John Rawls et la justice sociale
La justice selon Rawls – 1ère partie
John
Rawls est un philosophe américain né à Baltimore aux États-Unis
en 1921 et mort à Lexington en 2002. Il est un des plus importants
penseurs de la philosophie politique du XXème siècle.
Son ouvrage le plus célèbre est la « Théorie de la
Justice » (1971). C'est à cet ouvrage et différents
aspects le concernant que je voudrais consacrer ici quelques petits
articles.
John Rawls |
Tout
d'abord, un très bref résumé de la doctrine de Rawls. John Rawls
essaye de penser une nouvelle forme du contrat social. Comment
structurer les institutions qui gèrent la société pour que règne
dans cette société la justice sociale ? En d'autres mots,
comment fonder une société juste ? Il n'est donc pas ici
question de la justice pénale : quelle peine pour quel crime,
etc... La question est vraiment ici : quel traitement doit-on
accorder à chaque citoyen ? De quel droit peut-il ou non
jouir ? Or ces questions font très souvent l'objet de débats
conflictuels au sein de la société puisque chacun veut faire
privilégier ses propres intérêts sur l'intérêt des autres. Comme
le dit Rawls : « Bien qu'une société soit une
tentative de coopération en vue de l'avantage mutuel, elle se
caractérise donc à la fois par un conflit d'intérêts et une
identité d'intérêts. Il y a identité d'intérêts puisque la
coopération sociale procure à tous une vie meilleure que celle que
chacun aurait eue à cherchant à vivre seulement grâce à ses
propres efforts. Il y a conflits d'intérêts puisque les hommes ne
sont pas indifférents à la façon dont sont répartis les fruits de
la collaboration, car, dans la poursuite de leurs objectifs, ils
préfèrent tous une part plus grandes de ces avantages à une plus
petite1 ».
Pour
régler ce problème et élaborer un contrat social qui distribue les
biens et les avantages de cette vie en société de la manière la
plus correcte, Rawls part d'une intuition simple : la justice
doit toujours se penser en terme d'équité. Si j'engage Pierre et
Paul pour repeindre le mur de mon jardin et que je paie pour la même
charge de travail et la même compétence 1000 € Pierre et Paul 500
€, Paul risque bien d'aller maugréer dans son coin en disant :
« c'est trop injuste ! ». Effectivement, il y a un
traitement inéquitable entre Pierre et Paul, et donc une injustice
réelle. J'avais entendu parler d'une expérience d'éthologie où on
demandait certaines tâches à des chimpanzés. Quand le premier
chimpanzé réussissait sa tâche, il recevait une banane. Si le
second qui se trouvait dans la cage d'à côté réussissait aussi,
il recevait une grappe de raisin, fruit que les chimpanzés adorent.
Alors le premier chimpanzé jetait de colère sa banane et se mettait
à bouder dans son coin. Preuve que le sentiment de justice comme
équité n'est pas seulement partagé par les êtres humains, mais
existe aussi dans le règne animal.
Mais
comment penser la justice comme équité dans la société complexe
des hommes ? Comment faire coïncider harmonieusement l'identité
d'intérêts et les conflits d'intérêts à la base de nos
interactions sociales ? John Rawls propose d'abord une
expérience de pensée pour se détacher de sa propre position dans
la société. Si vous êtes pauvre, vous avez intérêt à recevoir
beaucoup d'aides de l’État, de bénéficier de la sécurité
sociale et du remboursement des soins de santé, de voir
l'enseignement et la culture subsidiés. Si vous êtes riche, vous
avez intérêt à payer le moins possible d'impôt puisque vous
n'êtes pas bénéficiaires de ces aides sociales. Si vous êtes
militaire, vous avez intérêt à ce qu'on finance l'armée et la
défense. Si vous êtes enseignant, vous avez intérêt à ce qu'on
finance l'enseignement. Si vous travaillez dans l'import-export, vous
avez intérêt à ce qu'on baisse les droits de douane. Si, par
contre, vous travaillez dans une usine menacée par la concurrence
chinoise, vous avez intérêt à ce que les politiques augmentent ces
mêmes droits de douane. Selon sa position dans la société, on
n'aura pas la même conception de ce qu'il est juste de faire dans la
société. Et on a malheureusement tendance à penser que ce qui est
bon pour notre intérêt personnel ou l'intérêt de notre groupe
socio-professionnel est bon pour l'ensemble de la société.
Pour
remédier à cela, John Rawls propose l'expérience de pensée dite
du « voile d'ignorance ». On doit penser le contrat
social comme si on était complètement amnésique : nous ne
savons pas quelle place nous allons occuper dans la société et
quels avantages on pourra tirer de telle ou telle décision
politique. Comme le dit John Rawls : « Parmi les traits
essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît
sa place dans la société, sa position de classe ou sa position
sociale, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est
réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels,
par exemple l'intelligence, la force, etc... J'irai même jusqu'à
poser que les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien
ou leurs tendances psychologiques particulières. Les principes de la
justices sont choisis derrière un voile d'ignorance 2 ».
Cette expérience de pensée du voile d'ignorance permet de réfléchir
indépendamment des conflits d'intérêt à sa propre position
sociale ou à ses potentialités. Dans cet état d'esprit, on est
amené à penser le plus objectivement possible ce qui est juste pour
la société et le plus profitable au bien commun.
