La trahison des images
Aujourd'hui,
je suis allé voir la très intéressante exposition « Magritte
& Broodthaers » à Bruxelles. Y est exposée entre
autres œuvres de René Magritte le célébrissime « La
trahison des images » de 1929, avec cette représentation
d'une pipe accompagnée de la fameuse inscription surréaliste « Ceci
n'est pas une pipe ». C'est la première fois que le
tableau revenait en Belgique depuis qu'il a été racheté dans les
années '50 par des collectionneurs américains enthousiastes de
l’œuvre de Magritte.
Magritte, La trahison des images, 1929. |
Je
voudrais profiter ici de cette occasion pour me lancer dans une
petite réflexion sur le singulier message de cette peinture d'un
objet anodin. La première réaction est de se dire que Magritte est
fou ou qu'il s'amuse de nous : c'est bien une pipe qui figure
sur le tableau, et pas un chat ou un chapeau melon. Dans un deuxième
temps, vient la prise de conscience d'une distinction entre l'image
et l'objet qu'on tend à oublier. Sur le tableau ne figure pas une
pipe réelle avec laquelle on pourrait tirer quelques bouffées de
fumée, mais bien la représentation d'une pipe. Nom d'une pipe, ceci
n'est pas une pipe ! Ceci se désigne par le nom d'une pipe et
se reconnaît sous l'apparence d'une pipe. Cette idée d'une rupture
entre l'objet et l'image de l'objet qui s'assume comme étant l'objet
dans un monde d'images, cette idée donc a commencé à être féconde
dans les milieux intellectuels et artistiques avec des courants
philosophiques comme la sémantique d'Alfred Korzybski et sa célèbre
formule « La carte n'est pas le territoire qu'elle
représente ».
L'artiste
belge Marcel Broodthaers et ami de René Magritte a été fortement
influencé par cette pipe magistrale : « C'est à
partir de cette pipe que j'ai tenté l'aventure »,
disait-il. Et il s'est mis à composer des œuvres directement
inspirées de « La trahison des images ». Ainsi
ces tableaux de pipe-alphabet comme si la pipe magritienne dans ses
variations devait dire le fait même de la représentation. Parce
qu'après tout, les mots n'ont plus ne sont pas plus la chose que
l'image et que la phrase « Ceci n'est pas une pipe »
n'est pas la pensée qui suscite une disruption entre la chose et sa
représentation. Il faut que la pipe de Magritte s'insère entre les
lettres pour contaminer les mots et les phrases comme elle a
contaminé l'image en tant qu'image et l'image faussement identifiée
à son objet.
Marcel Broodthaers, Quatre pipes alphabets, 1969. |
À
noter aussi ce tableau-hommage de Keith Haring où la pipe devient un
être vivant et conscient, un être hybride qui s'illumine elle-même
dans la révélation qu'elle n'est pas une pipe : « This
is not a pipe ». La pensée fumeuse qui s'incarne dans une
œuvre d'art contemporain.
Keith Haring, 1989. |
Dans
l'exposition, on montre aussi un triptyque de Joseph Kosuth :
« One and three radiators ». Cela consiste seulement en
un radiateur tout à fait ordinaire, une photo de cet radiateur et
une définition du mot « radiateur » issu du
dictionnaire. Je n'ai pas trouvé de photo de cette œuvre, mais
Kosuth a reproduit exactement le même dispositif avec une chaise,
une table ou un marteau. Comme quoi les artistes conceptuels ne se
foulent vraiment pour produire des œuvres créatrices... Ceci étant
dit, la tripartition d'un objet entre l'objet concret, son image et
le concept défini avec des mots qui sert à le penser me semble
intéressant.
Joseph Kosuth, One and three chairs, 1965. |
Joseph Kosuth, One and three hammers, 1965. |
Le
bouddhisme parle du « nom et forme » (nama rupa en
sanskrit) pour désigner l désignation et l'apparence physique d'une
personne. Si je parle d'Emmanuel Macron, ce nom revoit à une
apparence ainsi qu'à tous les concepts qui se rapportent à cette
personne sur ce qu'il est ou ce qu'il incarne. Mais ce nom et forme
n'est pas la personne même : c'est seulement l'idée que je me
fais d'Emmanuel Macron. Et même Emmanuel Macron n'est pas son nom et
forme, même s'il peut lui arriver de s'identifier à son nom et
forme, quand il pense notamment « Je suis Emmanuel Macron »,
« Je suis votre chef » ou « Jupiter, c'est moi ! ».
