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mardi 19 juin 2018

Les trois dimensions temporelles de la méditation





Ô Seigneur Milarépa,

Accordez-moi votre grâce afin que moi-même et tous les êtres tournions notre esprit vers le Dharma,
Accordez-moi votre grâce afin que nous cheminions dans la voie du Dharma,
Accordez-moi votre grâce afin que soient dissipées les illusions du chemin,
Accordez-moi votre grâce afin que l'illusion s'élève en tant que sagesse primordiale.

Accordez-moi votre grâce afin que mes voiles, ceux du karma et des émotions perturbatrices, le voile du connu et celui des tendances inconscientes, soient purifiés.
Accordez-moi votre grâce afin que ces voiles soient purifiés à l'instant même.
Accordez-moi votre grâce qu'ils soient purifiés ici-même.
Accordez-moi votre grâce qu'ils soient purifiés durant cette même session.

Accordez-moi votre grâce afin que que mon être soit libéré.
Accordez-moi votre grâce afin que mon être soit libéré à l'instant même.
Accordez-moi votre grâce afin qu'il soit libéré ici-même.
Accordez-moi votre grâce afin qu'il soit libéré durant cette même session.

Accordez-moi votre grâce afin que naisse en moi le suprême samadhi sans erreur.
Accordez-moi votre grâce afin que ce suprême samadhi naisse à l'instant même.
Accordez-moi votre grâce afin qu'il naisse ici-même.
Accordez-moi votre grâce afin qu'il naisse durant cette même session.

Accordez-moi votre grâce afin que naisse en moi la suprême sagesse primordiale.
Accordez-moi votre grâce afin que cette sagesse primordiale naisse à l'instant même.
Accordez-moi votre grâce afin qu'elle naisse ici-même.
Accordez-moi votre grâce afin qu'elle naisse durant cette même session.



Extrait du : « Guru-yoga du Grand Yogin Milarépa et le festin d'offrande intitulé : "Le Glorieux Flamboiement de la Gnose". »
(Traduction de l'institut Karma Migyur Ling, 1981)








Milarépa
(en haut à droite, Vajrayogini)









    Voilà une prière de souhait assez classique dans le bouddhisme tibétain dans le cadre d'un yoga du guru, en l'occurrence le grand ascète tibétain Milarépa qui a vécu au XIème - XIIème siècle. Le guru-yoga est une pratique spirituelle tantrique où on essaye d'unir son propre esprit à l'esprit du maître spirituel. Ce maître peut être fait de chair et d'os, bien vivant devant vous ; mais il peut être plus lointain que ce soit dans l'espace et dans le temps. Dans le texte présent, il s'agit d'une prière adressée à Milarépa, mais aussi aux fondateurs de la lignée tibétaine kagyupa, une des quatre grandes écoles du bouddhisme tibétain : Tilopa et Nāropa pour les racines indiennes de l'école, Marpa, Milarépa et Gampopa pour l'origine proprement tibétaine de l'école. Le texte du rituel tantrique évoque encore le Bouddha Vajradhara ainsi que la déesse tantrique Vajrayogini comme racine supra-mondaine de l'école Kagyupa, au-delà du temps et de l'espace, au-delà des aléas historiques et des conditions sociales qui ont donné le jour à cette école du bouddhisme tibétain particulière. Le texte évoque aussi la transmission du système de méditation du Mahāmudrā comme héritage majeur en ce monde de ces maîtres : Tilopa, Nāropa, Marpa, Milarépa et Gampopa.


