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dimanche 26 mars 2017

Nano-bonhomme et baleine cosmique




Notes sur les dialogues du cerveau


3ème partie







Je voudrais m'arrêter sur « Cerveau & Méditation » l'ouvrage de dialogue entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le neurobiologiste Wolf Singer. Je voudrais ici rédiger dans ces notes les quelques commentaires épars que m'inspire ce livre.





Wolf Singer


    La vie s'est développée dans une dimension du monde extrêmement étroite : l'échelle mésoscopique. Les plus petits organismes, qui ne mesurent que quelques microns et sont capables de maintenir de façon autonome leur intégrité structurelle et de se reproduire, sont constitués d'un assemblage de molécules interagissant entre elles et recouvertes par une membrane. La bactérie est l'un des exemples de ces micro-organismes. Les organismes multicellulaires, les plantes et les animaux, atteignent des tailles qui se mesurent en mètres. Tous ces organismes ont développé des récepteurs sensoriels qui captent les signaux essentiels à leur survie et à leur reproduction. Par conséquent, ces récepteurs ne sont sensibles qu'à une gamme de signaux extrêmement réduite.


   Les systèmes de traitement sensoriel qui se sont développés pour évaluer les signaux répertoriés se sont adaptés aux besoins spécifiques des différents types d'organismes. Les fonctions cognitives de ces organismes sont donc hautement hautement idiosyncrasiques et ajustées pour évoluer dans une échelle de dimension très limitée.

     Au niveau humain, la dimension mésoscopique est le monde tel que nous pouvons le percevoir avec nos cinq sens, et nous avons donc tendance à l'assimiler à notre « monde ordinaire ». Ce sont les dimensions dans lesquelles prévalent les lois de la physique classique, ce qui explique sans doute pourquoi ces lois furent découvertes avant celle de la physique quantiques. Il s'agit d'une dimension d'une monde au sein de laquelle notre système nerveux engendre un comportement bien adapté, nos sens définissent des catégories perceptuelles et notre raisonnement débouche sur des interprétations plausibles et utiles sur la nature des objets et sur les lois qui régissent leurs interactions.


Wolf Singer et Matthieu Ricard, « Cerveau & Méditation », éd. Allary, Paris, 2017, pp. 178-179.



Les autres notes sur les dialogues du cerveau :

















     Nos facultés sensorielles ne nous offrent qu'une ouverture très limitée sur le monde. C'est comme si nous étions à l'intérieur d'un château-fort dont les murs épais ne laissent que quelques étroites meurtrières pour contempler le monde environnant, et encore certains côtés du château n'ont aucune meurtrière pour pouvoir voir ce qu'il s'y passe, l'infiniment petit est un de ces aspects du monde, qui nous est inaccessible. En outre, la cour intérieure du château ainsi que le donjon et les bâtisses centrales ne sont aussi visibles qu'à travers d'étroites meurtrières et de minuscules ouvertures.

     Avec les yeux, nous pouvons voir tout le spectre des couleurs, ce qui est déjà un miracle de l'évolution des espèces, mais une grande gamme des rayons du soleil nous est inaccessible : les ultraviolets, les infrarouges notamment... L'évolution nous a doté de sens qui était utile à notre survie, pas nécessairement des sens qui était utile à la compréhension des rouages intimes du monde. Tout ce que les hommes peuvent faire pour pallier ces déficiences est d'inventer des machines qui nous permettront d'explorer ces mondes invisibles, un peu comme on pare un mal-entendant d'appareils auditifs pour pallier à sa surdité.

       Par ailleurs, notre dimension mésoscopique, c'est-à-dire à mi-chemin entre l'infiniment grand et l'infiniment petit ne nous permet de comprendre adéquatement que les phénomènes de notre dimension. Dans l'infiniment grand, la théorie de la relativité générale d'Einstein nous explique que les objets particulièrement massifs comme les étoiles et les planètes courbent l'espace-temps. Concrètement, cela ne signifie rien pour nous. Comment un monde en quatre dimensions ? Cela nous dépasse complètement. Pour essayer de comprendre, nous devons faire des sortes d'analogies, comme de représenter l'espace comme un tapis en mousse sur lequel on poserait un boule de bowling (l'objet particulièrement massif comme une étoile ou une planète). La boule de bowling déformerait sans conteste le tapis en mousse, créant une dépression dans lesquelles les billes qu'on y lancerait seraient attirées vers la boule de bowling. Cette analogie permet de comprendre la gravitation dans le cadre de la relativité générale ; mais malgré tout, cela reste un phénomène assez mystérieux qui n'est pas du tout intuitif.


