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samedi 1 juillet 2017

Penser à l'horizon






Penser à l'horizon













     Voilà un extrait intéressant de l'Abécédaire du philosophe français Gilles Deleuze où il parle de la gauche. Pour Deleuze, il ne peut pas y avoir de gouvernement de gauche. Il ne peut y avoir au mieux qu'un gouvernement qui se montre favorable à certaines exigences ou réclamations de la gauche. C'est un peu provocateur de dire cela, puisque la vidéo a été tournée en 1989 à un moment donc où la gauche était au pouvoir en France. À l'époque, c'était François Mitterrand qui était président de la République. Gilles Deleuze invoque deux arguments pour appuyer ses dire.

     Tout d'abord, la gauche pour lui est d'abord une affaire de perception. L'homme de droite pense d'abord à lui, puis à sa rue et son environnement proche, sa famille, ses amis, puis sa ville, sa région, son pays, et enfin l'Europe et le monde quand il a le temps de s'en préoccuper. L'homme de gauche, lui, pense d'abord à ce qui est à l'horizon et au-delà. L'homme de gauche est comme un Japonais qui, quand il écrit une adresse sur une carte postale met d'abord le continent, puis le pays, puis la province, puis la ville, puis la rue et enfin le nom de la personne à qui il destine sa lettre. Selon Deleuze, l'homme de gauche est touché par les souffrances et les injustices dans le monde entier ; et il se sent dès lors plus proche, plus solidaire des enfants du Tiers-Monde que des problèmes de son quartier.


     Dans la pensée antique chinoise, on retrouve cette différence de sollicitude par rapport aux affaires du monde. Confucius trouve dans l'amour une vertu comme beaucoup d'autres penseurs avant et après lui, mais c'est un amour qui s'étend par des cercles concentriques de plus en plus vastes, et c'est un amour fortement hiérarchisé. On commence par aimer ses parents, puis ses enfants, puis ses frères, puis ses sœurs, puis toute la famille élargie, le clan, les gens de sa rue, les gens de sa ville, les gens de sa province, les Chinois, et enfin éventuellement les barbares et les étrangers. « Entre les quatre mers, tous les hommes sont frères » dit-il dans une sentence restée célèbre. Éloge de la fraternité entre tous les hommes en Chine et dans le monde (« entre les quatre mers » est une expression qui désigne traditionnellement la Chine, mais par métonymie, l'expression désigne le monde entier). Mais néanmoins, cette fraternité doit s'entendre dans un sens très différent que notre conception occidentale de la fraternité. Nous avons tendance à relier étroitement le concept d'égalité à celui de fraternité : liberté, égalité, fraternité... Mais Confucius est très éloigné de notre façon de comprendre le monde. Pour lui, le mot chinois « frères » n'existe pas au singulier : il y a toujours un frère aîné et un frère cadet, et donc une hiérarchie : le cadet doit le respect et l'obéissance à son aîné.

    Autre grand penseur de la Chine antique : Mozi (prononcez Mo-Tzeu). Mozi s'oppose à Confucius avec son concept d'amour universel. On doit aimer de façon égale toute l'humanité sans faire de distinction et de hiérarchie : la personne lointaine mérite l'amour, la bienveillance et la fraternité que la personne proche, le pauvre mérite autant de considération que le riche... Commencer à faire des distinctions est la racine de tous les maux, pensait Mozi. À ce titre-là, l'idéologie aristocratique de Confucius rappelle la perception de l'homme droite tandis que Mozi se range notablement à gauche !





Festival de Bregenz - 2007



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        Peut-on dès lors gouverner un pays à gauche dès lors qu'on a le yeux rivés sur l'horizon du monde ? Cela semble difficile : les citoyens s'attendent bien entendu à ce qu'on s'occupe en priorité de leur problème, les problèmes économiques, la sécurité physique ainsi que la sécurité sociale, l'emploi, les retraites, etc... Souvent, les gens ont du mal à comprendre que leur État dépense de l'argent pour l'aide au développement de pays lointains. Dans la crise des migrants, un argument qui revient tout le temps pour refuser l'accès des migrants au territoire national est de dire qu'il faut d'abord s'occuper de nos SDF avant de s'occuper d'étrangers que l'on ne connaît pas. Les militants de gauche, par contre, sont d'instinct favorables à l'accueil des réfugiés : leur sort mérite tout autant d'être défendu que celui des SDF qui vivent dans nos villes. Ils répliquent d'ailleurs à cet argument que ceux qui l'avancent sont en général les premiers à refuser des aides sociales aux démunis et aux clochards sous prétexte qu'ils sont paresseux et alcooliques, et que chacun doit se débrouiller par lui-même dans la vie.