      Mais ce qui m'intéresse dans ce petit passage de la prière qui est beaucoup plus longue, ce sont les trois dimensions temporelles de la méditation. Les prières de souhaites sont très courantes dans le bouddhisme, notamment aspirer à gagner des bienfaits et des accomplissements spirituels. Devant Milarépa, on aspire à ce que nous-mêmes et tous les êtres tournions notre esprit vers le Dharma, la Voie du Bouddha, que nous cheminions sur cette Voie et qu'on vienne au bout du chemin pour déraciner toutes les racines de la souffrance en ce monde. On aspire à ce que les voiles qui occultent la conscience soit purifiés pour qu'on puisse développer la vision pénétrante sur la véritable nature des phénomènes. On aspire à être libéré à tout ce cycle de souffrances et de déceptions qu'est le samsāra, qu'on ne soit plus emprisonné dans des schémas négatifs. On aspire à développer au maximum le samadhi, la concentration méditative. Et on aspire à développer la sagesse primordiale. Cela est très classique, mais ici, on suggère que ces progrès soient intégrés à la fois dans le temps long d'une vie de méditant, mais aussi dans l'ici et maintenant. On suggère également que ces progrès prennent place dans cet espace temporel intermédiaire qui est le temps d'une session de méditation.


      Donc, ces trois dimensions de la méditation sont :
  • 1°) le temps long : les mois, les années où l'on se développe lentement de manière imperceptible, comme la croissance d'un arbre ;
  • 2°) l'ici et maintenant, l'instant présent et la situation présente. Le moment présent étant le moment crucial où se joue la méditation.
  • 3°) le temps bref d'une séance de méditation avec sa propre logique interne.



    En fait, les progrès viennent souvent lentement dans la méditation : il faut des mois et des années pour progresser, voire des dizaine d'années. Et si l'on croit aux renaissances, ce progrès spirituel peut même s'étaler sur de nombreuses vies. Pour le coup, un temps très long. Une petite histoire hindouiste me vient à l'esprit : un yogin vient trouver un maître spirituel reconnu pour sa sagesse et sa prescience. Le yogin demande combien de temps il devra encore errer dans le samsāra. Le Sage lui montre un arbre au feuillage abondant : « Tu vois l'arbre, là-bas ? Eh bien, tu devras encore renaître autant de fois qu'il y a de feuilles sur cet arbre ». Le yogin se montre particulièrement enthousiaste : « Quoi ! Aussi peu ? », et il se montre incapable de cacher sa joie ! Il se met alors à pratiquer la méditation avec d'autant plus d'acharnement et de ferveur. Tant et si bien qu'il se libéra en une seule vie. Un second yogin vint consulter le même Sage. Il lui posa la même question que le premier. Le Sage lui répondit : « Encore quatre vies ». Le second yogin désappointé, dit : « Quoi ? Encore quatre vies ? Après tous les efforts que j'ai déjà fait ! ». Et il se lamenta si fort et si longtemps qu'il perdit tout attrait pour la vie spirituelle et entra dans une voie de perdition qu'il écarta pour de nombreuses vies de la vie spirituelle.


      La méditation peut impliquer une croissance lente des qualités comme la paix de l'esprit, la puissance de l'attention et de la concentration, la générosité, l'altruisme, mais en tant qu'expérience, elle ne prend sa véritable dimension que dans l'instant présent. Revenir à votre expérience du corps dans l'ici et maintenant. S'éveiller à chaque instant à l'endroit où vous êtes. C'est dans l'instant présent que vous vous montrez attentif à votre être. C'est dans l'instant présent que vous apprenez à vaincre la distraction, l'agitation mentale ou la torpeur. C'est dans l'instant présent que vous surmonter vos doutes. C'est dans l'instant présent que vous pouvez sauter à pieds joints dans le Dharma. C'est dans l'instant présent que vous pouvez lâcher prise et vous détacher des émotions qui ont une emprise sur vous.


       L'instant présent est votre espace le plus fondamental de liberté. C'est pourquoi on insiste tant pour y revenir encore et encore dans la méditation. On subit toutes sortes de conditionnements, de déterminisme qui nous pousse à ce que nous sommes, souvent à l'encontre de ce que l'on voudrait vraiment être ; et l'instant présent est ce moment où on peut bifurquer, dévier sa course, emprunter subitement un nouveau chemin. Envisager les choses d'une nouvelle manière, s'affranchir d'un schéma destructeur.


