic-tac existentiel qui résonne au plus
profond de notre être, ce temps que l'on cherche à contrôler, mais
qui contrôle nos vies comme un tyran sans nom, un « dieu
sinistre, effrayant, impassible » comme le dit Charles
Baudelaire.
Et
ce dieu sinistre nous désigne avec ses doigts pointés sur nous, les
aiguilles de l'horloge, et s'adresse à notre conscience sous la
forme d'un antique rappel : « Souviens-toi ! »,
le MEMENTO MORI de la sagesse des Anciens : « Souviens-toi
que tu vas mourir ! N'oublie pas que tu vas mourir ! ».
Tu n'es mortel et tu subis l'empire du Temps. Ne sois pas animé de
la folie de te croire immortel, car le temps brisera ce que tu aimes
et incrustera sa marque dans ta chair, la vieillesse. Et l'horloge
est le rappel lancinant de cette outrage du temps. Comme le dit
Baudelaire : « Trois mille six cents fois par heure,
la seconde chuchote : Souviens-toi ! ». On pense
aussi à la vieille pendule d'argent dans la chanson de Jacques Brel
« Les Vieux » :
« Traverser
le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin
Et
fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui
ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je
t'attends
Qui
ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend »
Bien
sûr, on peut voir le temps comme cette gargouille grimaçante qui
nous rappelle à chaque instant les supplices à venir, comme le dieu
Chronos qui ingurgite impitoyablement ses enfants, comme un insecte
obscène qui nous pique à chaque instant pour sucer la sève de
notre vie : « Je suis Autrefois, et j'ai pompé ta vie
avec ma trompe immonde ! ». Bien sûr, tout ce que nous
vivons maintenant sera immédiatement relégué dans l'Autrefois,
dans le tombeau glacial du passé. Mais plutôt que de subir ce
rappel incessant du temps qui fait son œuvre continuelle de
destruction, il vaut mieux dès à présent méditer l'impermanence
de tous les phénomènes, comme le conseille le Bouddha. Chaque fois
que nous inspirons et que nous expirons, nous nous rapprochons un
tout petit peu de notre mort. Que la conscience s'immerge dans la
contemplation de l'impermanence à l’œuvre en elle-même et dans
toutes choses.
Au
début effectivement, cela peut apparaître comme quelque chose de
sinistre ou de morbide. Le temps a cette apparence effrayante de
démon grimaçant, de faucheuse des âmes, une apparence peu amène
certes. « Kala » en sanskrit signifie à la fois
« temps » et « noir, sombre ». Mais qu'on
veuille bien voir l'impermanence dans chaque instant de notre vie, et
le temps et la mort perdront cette apparence effrayante. Le temps est
destruction certes, mais il est aussi création. Le temps amène la
mort, mais il amène aussi la naissance, et l'élan vital a besoin du
temps pour se déployer. Au fond, la méditation de l'impermanence a
pour but de nous faire entrer dans ce grand flux de la vie et de la
mort et d'être en paix avec ce monde.
Une
fois conscient de ce passage dans le temps, il ne faut pas oublier
d'apprécier l'instant présent pour ce qu'il a à nous offrir, l'or
du temps, nous dit Baudelaire, qu'il faut extraire de la gangue des
minutes. Rien ne sert d'être obsédé par le passé, rien ne sert de
rêver constamment à des bonheurs futurs, à des succès prochains.
L'art de vivre le plus élégant consiste à apprécier toute la
saveur de l'instant présent. C'est le Carpe Diem d'Horace et
des épicuriens : récolte ce qu'il y a à récolter du jour, de
la minute et de la seconde qui se présente ici et maintenant.
L'avant-dernière
strophe est une réminiscence assez claire de ce grand penseur du
temps et du devenir qu'était Héraclite d’Éphèse. « Souviens-toi
que le Temps est un joueur avide qui gagne sans tricher, à tout coup
! ». Écho manifeste de
la formule héraclitéenne : « Le
Temps est un enfant qui
joue en déplaçant
les pions : la royauté
d'un enfant ». Et
il en va ainsi du temps qui prend ses pions, c'est-à-dire nous les
mortels sans ordre apparent. Comme aux échecs où certaines pièces
sont prises dès l'ouverture du jeu, où d'autres pièces tombent
dans le courant de la partie et où enfin quelques pièces en
disparaissent à toute fin de la partie. Mais le temps gagne contre
chaque pièce. « Le
gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide ».
En fait, la seule victoire sur le temps est de prendre pleinement
conscience de son action en toutes choses pour se détacher de son
emprise, comme un contorsionniste sait se délivrer de ses chaînes.
Accéder à ce qui transcende le temps.
Enfin,
la dernière strophe du poème de Baudelaire est la farce même de
l'existence :
« Tantôt
sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où
l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où
le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où
tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »
On
ne sait pas quand on mourra, mais on sait que cela viendra. À
ce moment, on fait le bilan de sa vie, ce qu'on a fait de bien et ce
qu'on a fait de mal, et souvent ce bilan n'est pas très
resplendissant. Baudelaire compare la vertu à une épouse encore
vierge, une épouse que l'on n'a pas vraiment connu. Reste alors les
larmes du remord et du repentir, la dernière auberge pour se
consoler du crépuscule de cette existence. Est-ce être trop
moraliste que de rappeler que, dans ce moment où l'on se retrouve
confronté à sa propre conscience, il vaut mieux avoir fait quelque
chose de bien de son existence ? C'est-à-dire qu'il faut le
plus tôt possible dans l'existence épouser la vertu et consommer le
mariage en faisant le plus de bien possible autour de soi, faire
preuve de patience et de gentillesse, se montrer généreux, être
droit et juste, aider celui qui a besoin d'aide, ne pas laisser
tomber ceux qui tombent sur nous, que sais-je.... C'est à cette
condition que l'on pourra quitter ce monde la conscience en paix.
De Charles Baudelaire :
Citations sur l'impermanence et la mort :
Sur la méditation de l'impermanence, voir aussi : En compagnie du souffle - sixième partie
Marc Chagall, Horloge à l'aile bleue, 1949 |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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