Bonheur
et non-être
Suite
à mon article « Hédonisme et eudémonisme (2ème
partie) », l'internaute Degun m'a objecté ceci : « Je
me pose une question : la cessation de la souffrance implique-t-elle
un état de bonheur comme tu le postules ? Peut-être, d'une certaine
manière, mais je ne vois pas vraiment les choses comme ça, je vois
plutôt la cessation de la souffrance comme une dissolution du moi
et/ou de l'être personnel (je sais pas trop comment appeler ça à
vrai dire), après la mort du moins (je ne sais pas si le plein éveil
peut se produire durant la vie et j'ai en fait du mal à entrevoir
comment un être pleinement éveillé serait vraiment en ce monde,
certes il existe des êtres "relativement" éveillés qui
vivent en ce monde mais je ne sais pas à quoi ressemble leur "monde
intérieur"). En somme, la cessation de la souffrance va de pair
dans ma pensée avec un "non-être", bonheur et malheur
n'ayant plus de sens dans ce cas, et qui exclut bien entendu de facto
toute incarnation. En gros, c'est plutôt la libération totale que
le bonheur qui me motive ». Ce présent article est
donc une réponse à cette objection.
Mais
avant même de développer, je veux réaffirmer catégoriquement :
oui, la cessation de la souffrance implique un état de bonheur. Oui,
il ne s'agit pas seulement d'être débarrassé de telle ou telle
sensation désagréable, mais résider durablement dans le bonheur.
Quand le Bouddha parle de cessation de la souffrance, c'est pour
éviter une confusion concernant toutes les représentations
possibles concernant le bonheur : une personne considérera que
le bonheur, c'est être riche ; pour une autre, le bonheur,
c'est connaître la gloire ; certains estimeront que c'est la
bonne santé, d'autres encore la famille qui fait le bonheur, et
ainsi de suite... Le bonheur dont on parle ici une disposition
intérieure qui s'affranchit des événements et des situations et
qui nous permet de mieux apprécier l'existence.
Par
rapport à l'argument de Degun : « Je
vois plutôt la cessation de la souffrance comme une dissolution du
moi et/ou de l'être personnel (...) En somme, la cessation de la
souffrance va de pair dans ma pensée avec un "non-être",
bonheur et malheur n'ayant plus de sens dans ce cas, et qui exclut
bien entendu de facto toute incarnation », il faut
bien constater que certains éléments de langage de la philosophie
bouddhique peuvent faire penser cette thèse qui veut que le problème de la
souffrance se réglerait purement et simplement par le « non-être »,
le fait de régler le problème en supprimant celui qui éprouve le
problème : plus personne pour éprouver le problème, donc plus
de problème ! Dans les soûtras anciens, l'accès au Nirvāna
par la méditation est appelé « sphère de cessation des
sensations et des perceptions ». Cette cessation des sensations
et des perceptions laisse envisager la suppression de tout ressenti
comme si on devenait une pierre.
Mais
je suis convaincu que cette cessation des sensations et des
perceptions n'est pas une coupure du bonheur, mais un bonheur au-delà
du bonheur, un bonheur, une béatitude qui n'est pas enchaînée dans
la dualité du bonheur et du malheur. Quand on observe la progression
de la méditation dans le bouddhisme ancien, on voit que les états
de méditation commencent par s'élever vers des états divins de
félicité toujours plus élevés. La cosmogonie bouddhique compte
trois types de dieux par ordre d'élévation : les dieux du
monde du désir, les dieux du monde de la forme et les dieux du monde
de la sans-forme.
Les
dieux du monde du désir vivent comme nous des expériences de
plaisir, mais c'est un plaisir beaucoup plus intense, beaucoup plus
durable, beaucoup plus subtil et raffiné, mais sans la contrepartie
des déplaisirs : un vin divin vous envoie dans une griserie
envoûtante des jours entiers, sans lendemains vaseux.
Dans
le monde divin de la forme, on se détache de cette obsession pour
les objets extérieurs, on s'installe dans son être qu'on raffine
jusqu'à obtenir un corps de lumière. C'est à ce niveau que
correspondent dans la méditation les 4 jhānas, les absorptions
méditatives qui sont un stade important à franchir : dans un
premier stade, on continue à éprouver des pensées et des
raisonnements, de la joie et du bonheur. Dans le second stade, les
pensées et les raisonnements s'évanouissent pour laisser place à
une expérience pure. Dans le troisième, la joie s'évanouit, ne
reste que le bonheur et l'équanimité. Et dans le quatrième jhāna,
le bonheur s'évanouit à son tour, ne laissant qu'une attention et
une équanimité parfaite. On voit qu'on a déjà là les prémisses
d'une libération du bonheur. On n'est plus assujetti à la recherche
du bonheur, mais en soi, ce n'est pas « rien » : cet
état d'équanimité et de sérénité est une plus grande béatitude,
qu'on en peut pas reporter dans nos termes d'être humain.
