Je viens de tomber sur un communiqué de presse du Centre d'Action Laïque (CAL) en Belgique francophone qui conteste au bouddhisme sa qualité de « philosophie ». Avant d'aborder le sujet, je pense qu'il est bon de faire un petit récapitulatif de ce qu'est la « laïcité » dans la conception belge, parce qu'il y a des différences notables par rapport à ce qu'on entend par « laïcité » en France notamment. En France, la laïcité est un principe de séparation du pouvoir politique du pouvoir religieux. Et la France est une république laïque, contrairement à la Belgique où l’Église n'est pas séparée de l’État belge. En Belgique, l’État finance l’Église ; et chaque année, il y a une messe de Te Deum célébrée en l'honneur du Roi, et la famille royale ne se cache pas d'être très catholique, et même proche des milieux conservateurs au sein de ce catholicisme, comme le renouveau charismatique. La Belgique reconnaît néanmoins d'autres cultes comme le protestantisme, l'orthodoxie, le judaïsme, l'islam et l'anglicanisme qui reçoivent des fonds de l’État.
La Belgique reconnaît aussi un courant philosophique non-confessionnel dans les associations laïques, c'est-à-dire le Centre d'Action Laïque en Belgique francophone et l'Unie Vrijzinnige Verenigingen (UVV) en Belgique néerlandophone. Historiquement, ce courant laïque s'est construit en opposition frontale avec l’Église catholique très influente dans le paysage politique belge du XIXème et du XXème siècle. Ce qui fait que « laïque » et « libre-penseur » sont devenus des synonymes d'athée en Belgique.
C'est dans ce contexte politique que, depuis une vingtaine d'années, les associations bouddhistes réclament d'être reconnues par l’État belge. Mais pas comme une religion au côté du christianisme, du judaïsme ou de l'islam, mais plutôt comme courant philosophique non-confessionnel tout comme la laïcité et faisant concurrence en quelque sorte à cette laïcité à la belge. Et ce 17 mars 2023, le ministre fédéral de la justice a approuvé un avant-projet de loi qui reconnaît l'Union Bouddhiste Belge (UBB) le bouddhisme comme courant philosophique non-confessionnel 1.
Cela chagrine le Centre d'Action Laïque qui reprend le 21 avril 2023 un communiqué2 de l'Association belge des Athées (association constitutive du CAL s'il fallait encore une preuve qu'en Belgique laïcité = athéisme) : « Le 17 mars 2023, le gouvernement belge a adopté un avant-projet de loi qui accorde au bouddhisme une reconnaissance officielle comme philosophie non confessionnelle. Autant la reconnaissance du bouddhisme va de soi à nos yeux, autant sa qualification comme philosophie non confessionnelle est un contre-sens ».
Qu'en est-il ? Le bouddhisme est-il une religion ou une philosophie (non-confessionnelle) ? En réalité, les deux. Selon les gens, le bouddhisme sera plutôt une philosophie ou plutôt une religion. Cela dépend des conceptions et des pratiques de chaque personne se revendiquant « bouddhiste ». Néanmoins, des deux, la philosophie du Bouddha est une première, le culte du Bouddha vient ensuite. Toute sa vie, le Bouddha a enseigné une philosophie consistant essentiellement en une conduite éthique, en la pratique de la méditation ainsi qu'en la vision juste des phénomènes, c'est-à-dire la sagesse. La religion liée au Bouddha vient directement après sa mort, au moment où des familles nobles se disputent pour savoir qui aura le privilège de bâtir un stoupa en l'honneur du Bouddha. Quelques temps auparavant, le Bouddha avait refusé que les moines se soucient d'une telle chose. Ānanda avait demandé : « De quelle façon, ô Vénéré, devons-nous comporter envers le corps de l'Ainsi-Allé (le Bouddha) ? », et le Bouddha avait répondu de manière assez tranchée : « Ne vous occupez pas de rendre un culte au corps de l'Ainsi-Allé, ô Ānanda. Occupez-vous de votre propre tâche. Engagez-vous dans votre propre tâche. Demeurez attentifs, vigilants, ardents, résolus dans votre propre tâche. Il y a, ô Ānanda, des érudits aristocrates, des érudits brahmanes et des érudits chefs de famille qui sont particulièrement contents de l'Ainsi-Allé : ceux-là rendront un culte au corps du de l'Ainsi-Allé » 3. Après la crémation du Bouddha, un brahmane un plus avisé que les autres partagent les cendres du Bouddha en huit parts pour chaque famille importante afin que personne ne soit lésé, et ces cendres seront collectées dans huit stoupas dont il est à noter qu'on a complètement perdu la trace aujourd'hui ! Les moines ne se préoccupaient pas à cette époque de ce genre d'édifice religieux. Cela leur était complètement égal : « leur tâche » n'était pas de vénérer des lieux de culte, mais bien de mettre de mettre en pratique le Dharma, le Noble Octuple Chemin, le chemin philosophique qui mène à la libération. « Leur tâche » était aussi de transmettre l'enseignement du Bouddha. Et cela a été fait puisqu'on a conservé beaucoup d'enseignements du Bouddha, mais pas les endroits où ses restes ont été conservés.