Mais ce processus d'identification au nom et forme est une illusion
et une source d'attachement à une image figée de soi-même, donc
une source de souffrance. Quand Emmanuel Macron se regarde dans un
miroir, il devrait se dire : « Ceci n'est Emmanuel
Macron ». Voilà qui lui ferait du bien.
Pour
Magritte, le nom d'un objet n'est jamais qu'une convention. Déjà
Shakespeare faisait dire à Juliette dans la célèbre scène du
balcon : « Ô
Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique
ton nom ; ou si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai
plus une Capulet. (...)
Ton
nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même.
Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un
bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois
un autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons rose
embaumerait tout autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne
s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères
perfections qu'il possède... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la
place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi toute
entière ».
Une
rose resterait une rose quand bien même on l'appellerait « pipe ».
Elle piquerait de la même façon et elle ne se mettrait pas à
sentir le tabac âcre parce qu'elle prendrait le nom de « pipe ».
Les noms ne sont que des étiquettes que l'on appose au réel et qui
sont le fruit d'une convention, d'un accord linguistique entre gens
qui parlent une même la langue. Mais là où la philosophie
bouddhique va plus loin que la Juliette de William Shakespeare, c'est
que « les
chères perfections »
que possède Roméo ne sont pas non plus la personne même de Roméo.
Derrière Roméo comme derrière toute personne, il y a une réalité
qui ne cesse de fluctuer. La forme est l'idée d'une apparence
physique figée ; mais la personne réelle que nous sommes
vraiment ne cesse de fluctuer à chaque instant tant dans le corps
que dans l'esprit.
Il
y a une école bouddhique, l'école des Sautrāntikas, qui a beaucoup
analysé le phénomène de la perception. De manière succincte, les
Sautrāntikas divisent la perception d'un objet en deux catégories :
d'un côté, la perception directe où l'objet est vu, entendu, senti
en toute simplicité pour ce qu'il est, et de l'autre, la perception
conceptuelle qui accole un concept à ce qui est perçu. Quand vous
voyez une pipe, vous avez la vision simple dans l'instant présent de
ce pipe sans autre commentaire, et c'est la perception directe. Mais
vous pouvez aussi surimposer sur cette vision simple le concept
général de pipe : « Ceci est une pipe », et c'est
là la perception conceptuelle. Pareillement, vous pouvez mettre
l'embout de la pipe dans votre bouche et goûter sa texture ainsi que
la fumée qui vous inspirez dans vos poumons. Ce goût vécu
d'instant en instant est la perception directe ; mais le mental
peut surimposer un concept général de fumée plutôt que d'être au
contact du goût réellement ressenti. Vous vivez cela tous les jours
quand vous mangez machinalement vos pommes de terre ou vos épinards
au repas de midi !
La
perception n'est qu'un reflet de l'objet dans la conscience ;
mais la perception conceptuelle donne l'impression trompeuse et
illusoire de bien connaître l'objet et qu'il est réel devant nous,
comme si la conscience et les objets du monde réel s'emboîtaient
parfaitement. Mais comme ce n'est pas le cas, on peut rentrer en
conflit avec les gens qui ont d'autres perceptions conceptuelles sur
le même objet. Un exemple très simple, ce sont les gens qui voient
« La
trahison des images »
de Magritte comme un chef-d’œuvre, et qui voient ce concept de
chef-d’œuvre avant de voir le tableau proprement dit, et d'autres
qui voient ce tableau comme un objet insensé, stupide et absurde et
qui voient ce concept de rejet eux aussi se surimposant au tableau
peint par René Magritte.
En
outre, la perception conceptuelle a ceci de particulier qu'en liant
intimement impressions des sens et conceptualisation, elle est un
tremplin pour le bavardage qui commente en permanence tout ce qu'on
vit. Et pour peu qu'un événement ait suscité des remous au niveau
émotionnel, on assiste pendant des heures et des heures, voire des
jours et des jours à une prolifération en pagaille de pensées, de
ruminations et d'agitation émotionnelle. Voilà pourquoi les
Sautrāntikas insistent pour qu'en méditation, on démêle les
perceptions directes de l'emprise du mental et de la
conceptualisation. Le mental peut bien sûr penser le réel ;
mais il ne doit pas se substituer à la perception spontanée du
monde et des choses.
René Magritte, La trahison des images, 1952. |
À propos de l'école philosophique Sautrāntika :
Voir aussi :
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