     Imaginons maintenant que nous soyons une baleine cosmique de la taille de la planète Terre, évoluant majestueusement dans l'espace intersidéral. Il est très probable qu'une telle baleine cosmique aurait une compréhension intuitive de la déformation de l'espace-temps. Ce serait une question de survie pour elle de pouvoir appréhender ce genre de phénomènes. Si cette baleine cosmique passait trop près de la Terre par exemple, elle risquerait d'attirer la lune dans son orbite. Ses sens devraient aussi la mettre en garde contre les pièges cosmiques que sont les trous noirs, notamment ne pas aller en-deçà de la distance où il n'y a pas de retour, là où un humain dans sa soucoupe volante, ignorant des lois de la physique, ne ressentirait pas nécessairement le danger, je veux dire avant qu'il soit trop tard, et que les déformations gigantesques de l'espace-temps ne créent des forces de marée mortelles pour tout être humain.

     Inversement, nous avons aussi les pires difficultés à comprendre le monde étrange de la physique quantique, où une particule peut être à la fois nulle part et partout en même temps, où tout est indéterminé. Mais si nous étions un nano-bonhomme d'un milliardième de mètre qui vivrait au jour le jour dans ce monde, nous aurions probablement une logique en adéquation avec les étrangetés de la physique quantique. Nous comprendrions sans problème que notre nano-chat de Schrödinger peut être à la fois mort et vivant, sans que cela nous émeuve plus que cela !



*****



     Il est intéressant de réfléchir ce que cela signifie du point du vue de la méditation. La philosophie bouddhique estime aussi que ce que nous percevons n'est pas toute la réalité, mais seulement un point de vue sur la réalité. Dissiper l'illusion et trouver la véritable nature des choses, c'est le propos de la méditation de vision pénétrante (vipashyanâ en sanskrit ou vipassanâ en langue pâlie). L'école philosophique Sautrāntika a au sein du bouddhisme une analyse assez poussée du phénomène de la perception. On dit parfois que les Sautrāntika sont des réalistes mitigés. « Réaliste » parce qu'ils adhèrent à l'existence d'un monde physique. « Mitigé » parce que ce réel ne peut être approché qu'indirectement. Les perceptions de la vue, de l'ouïe et des autres sens ne sont que des « aspects » des choses réelles, pas les choses elles-mêmes. En outre, pour les Sautrāntikas, rien ne dure plus d'un instant, tout se transforme d'instant en instant. Il n'y a donc pas de substance durable pour eux.

Les Sautrāntikas distinguent quatre types de perceptions :

  • 1°) la perception conceptuelle,
  • 2°) la perception directe,
  • 3°) la perception yoguique,
  • 4°) la autoperception.

    Dans ma première note, j'avais déjà abordé la question de la perception conceptuelle et de la perception directe. La perception directe est la perception sans le filtre des concepts et des généralités, la perception à l'état naturel quand nous voyons, entendons, sentons, goûtons, touchons quelque chose. Pour les Sautrāntikas, la perception directe nous permet d'accéder à la vérité ultime sur l'objet, parce qu'elle donne l'aspect le plus authentique de l'objet, sans le fard des idées préconçues qui viendrait se surajouter à la perception directe. Le problème est que nous ne sommes pas pleinement conscients de la perception directe, mais que nous abordons le monde au travers des perceptions conceptuelles.

