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mercredi 5 juillet 2017

John Rawls et la justice sociale






John Rawls et la justice sociale



La justice selon Rawls – 1ère partie













      John Rawls est un philosophe américain né à Baltimore aux États-Unis en 1921 et mort à Lexington en 2002. Il est un des plus importants penseurs de la philosophie politique du XXème siècle. Son ouvrage le plus célèbre est la « Théorie de la Justice » (1971). C'est à cet ouvrage et différents aspects le concernant que je voudrais consacrer ici quelques petits articles.




John Rawls






       Tout d'abord, un très bref résumé de la doctrine de Rawls. John Rawls essaye de penser une nouvelle forme du contrat social. Comment structurer les institutions qui gèrent la société pour que règne dans cette société la justice sociale ? En d'autres mots, comment fonder une société juste ? Il n'est donc pas ici question de la justice pénale : quelle peine pour quel crime, etc... La question est vraiment ici : quel traitement doit-on accorder à chaque citoyen ? De quel droit peut-il ou non jouir ? Or ces questions font très souvent l'objet de débats conflictuels au sein de la société puisque chacun veut faire privilégier ses propres intérêts sur l'intérêt des autres. Comme le dit Rawls : « Bien qu'une société soit une tentative de coopération en vue de l'avantage mutuel, elle se caractérise donc à la fois par un conflit d'intérêts et une identité d'intérêts. Il y a identité d'intérêts puisque la coopération sociale procure à tous une vie meilleure que celle que chacun aurait eue à cherchant à vivre seulement grâce à ses propres efforts. Il y a conflits d'intérêts puisque les hommes ne sont pas indifférents à la façon dont sont répartis les fruits de la collaboration, car, dans la poursuite de leurs objectifs, ils préfèrent tous une part plus grandes de ces avantages à une plus petite1 ».

        Pour régler ce problème et élaborer un contrat social qui distribue les biens et les avantages de cette vie en société de la manière la plus correcte, Rawls part d'une intuition simple : la justice doit toujours se penser en terme d'équité. Si j'engage Pierre et Paul pour repeindre le mur de mon jardin et que je paie pour la même charge de travail et la même compétence 1000 € Pierre et Paul 500 €, Paul risque bien d'aller maugréer dans son coin en disant : « c'est trop injuste ! ». Effectivement, il y a un traitement inéquitable entre Pierre et Paul, et donc une injustice réelle. J'avais entendu parler d'une expérience d'éthologie où on demandait certaines tâches à des chimpanzés. Quand le premier chimpanzé réussissait sa tâche, il recevait une banane. Si le second qui se trouvait dans la cage d'à côté réussissait aussi, il recevait une grappe de raisin, fruit que les chimpanzés adorent. Alors le premier chimpanzé jetait de colère sa banane et se mettait à bouder dans son coin. Preuve que le sentiment de justice comme équité n'est pas seulement partagé par les êtres humains, mais existe aussi dans le règne animal.

        Mais comment penser la justice comme équité dans la société complexe des hommes ? Comment faire coïncider harmonieusement l'identité d'intérêts et les conflits d'intérêts à la base de nos interactions sociales ? John Rawls propose d'abord une expérience de pensée pour se détacher de sa propre position dans la société. Si vous êtes pauvre, vous avez intérêt à recevoir beaucoup d'aides de l’État, de bénéficier de la sécurité sociale et du remboursement des soins de santé, de voir l'enseignement et la culture subsidiés. Si vous êtes riche, vous avez intérêt à payer le moins possible d'impôt puisque vous n'êtes pas bénéficiaires de ces aides sociales. Si vous êtes militaire, vous avez intérêt à ce qu'on finance l'armée et la défense. Si vous êtes enseignant, vous avez intérêt à ce qu'on finance l'enseignement. Si vous travaillez dans l'import-export, vous avez intérêt à ce qu'on baisse les droits de douane. Si, par contre, vous travaillez dans une usine menacée par la concurrence chinoise, vous avez intérêt à ce que les politiques augmentent ces mêmes droits de douane. Selon sa position dans la société, on n'aura pas la même conception de ce qu'il est juste de faire dans la société. Et on a malheureusement tendance à penser que ce qui est bon pour notre intérêt personnel ou l'intérêt de notre groupe socio-professionnel est bon pour l'ensemble de la société.

         Pour remédier à cela, John Rawls propose l'expérience de pensée dite du « voile d'ignorance ». On doit penser le contrat social comme si on était complètement amnésique : nous ne savons pas quelle place nous allons occuper dans la société et quels avantages on pourra tirer de telle ou telle décision politique. Comme le dit John Rawls : « Parmi les traits essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou sa position sociale, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l'intelligence, la force, etc... J'irai même jusqu'à poser que les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques particulières. Les principes de la justices sont choisis derrière un voile d'ignorance 2 ». Cette expérience de pensée du voile d'ignorance permet de réfléchir indépendamment des conflits d'intérêt à sa propre position sociale ou à ses potentialités. Dans cet état d'esprit, on est amené à penser le plus objectivement possible ce qui est juste pour la société et le plus profitable au bien commun.