    Néanmoins, cet instant présent est une succession d'impressions diverses et multiples qui n'offre pas de cohérence interne. Ce moment présent est trop bref pour être appréhendé. Dès qu'on pense : « Voici le moment présent », en fait, ce n'est déjà plus le moment présent. La pensée qui commente le moment présent se situe dans le moment suivant ; et cette pensée présente ne va pas tarder à être remplacée par une autre pensée, une autre impression sensorielle, une autre sensation, une autre aspiration, et ainsi de suite dans un flot incessant. Difficile de s'y retrouver.


        C'est pourquoi il est certainement intéressant d'envisager un temps intermédiaire dans la durée de la méditation entre ce temps très bref de l'instantanéité et le temps long d'une vie consacrée au progrès spirituel. Ce temps intermédiaire est suffisamment long pour qu'on puisse y envisager un progrès puisqu'il y a un début, un milieu et une fin, et suffisamment court pour qu'il soit vu dans sa cohérence : il s'agit d'un moment de méditation où on va développer le calme mental, la vision pénétrante, la concentration méditative, l'amour bienveillant, la compassion, la joie, l'équanimité, l'esprit d’Éveil, etc...


    Ici et maintenant dans la méditation, nous avons l'occasion de nous libérer ; et il s'agit de ne pas perdre de temps, de ne pas négliger cette magnifique occasion. Qui dit que nous aurons encore la possibilité de pratiquer la méditation ? La mort peut frapper à tout moment. On peut se laisser entraîner très facilement dans la méditation et se détourner du chemin du Dharma. Donc chaque fois que l'on pratique la méditation, il est bon de se rappeler que c'est vraiment une occasion unique de se libérer. Il faut donc tout faire pour saisir ce moment, vaincre sa paresse et sa faiblesse pour revenir constamment à l'instant présent, pour affronter sa part d'ombre, pour dépasser ses peurs. La méditation n'est pas comme un médicament qu'on avale passivement et qui fait son effet. Il faut s'impliquer dedans. Méditer cent ans endormi et apathique ne vaut pas un jour de recherche réellement authentique de la vérité. La qualité de notre méditation est essentielle pour transcender cette existence.


   Chaque méditation est un moment crucial pour le changement. Bien sûr, le fait d'avoir eu à un moment donné une bonne expérience de méditation ne dissout pas tous les problèmes de l'existence et ne transforme pas intégralement le cours de la vie. Bien sûr. C'est pourquoi il faut répéter encore et encore cette pratique de la méditation pour insuffler une nouvelle énergie dans l'existence.


        Dans le bouddhisme Zen, il y a ce vieux débat entre ceux qui soutiennent l’Éveil graduel qui survient après une lente et continue progression dans la vertu et la sagesse, et ceux qui soutiennent l’Éveil soudain, l'illumination qui vient tout changer en un instant. Au regard de ce que je viens de dire, la solution de ce débat ne peut que se faire qu'en acceptant d'envisager ces trois dimensions temporelles : si on envisage le temps long d'une vie, voire d'une succession de vies, alors l’Éveil graduel semble la perspective la plus pertinente. L’Éveil soudain, on ne le verra pas ailleurs que dans l'instant présent. Mais ce qui est intéressant, ce n'est pas de savoir à quel genre d’Éveil, graduel ou soudain, il faut s'abonner, mais plutôt de voir comment ces deux types d’Éveil s'interpénètrent.


    Et l'ascète Milarépa est le symbole de cet accomplissement : réaliser l’Éveil en une vie alors qu'il semblait un être complètement perdu dans les passions furieuses du samsara. Une vie entière tournée vers le Dharma et chaque moment vécu comme une expérience incandescente.










Matthieu Ricard - Mont Manaslu vu de  Namo Buddha. Népal - 2004





Voir aussi : 








D'autres textes concernant Milarépa : 














Sur la méditation de manière générale : 





Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir : 

En compagnie du souffle :  

     












Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





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