Dès
lors, John Rawls va dégager deux principes qui sont la base de sa
pensée politique :
- 1° principe ou principe d'égalité : Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.
- 2° principe ou principe de différence : Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste (fair) égalité des chances.
Le premier principe
indique que tout le monde doit être sur un pied d'égalité
concernant les libertés et les droits octroyés à chaque citoyen.
Rawls les énumèrent rapidement : « Parmi les libertés
de base, les plus importantes sont les libertés politiques (droit de
vote et droit d'occuper un emploi public), la liberté d'expression,
de réunion, la liberté de pensée et de conscience, la liberté de
la personne qui comporte la protection à l'égard de l'oppression
psychologique et de l'agression physique (intégrité de la
personne), le droit de propriété personnelle et la protection à
l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires, tels
qu'ils sont définis par le concept de l’État de droit. Ces
libertés doivent être égales pour tous d'après le premier
principe 3 ».
Le second principe
s'applique plutôt aux différences socio-économiques. Est-ce qu'un
système politique qui base la justice sur l'équité peut admettre
des différences dans les salaires et des différences dans les aides
sociales que certaines personnes vont recevoir de l’État plutôt
que d'autres ? John Rawls répond oui si et seulement si ces
inégalités profitent à l'ensemble de la société, et plus
particulièrement aux plus défavorisés dans la société. Donnons
un exemple. En général, un chirurgien est mieux payé que la
caissière d'un supermarché. Voilà une inégalité, mais est-ce
inéquitable ? Quelques heures de formation suffisent pour
devenir caissier ou caissière au supermarché tandis qu'il faut plus
dix ans d'étude à l'université pour devenir chirurgien(-ne). Or le
métier de chirurgien est profitable à l'ensemble de la société :
si on doit être opéré, on est bien content de se retrouver entre
les mains d'un spécialiste qui sait ce qu'il est en train de
faire ! Si on devait appliquer un salaire et un traitement égal
au caissier du supermarché et au chirurgien, personne ne voudrait
exercer une profession qui demande beaucoup d'études et de
sacrifices, en plus de demander d'énormes responsabilité (on met sa
vie entre les mains du chirurgien). Il est donc juste selon John
Rawls que le chirurgien soit mieux payé, mais uniquement dans la
mesure où le fait d'encourager son action profite à l'ensemble de
la société, et que la caissière du supermarché reçoive un
salaire moindre certes, mais tout de même décent : elle aussi
a une utilité dans la société, après tout, le chirurgien doit
faire aussi ses courses pour manger quand il rentre après le boulot.
Notons enfin que l'accès à la profession de chirurgien ne doit pas
être réservé aux enfants de chirurgien. Un fils ou une fille
d'ouvrier doit pouvoir avoir le même accès qu'un fils ou une fille
d'une classe sociale plus aisée. C'est ce qu'on appelle l'égalité
des chances.
Autre exemple :
une personne handicapée reçoit des aides de l’État pour pallier
à ses handicaps et pouvoir assurer sa subsistance. Selon John Rawls,
c'est parfaitement juste qu'une personne handicapée soit plus aidée
qu'une personne en pleine possession de ses moyens. La société se
doit de favoriser ceux qui sont les plus défavorisés. Et ce n'est
pas seulement profitable aux personnes handicapées, c'est profitable
à l'ensemble de la société. En effet, tout le monde peut avoir un
accident qui va le rendre durablement handicapé : un accident
de voiture par exemple et l'on se retrouve hémiplégique ou
paraplégique. Il est quand même plus rassurant de vivre dans une
société où l'on sait que l'on sera pris en charge dans ce genre de
situation ou que nos enfants seront pris en charge plutôt que de
vivre dans une société moyenâgeuse où la personne qui a perdu
l'usage de ses jambes ou l'usage de sa vue était condamnée à une
vie misérable de mendicité.
L'égalité n'est donc
pas la même chose que l'équité. C'est représenté assez bien par
ce petit dessin que vous avez probablement déjà vu pour expliquer
cette différence entre égalité et équité. Trois personnages sont
debout sur des caisses pour regarder par-delà la palissade un match
de football. Dans le premier cas, celui de l'égalité, les trois
personnages ont chacun une caisse, mais comme ils sont de taille
différente, le plus petit ne voit rien du tout alors que le plus
grand est bien trop haut. Dans le second cas, celui de l'équité, le
plus grand n'a pas de caisse, mais il n'en a pas besoin, le moyen a
une caisse et le plus petit a deux caisses. Comme cela, tout le monde
peut voir le match de football.
1 John
Rawls, « La Théorie de la Justice », traduction
par Catherine Audard, éd. Du Seuil, I, 1, 1, p. 30.
2 John
Rawls, « Théorie de la Justice », op. cit.,
p. 38.
3 John
Rawls, « Théorie de la Justice », op. cit.,
p. 92.
Si la justice se définit comme une équité, à qui la flûte entre ces trois enfants : celui qui l'a taillé, celui qui est capable d'en jouer ou celui qui est le plus misérable des trois ?
- Libéral
(à propos de la citation d'Honoré de Balzac : "La résignation est un suicide quotidien")
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