Ô
Seigneur Milarépa,
Accordez-moi
votre grâce afin que moi-même et tous les êtres tournions notre
esprit vers le Dharma,
Accordez-moi
votre grâce afin que nous cheminions dans la voie du Dharma,
Accordez-moi
votre grâce afin que soient dissipées les illusions du chemin,
Accordez-moi
votre grâce afin que l'illusion s'élève en tant que sagesse
primordiale.
Accordez-moi
votre grâce afin que mes voiles, ceux du karma et des émotions
perturbatrices, le voile du connu et celui des tendances
inconscientes, soient purifiés.
Accordez-moi
votre grâce afin que ces voiles soient purifiés à l'instant même.
Accordez-moi
votre grâce qu'ils soient purifiés ici-même.
Accordez-moi
votre grâce qu'ils soient purifiés durant cette même session.
Accordez-moi
votre grâce afin que que mon être soit libéré.
Accordez-moi
votre grâce afin que mon être soit libéré à l'instant même.
Accordez-moi
votre grâce afin qu'il soit libéré ici-même.
Accordez-moi
votre grâce afin qu'il soit libéré durant cette même session.
Accordez-moi
votre grâce afin que naisse en moi le suprême samadhi sans erreur.
Accordez-moi
votre grâce afin que ce suprême samadhi naisse à l'instant même.
Accordez-moi
votre grâce afin qu'il naisse ici-même.
Accordez-moi
votre grâce afin qu'il naisse durant cette même session.
Accordez-moi
votre grâce afin que naisse en moi la suprême sagesse primordiale.
Accordez-moi
votre grâce afin que cette sagesse primordiale naisse à l'instant
même.
Accordez-moi
votre grâce afin qu'elle naisse ici-même.
Accordez-moi
votre grâce afin qu'elle naisse durant cette même session.
Extrait
du : « Guru-yoga du Grand Yogin Milarépa et le
festin d'offrande intitulé : "Le
Glorieux Flamboiement de la Gnose". »
(Traduction
de l'institut Karma Migyur Ling, 1981)
Milarépa (en haut à droite, Vajrayogini) |
Voilà
une prière de souhait assez classique dans le bouddhisme tibétain
dans le cadre d'un yoga du guru, en l'occurrence le grand ascète
tibétain Milarépa qui a vécu au XIème
- XIIème
siècle. Le guru-yoga est une
pratique spirituelle tantrique où on essaye d'unir son propre esprit
à l'esprit du maître spirituel. Ce maître peut être fait de chair
et d'os, bien vivant devant vous ; mais il peut être plus
lointain que ce soit dans l'espace et dans le temps. Dans le texte
présent, il s'agit d'une prière adressée à Milarépa, mais aussi
aux fondateurs de la lignée tibétaine kagyupa, une des quatre
grandes écoles du bouddhisme tibétain : Tilopa et Nāropa pour
les racines indiennes de l'école, Marpa, Milarépa et Gampopa pour
l'origine proprement tibétaine de l'école. Le texte du rituel
tantrique évoque encore le Bouddha Vajradhara ainsi que la déesse
tantrique Vajrayogini comme racine supra-mondaine de l'école
Kagyupa, au-delà du temps et de l'espace, au-delà des aléas
historiques et des conditions sociales qui ont donné le jour à
cette école du bouddhisme tibétain particulière. Le texte évoque
aussi la transmission du système de méditation du Mahāmudrā comme
héritage majeur en ce monde de ces maîtres : Tilopa, Nāropa,
Marpa, Milarépa et Gampopa.