    Cela peut amener à certains paradoxes : si nous sommes dans le désert et que nous voyons un mirage, la perception directe consiste à simplement laisser apparaître les instants de vision de ce mirage, sans émettre à son encontre des jugements et des concepts tel que par exemple « c'est un mirage ». Le mirage n'existe manifestement pas, mais la perception directe en donne sa « vérité ultime » parce qu'elle ne dure qu'un instant et est un fidèle aspect de ce qui est réellement vu. Tandis que la perception conceptuelle qui range la chose vue dans la catégorie « mirage » n'est qu'une vérité relative. La perception directe n'amène pas à la réalité ultime des choses, mais c'est dans le domaine des choses de l'esprit une « vérité ultime » en ce sens qu'elle témoigne fidèlement du caractère instantané des choses et qu'elle n'émet pas des jugements qui seraient déplacés sur la réalité, réalité qui nous échappe foncièrement.

      C'est le parallèle qu'on peut faire avec les propos de Wolf Singer : nous avons un point de vue très limité sur le réel, la sagesse est de reconnaître cette limitation et de savoir que les aspects du monde que nous apercevons à tous les instants de notre vie consciente ne sont justement que des aspects. Ces aspects entrent néanmoins en résonance avec les choses réelles en ce que les perceptions directes n'ont qu'un caractère instantané comme les choses réelles, et qu'elles nous montrent sans aucun voile le caractère imparfait, insatisfaisant et inconsistant des choses.

    On pourrait s'arrêter là avec cette sagesse de la reconnaissance de la limitation des hommes à accéder à la totalité du réel. Ce serait déjà beaucoup tant nous nous illusionnons sur la consistance et la réalité de notre monde et notre incapacité à voir au-delà de notre dimension de vie « mésoscopique » pour reprendre l'expression de Wolf Singer. Mais on peut se demander s'il y a un moyen pour l'esprit de dépasser les perceptions ordinaires et de prendre conscience des phénomènes qui dépassent notre entendement comme, par exemple, la compréhension à la première personne de nos processus neuronaux, voir les neurones en activité, traversés d'impulsions électriques et construire ainsi notre vie mentale. Pourrait-on « voir » le monde atomique sans l'aide d'aucune machine d'aucune sorte ? Pourrait-on « ressentir » les déformations de l'espace-temps et les soubresauts de l'infiniment grand ?

    Les textes anciens admettent l'existence des perceptions yoguiques chez les ascètes et les contemplatifs qui ont développé durant des années leur pouvoir de concentration. Voir des choses lointaines à distance, voir tout le cycle de ses existences successives, voir l'esprit des gens autour de soi, discerner les événements futurs, agir sur le monde physique grâce à la conscience. Alors serait-il possible de voir les structures intimes du réel comme le principe d'incertitude d'Heisenberg ou l'activité neuronale grâce à une perception yoguique ? Évidemment, je me dois de dire tout de suite par honnêteté que la science n'atteste pas de ces perceptions yoguiques. Moi-même, je n'en ai jamais fait l'expérience, et je n'ai jamais vu personne en faire l'expérience. L'esprit rationaliste nous pousserait à être sceptique par rapport au bien-fondé de ces perceptions yoguiques. Je ne sais pas s'ils sont simplement possibles. Mais si elles l'étaient, je pense que la clef en serait la méditation sur l'interdépendance de tous les phénomènes. Il n'est peut-être pas impossible que si on poussait cette méditation de l'interdépendance suffisamment loin, on aurait l'intuition d'autres dimensions que celle de notre vie mésoscopique...












PS : pour les curieux, je n'ai pas expliqué ce qu'était l'autoperception aux yeux des Sautrāntika. Il s'agit simplement de la capacité de percevoir une perception quand elle se produit. Quand je vois une pomme, je vois d'une part cette pomme, et je perçois d'autre part le fait que je perçois la pomme. C'est l'autoperception.



     Cette question de l'autoperception a entraîné toutes sortes de débats complexes au sein des écoles de philosophie bouddhique. Il serait trop long et fastidieux de les mentionner ici. Mais il faut quand même signaler le fait que cette idée de l'autoperception a influencé l'idée de la « conscience qui se connaît et s'illumine elle-même » dans la philosophie idéaliste de l'école Yogāchāra (école du Grand Véhicule). Or dans « Cerveau & méditation », Matthieu Ricard mentionne à plusieurs reprises cette conscience qui se connaît et s'illumine elle-même. Il faudra donc revenir sur cette question dans une prochaine note.
   







Les autres notes sur les dialogues du cerveau :





4ème partie : Libre-arbitre et déterminisme



Rita Klug






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