Dans
les états du monde divin de la sans-forme, on fait l'expérience de
l'infini : espace infini, puis conscience infinie. Puis on
s'abolit soi-même dans la sphère du Néant avant de faire
l'expérience de l'état paradoxal de la sphère de ni perception, ni
non-perception. Quand on a franchi toutes ces expériences de
l'infini et qu'on voit la véritable nature des phénomènes, c'est
alors qu'on fait l'expérience de la « sphère de cessation des
sensations et des perceptions », soit l'entrée dans le
Nirvāna.
Au
fond, ce que dit ce parcours dans les états de concentrations
méditatives, ce qu'on va toujours vers un bonheur plus profond, plus
rayonnant, des états de béatitudes toujours plus élevés. Par
ailleurs, la « cessation des sensations et des perceptions »
n'est pas seulement une disparition totale du sujet conscient ;
c'est une immersion dans l'interdépendance de tous les phénomènes.
Il en résulte que le bonheur n'est pas un bonheur strictement
individuel, qu'on garde égoïstement pour soi-même, mais un bonheur
partagé.
C'est
pourquoi la compassion et le vœu altruiste d'aider tous les êtres
est si important dans la philosophie bouddhique. Cette compassion
infinie s'accompagne des 3 autres des quatre qualités
incommensurables : l'amour bienveillant, l'équanimité, mais
ici surtout, de la joie qui consiste à s'émerveiller encore et
encore de la possibilité de ce que les êtres ont en eux-mêmes la
capacité de résoudre tous ces problèmes, toutes ces souffrances.
Bien
sûr, le tableau de ce monde peut sembler sombre, empli de cruauté
et de misères incessantes. Mais nous avons la possibilité de
trouver des solutions diverses et variées et d'apporter du réconfort
au monde. C'est pourquoi la joie est ici une énergie fondamentale à
mettre en œuvre dans la pratique du Dharma. Non pas une joie naïve
qui évoluerait la fleur au chapeau dans un monde d'illusions et
d'arc-en-ciel, mais la joie qui se sait dans les ténèbres et donne
la force d'en sortir. C'est pourquoi le Bouddha insiste souvent sur
la notion de pratiquer le Dharma comme si nos cheveux avaient pris
feu. Le monde entier est dans le feu de la douleur ; et c'est
ici et maintenant qu'il faut aider soi-même et les autres pour
sortir de cette douleur.
*****
Donc,
même si nous n'avons pas atteint le stade ultime de la « sphère
de cessation des sensations et des perceptions », le fait de
pratiquer le Dharma - d'adopter une conduite éthique bienveillante
envers autrui et soi-même, de pratiquer régulièrement la
méditation et de développer la sagesse – contribue à nous rendre
plus heureux. Attention ! Je ne veux pas faire de fausse
promesse : je ne dis pas que notre conception particulière du
bonheur sera satisfaite. Si, par exemple, vous voulez réussir à
tout prix dans votre carrière, je ne dis pas que la pratique du
Dharma soit une garantie de cette réussite. On entend trop souvent
des « coachs en pleine conscience » qui vante
l'augmentation des performances au boulot grâce à la méditation.
Je n'ai personnellement aucune certitude à vous vendre sur le sujet.
Peut-être que votre carrière sera un brillant succès, peut-être
que ce sera un plantage intégral, peut-être plus probablement que
ce sera un résultat grisâtre entre ces deux extrêmes.
Mais quel
que soit l'état de votre carrière, la pratique du Dharma
transformera votre disposition d'esprit, votre manière d'appréhender
les phénomènes, et cela améliora votre existence, d'une manière
parfois inattendue. Je ne peux pas non plus vous garantir que la
pratique du Dharma vous conférera une humeur toujours rayonnante :
la pratique du Dharma n'immunise pas contre les coup de blues, les
moments de dépression et de désespoir, mais elle donne la capacité
de traverser ces états négatifs et retrouver une joie profonde de
vivre.
Masao Yamamoto |
Voir également :
- Hédonisme et eudémonisme : 1ère partie - 2ème partie
- Joie (Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?)
- Esprit d’Éveil
Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle).
Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle).
- Soûtra du Fardeau et son commentaire
- Un bien véritable (Spinoza)
- C'est beaucoup et c'est l'ombre d'un rêve (Jen Moréas)
- Sans savoir pourquoi (Sōseki Natsume)
- Une chose merveilleuse et grande (Etty Hillesum)
"Emma at Red Canyon" (près de Las Végas, USA) Photographie de Tamara Lichtenstein |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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