Mais
ce qui m'intéresse dans ce petit passage de la prière qui est
beaucoup plus longue, ce sont les trois dimensions temporelles de la
méditation. Les prières de souhaites sont très courantes dans le
bouddhisme, notamment aspirer à gagner des bienfaits et des
accomplissements spirituels. Devant Milarépa, on aspire à ce que
nous-mêmes et tous les êtres tournions notre esprit vers le Dharma,
la Voie du Bouddha, que nous cheminions sur cette Voie et qu'on
vienne au bout du chemin pour déraciner toutes les racines de la
souffrance en ce monde. On aspire à ce que les voiles qui occultent
la conscience soit purifiés pour qu'on puisse développer la vision
pénétrante sur la véritable nature des phénomènes. On aspire à
être libéré à tout ce cycle de souffrances et de déceptions
qu'est le samsāra, qu'on ne soit plus emprisonné dans des schémas
négatifs. On aspire à développer au maximum le samadhi, la
concentration méditative. Et on aspire à développer la sagesse
primordiale. Cela est très classique, mais ici, on suggère que ces
progrès soient intégrés à la fois dans le temps long d'une vie de
méditant, mais aussi dans l'ici et maintenant. On suggère également
que ces progrès prennent place dans cet espace temporel
intermédiaire qui est le temps d'une session de méditation.
Donc,
ces trois dimensions de la méditation sont :
- 1°) le temps long : les mois, les années où l'on se développe lentement de manière imperceptible, comme la croissance d'un arbre ;
- 2°) l'ici et maintenant, l'instant présent et la situation présente. Le moment présent étant le moment crucial où se joue la méditation.
- 3°) le temps bref d'une séance de méditation avec sa propre logique interne.
En
fait, les progrès viennent souvent lentement dans la méditation :
il faut des mois et des années pour progresser, voire des dizaine
d'années. Et si l'on croit aux renaissances, ce progrès spirituel
peut même s'étaler sur de nombreuses vies. Pour le coup, un temps
très long. Une petite histoire hindouiste me vient à l'esprit :
un yogin vient trouver un maître spirituel reconnu pour sa sagesse
et sa prescience. Le yogin demande combien de temps il devra encore
errer dans le samsāra. Le Sage lui montre un arbre au feuillage
abondant : « Tu vois l'arbre, là-bas ? Eh bien, tu
devras encore renaître autant de fois qu'il y a de feuilles sur cet
arbre ». Le yogin se montre particulièrement enthousiaste :
« Quoi ! Aussi peu ? », et il se montre
incapable de cacher sa joie ! Il se met alors à pratiquer la
méditation avec d'autant plus d'acharnement et de ferveur. Tant et
si bien qu'il se libéra en une seule vie. Un second yogin vint
consulter le même Sage. Il lui posa la même question que le
premier. Le Sage lui répondit : « Encore quatre vies ».
Le second yogin désappointé, dit : « Quoi ? Encore
quatre vies ? Après tous les efforts que j'ai déjà fait ! ».
Et il se lamenta si fort et si longtemps qu'il perdit tout attrait
pour la vie spirituelle et entra dans une voie de perdition qu'il
écarta pour de nombreuses vies de la vie spirituelle.
La
méditation peut impliquer une croissance lente des qualités comme
la paix de l'esprit, la puissance de l'attention et de la
concentration, la générosité, l'altruisme, mais en tant
qu'expérience, elle ne prend sa véritable dimension que dans
l'instant présent. Revenir à votre expérience du corps dans l'ici
et maintenant. S'éveiller à chaque instant à l'endroit où vous
êtes. C'est dans l'instant présent que vous vous montrez attentif à
votre être. C'est dans l'instant présent que vous apprenez à
vaincre la distraction, l'agitation mentale ou la torpeur. C'est dans
l'instant présent que vous surmonter vos doutes. C'est dans
l'instant présent que vous pouvez sauter à pieds joints dans le
Dharma. C'est dans l'instant présent que vous pouvez lâcher prise
et vous détacher des émotions qui ont une emprise sur vous.
L'instant
présent est votre espace le plus fondamental de liberté. C'est
pourquoi on insiste tant pour y revenir encore et encore dans la
méditation. On subit toutes sortes de conditionnements, de
déterminisme qui nous pousse à ce que nous sommes, souvent à
l'encontre de ce que l'on voudrait vraiment être ; et l'instant
présent est ce moment où on peut bifurquer, dévier sa course,
emprunter subitement un nouveau chemin. Envisager les choses d'une
nouvelle manière, s'affranchir d'un schéma destructeur.