         Dès lors, John Rawls va dégager deux principes qui sont la base de sa pensée politique :

  • 1° principe ou principe d'égalité : Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.
  • 2° principe ou principe de différence : Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste (fair) égalité des chances.


         Le premier principe indique que tout le monde doit être sur un pied d'égalité concernant les libertés et les droits octroyés à chaque citoyen. Rawls les énumèrent rapidement : « Parmi les libertés de base, les plus importantes sont les libertés politiques (droit de vote et droit d'occuper un emploi public), la liberté d'expression, de réunion, la liberté de pensée et de conscience, la liberté de la personne qui comporte la protection à l'égard de l'oppression psychologique et de l'agression physique (intégrité de la personne), le droit de propriété personnelle et la protection à l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires, tels qu'ils sont définis par le concept de l’État de droit. Ces libertés doivent être égales pour tous d'après le premier principe 3 ».


        Le second principe s'applique plutôt aux différences socio-économiques. Est-ce qu'un système politique qui base la justice sur l'équité peut admettre des différences dans les salaires et des différences dans les aides sociales que certaines personnes vont recevoir de l’État plutôt que d'autres ? John Rawls répond oui si et seulement si ces inégalités profitent à l'ensemble de la société, et plus particulièrement aux plus défavorisés dans la société. Donnons un exemple. En général, un chirurgien est mieux payé que la caissière d'un supermarché. Voilà une inégalité, mais est-ce inéquitable ? Quelques heures de formation suffisent pour devenir caissier ou caissière au supermarché tandis qu'il faut plus dix ans d'étude à l'université pour devenir chirurgien(-ne). Or le métier de chirurgien est profitable à l'ensemble de la société : si on doit être opéré, on est bien content de se retrouver entre les mains d'un spécialiste qui sait ce qu'il est en train de faire ! Si on devait appliquer un salaire et un traitement égal au caissier du supermarché et au chirurgien, personne ne voudrait exercer une profession qui demande beaucoup d'études et de sacrifices, en plus de demander d'énormes responsabilité (on met sa vie entre les mains du chirurgien). Il est donc juste selon John Rawls que le chirurgien soit mieux payé, mais uniquement dans la mesure où le fait d'encourager son action profite à l'ensemble de la société, et que la caissière du supermarché reçoive un salaire moindre certes, mais tout de même décent : elle aussi a une utilité dans la société, après tout, le chirurgien doit faire aussi ses courses pour manger quand il rentre après le boulot. Notons enfin que l'accès à la profession de chirurgien ne doit pas être réservé aux enfants de chirurgien. Un fils ou une fille d'ouvrier doit pouvoir avoir le même accès qu'un fils ou une fille d'une classe sociale plus aisée. C'est ce qu'on appelle l'égalité des chances.


        Autre exemple : une personne handicapée reçoit des aides de l’État pour pallier à ses handicaps et pouvoir assurer sa subsistance. Selon John Rawls, c'est parfaitement juste qu'une personne handicapée soit plus aidée qu'une personne en pleine possession de ses moyens. La société se doit de favoriser ceux qui sont les plus défavorisés. Et ce n'est pas seulement profitable aux personnes handicapées, c'est profitable à l'ensemble de la société. En effet, tout le monde peut avoir un accident qui va le rendre durablement handicapé : un accident de voiture par exemple et l'on se retrouve hémiplégique ou paraplégique. Il est quand même plus rassurant de vivre dans une société où l'on sait que l'on sera pris en charge dans ce genre de situation ou que nos enfants seront pris en charge plutôt que de vivre dans une société moyenâgeuse où la personne qui a perdu l'usage de ses jambes ou l'usage de sa vue était condamnée à une vie misérable de mendicité.


         L'égalité n'est donc pas la même chose que l'équité. C'est représenté assez bien par ce petit dessin que vous avez probablement déjà vu pour expliquer cette différence entre égalité et équité. Trois personnages sont debout sur des caisses pour regarder par-delà la palissade un match de football. Dans le premier cas, celui de l'égalité, les trois personnages ont chacun une caisse, mais comme ils sont de taille différente, le plus petit ne voit rien du tout alors que le plus grand est bien trop haut. Dans le second cas, celui de l'équité, le plus grand n'a pas de caisse, mais il n'en a pas besoin, le moyen a une caisse et le plus petit a deux caisses. Comme cela, tout le monde peut voir le match de football.












1 John Rawls, « La Théorie de la Justice », traduction par Catherine Audard, éd. Du Seuil, I, 1, 1, p. 30.

2 John Rawls, « Théorie de la Justice », op. cit., p. 38.

3 John Rawls, « Théorie de la Justice », op. cit., p. 92.





La suite de cette série d'articles sur John Rawls : 


- John Rawls et l'utilitarisme






Si la justice se définit comme une équité, à qui la flûte entre ces trois enfants : celui qui l'a taillé, celui qui est capable d'en jouer ou celui qui est le plus misérable des trois ?








(à propos de la citation d'Honoré de Balzac : "La résignation est un suicide quotidien")



















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