Au fil de siècles, ce culte du Bouddha a pris de l'ampleur au point de faire de l'ombre au message philosophique du Bouddha. Dans de très nombreux coins d'Asie, le bouddhisme se résume plus à la vénération un peu idolâtre de statue de Bouddha ainsi qu'à des chants et des rituels en effet qu'à la pratique du Dharma dans ses trois composantes essentielles : conduite éthique, méditation et sagesse. Je le regrette personnellement.
C'est pourquoi je ne suis pas d'accord avec le Centre d'Action Laïque quand ils disent : « Le bouddhisme est certes aussi une philosophie, une sagesse qui aide à vivre, mais cette dimension philosophique et éthique est tout aussi incontestablement présente dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. L’inexistence dans les traditions bouddhiques d’un Dieu créateur ou d’un Être suprême n’autorise pas à exclure le bouddhisme de la sphère religieuse ». Dans les traditions religieuses comme le judaïsme, le christianisme et l'islam, il y a d'abord une profession de foi envers un Dieu créateur, un texte révélé qui ne peut pas être remis en question et la croyance en un clergé ou une communauté religieuse qui incarne cette volonté de Dieu, puis ensuite, éventuellement, des gens qui ont un discours philosophique au sein de cette religion comme Saint-Augustin, Saint-Thomas d'Aquin, Maïmonide, Averroès ou Avicenne. Mais ceux-ci ne viennent que bien après la profession de foi originelle et l'établissement de la religion.
Dans le bouddhisme, il y a d'abord un discours philosophique qui ne doit pas être cru comme une révélation religieuse, mais comme un discours qui fait sens tant dans sa logique et sa rationalité que dans l'expérience individuelle du pratiquant qui fait l'expérience du Dharma. C'est le sens du célèbre message que le Bouddha adresse au peuple des Kālāmas : « Il est juste pour vous que vous soyez dans le doute et d'être dans la perplexité. Car le douté est né chez vous à propos d'une matière douteuse. Venez, ô Kālāmas, ne vous laissez pas guider par des révélations, ni par une tradition religieuse, ni par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l'autorité des textes religieux, ni par ce qui semble logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables, ni par la pensée que "ce religieux est notre maître bien-aimé".
Cependant, ô Kālāmas, lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont défavorables, que de telles choses blâmables sont condamnées par les sages et que, lorsqu'on les met en pratique, ces choses conduisent au mal et au malheur, alors à ce moment-là, abandonnez-les. (...) Lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont favorables, que de telles choses louables sont pratiquées par les sages et que, lorsqu'on les met en pratique, ces choses conduisent au bien et au bonheur, alors pénétrez-vous de ces choses et pratiquez-les ».
Dans le bouddhisme, il y a d'abord ce choix philosophique, puis seulement après, parce que le Bouddha a atteint une forme d'absolu ou de transcendance, les gens se sont mis à vénérer le Bouddha, à construire des statues et faire des rituels au lieu de pratiquer la conduite éthique, la méditation et la sagesse. Le culte du Bouddha s'est développé un peu comme la taille des statues du Bouddha et aux dépens souvent de la philosophie du Bouddha. Mais il n'en reste pas moins que cette philosophie est première, et la seule chose essentielle du bouddhisme. Je pense donc qu'on ne peut pas exclure totalement le bouddhisme de la sphère religieuse certes, mais on ne peut pas non plus exclure trop vite le bouddhisme de la sphère de la philosophie comme les voudraient les laïques.
En outre, le bouddhisme est composé de toutes sortes de courants qui, en Asie, sont considérés comme des religions ou courants philosophiques radicalement différents. Un peu comme en Occident, on considère que le catholicisme et le protestantisme comme des religions différentes. Sauf que les différences sont encore plus marquées entre le bouddhisme tibétain, le bouddhisme Zen, le bouddhisme de la Terre Pure, le bouddhisme Theravāda qu'entre les différents courants du christianisme. Au moins les chrétiens reconnaissent la Bible comme fondement de leur religion. Certains bouddhistes reconnaissent seulement les soûtras du canon pâli, d'autres les soûtras du Grand Véhicule et d'autres mettent les tantras au-dessus des soûtras. Dans toute cette diversité, il n'est pas inutile de se reconnaître un plus petit dénominateur commun aux yeux de la société belge, et ce plus petit dénominateur commun n'est autre que la philosophie du Bouddha.
Frédéric Leblanc, le 8 mai 2023
1 « Reconnaissance du bouddhisme » (17 mars 2023) sur le portail officiel News Belgium : https://news.belgium.be/fr/reconnaissance-du-bouddhisme
2 « Le bouddhisme est une religion » (21 avril 2023) sur le site du CAL : https://www.laicite.be/le-bouddhisme-est-une-religion/
3 Mahā Parinibbāna Sutta, le Soûtra de la Grande Extinction Finale, qui raconte les derniers mois de la vie du Bouddha. Môhan Wijayaratna, « Le dernier voyage du Bouddha. Avec la traduction intégrale du Mahā Parinibbāna Sutta », éditions LIS, Paris, 1998, p. 96.
La tour japonaise à Laeken (Bruxelles) construite entre 1900 et 1904, et proche de l'Atomium et du palais royal. |
Le Bouddha Amida (Amithaba) dans le parc de Mariemont (Hainaut, Belgique) |
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