Néanmoins,
cet instant présent est une succession d'impressions diverses et
multiples qui n'offre pas de cohérence interne. Ce moment présent
est trop bref pour être appréhendé. Dès qu'on pense :
« Voici le moment présent », en fait, ce n'est déjà
plus le moment présent. La pensée qui commente le moment présent
se situe dans le moment suivant ; et cette pensée présente ne
va pas tarder à être remplacée par une autre pensée, une autre
impression sensorielle, une autre sensation, une autre aspiration, et
ainsi de suite dans un flot incessant. Difficile de s'y retrouver.
C'est
pourquoi il est certainement intéressant d'envisager un temps
intermédiaire dans la durée de la méditation entre ce temps très
bref de l'instantanéité et le temps long d'une vie consacrée au
progrès spirituel. Ce temps intermédiaire est suffisamment long
pour qu'on puisse y envisager un progrès puisqu'il y a un début, un
milieu et une fin, et suffisamment court pour qu'il soit vu dans sa
cohérence : il s'agit d'un moment de méditation où on va
développer le calme mental, la vision pénétrante, la concentration
méditative, l'amour bienveillant, la compassion, la joie,
l'équanimité, l'esprit d’Éveil, etc...
Ici
et maintenant dans la méditation, nous avons l'occasion de nous
libérer ; et il s'agit de ne pas perdre de temps, de ne pas
négliger cette magnifique occasion. Qui dit que nous aurons encore
la possibilité de pratiquer la méditation ? La mort peut
frapper à tout moment. On peut se laisser entraîner très
facilement dans la méditation et se détourner du chemin du Dharma.
Donc chaque fois que l'on pratique la méditation, il est bon de se
rappeler que c'est vraiment une occasion unique de se libérer. Il
faut donc tout faire pour saisir ce moment, vaincre sa paresse et sa
faiblesse pour revenir constamment à l'instant présent, pour
affronter sa part d'ombre, pour dépasser ses peurs. La méditation
n'est pas comme un médicament qu'on avale passivement et qui fait
son effet. Il faut s'impliquer dedans. Méditer cent ans endormi et
apathique ne vaut pas un jour de recherche réellement authentique de
la vérité. La qualité de notre méditation est essentielle pour
transcender cette existence.
Chaque
méditation est un moment crucial pour le changement. Bien sûr, le
fait d'avoir eu à un moment donné une bonne expérience de
méditation ne dissout pas tous les problèmes de l'existence et ne
transforme pas intégralement le cours de la vie. Bien sûr. C'est
pourquoi il faut répéter encore et encore cette pratique de la
méditation pour insuffler une nouvelle énergie dans l'existence.
Dans
le bouddhisme Zen, il y a ce vieux débat entre ceux qui soutiennent
l’Éveil graduel qui survient après une lente et continue
progression dans la vertu et la sagesse, et ceux qui soutiennent
l’Éveil soudain, l'illumination qui vient tout changer en un
instant. Au regard de ce que je viens de dire, la solution de ce
débat ne peut que se faire qu'en acceptant d'envisager ces trois
dimensions temporelles : si on envisage le temps long d'une vie,
voire d'une succession de vies, alors l’Éveil graduel semble la
perspective la plus pertinente. L’Éveil soudain, on ne le verra
pas ailleurs que dans l'instant présent. Mais ce qui est
intéressant, ce n'est pas de savoir à quel genre d’Éveil,
graduel ou soudain, il faut s'abonner, mais plutôt de voir comment
ces deux types d’Éveil s'interpénètrent.
Et
l'ascète Milarépa est le symbole de cet accomplissement :
réaliser l’Éveil en une vie alors qu'il semblait un être
complètement perdu dans les passions furieuses du samsara. Une vie
entière tournée vers le Dharma et chaque moment vécu comme une
expérience incandescente.
Matthieu Ricard - Mont Manaslu vu de Namo Buddha. Népal - 2004 |
Voir aussi :
- Bardo
D'autres textes concernant Milarépa :
- Les démons de Milarépa et le commentaire de ce texte
Sur la méditation de manière générale :
Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir :
- En compagnie du souffle :
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