      Ce n'est pas un hasard si l'hymne des communistes s'appellent « L'Internationale ». Il y a la volonté d'apporter du bien-être et de la justice pour l'ensemble de l'humanité, bien au-delà des frontières... L'engagement à gauche ne peut pas se résumer à la seule dimension nationale, néanmoins il y aussi des enjeux d'une politique de gauche qui se jouent dans le local. Élaborer de systèmes de sécurité sociale sont plutôt l'apanage des États. On voit bien qu'à l'échelon européen ou mondial, un système de redistribution des richesses pour lutter contre la misère et les inégalités semble totalement utopique. C'est le capitalisme qui se mondialise plus vite que ne se fédèrent les travailleurs du monde entier ! C'est certainement quelque chose que l'on peut objecter à Gilles Deleuze.

        Néanmoins, il a raison quand il oppose l'homme de droite qui se demande comment faire pour la situation dure, comment faire pour ne pas perdre la situation avantageuse dans laquelle on se trouve, et l'homme de gauche qui est convaincu que tout cela ne peut pas durer : trop d'injustices, trop de colère, trop de gens laissés de côté, abandonnés, livrés à eux-mêmes, sans ressource, alors le monde n'a jamais produit autant de richesses ... D'où le déclinisme ambiant chez les intellectuels de droite, la peur que tout aille à vau-l'eau, et inversement l'espoir toujours réitéré à gauche de changer les choses, de trouver de nouveaux « agencements mondiaux » pour reprendre l'expression de Deleuze. « Un autre monde est possible » nous dit le slogan altermondialiste.






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     Enfin, Gilles Deleuze voit une autre caractéristique importante de la gauche. Etre de gauche, ce serait ne pas cesser de devenir minoritaire. La gauche embrasse par nature la cause de toutes les minorités : les femmes, les personnes « racisées » comme il convient de dire aujourd'hui, les jeunes, les migrants, les drogués, les gays, les lesbiennes, les personnes transsexuelles, les minorités ethniques opprimées. Pour Deleuze, la majorité suppose d'incarner un étalon de la société, un modèle à suivre : dans notre société, un homme, adulte, mâle, blanc, citoyen des villes... La figure du bourgeois dominant et imbu de sa personne en somme. Or cette majorité, c'est personne. C'est un étalon vide : aucune personne réelle ne s'y trouve. Du coup, il n'y a aucun devenir au sein de cet étalon. Du coup, il faut privilégier les devenir minoritaires, notamment le devenir femme. Et ce n'est pas seulement quelque chose de réservé aux femmes qui brandissent la bannière du féminisme. Il y a aussi un devenir femme pour les hommes, un devenir dans le genre, une volonté de sortir des cadres établis, des rôles prédéterminés, des étalons normatifs. La gauche, c'est donc ce mouvement de sortie de la majorité contraignante. Ce qui, on le comprend, la rend inapte à occuper sérieusement un poste au gouvernement, qui suppose inévitablement l'appui d'une majorité dans une démocratie.

        On peut néanmoins se montrer sceptique face à cette conception de la gauche comme devenir minoritaire. Il est évident que c'est une conception datée dans le temps, à savoir la pensée '68 dont Deleuze est avec Derrida et Foucault un des philosophes les plus représentatifs. Dans le tournant des années '60 et '70, la gauche s'est mise à défendre la cause des homosexuels, des immigrés, des femmes et de toutes sortes de minorités au point de laisser un peu de côté le peuple qui votait traditionnellement à gauche : les ouvriers, les petits employés, les petites gens. Historiquement, la gauche a au contraire toujours eu le sentiment d'incarner la grande masse du peuple. « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous » disait Karl Marx. Nietzsche voyait d'ailleurs au XIXème siècle dans le socialisme l'idée de rassembler une masse abêtie et pleine de ressentiment contre les élites, les surhommes imbus de leur individualité. C'est pourquoi il condamnait ce socialisme au même titre que le christianisme comme une idéologie du ressentiment.


        En fait, la gauche a toujours été une idéologie de la majorité du peuple contre des élites financières et politiques qui défendent leurs intérêts de caste au détriment du bien commun et des intérêts du peuple. « We are the 99% » était le slogan du mouvement Occupy Wall Street, signe que cette mentalité n'est pas un vestige de l'Histoire, mais est bel et bien encore une réalité. Cette idée de défendre les minorités n'est en soi pas mauvaise, mais quand elle en vient à occuper tout le champ des préoccupations de la gauche, alors il y a cet effet pervers redoutable qu'énormément d'ouvriers et de salariés en viennent à voter à l'extrême-droite parce qu'à tort ou à raison, ils n'arrivent plus à se reconnaître dans la gauche qu'elle soit radicale ou non. Beaucoup de travailleurs se sentent abandonnés face à la crise et la situation économique ; et souvent la gauche semble ne pas pouvoir ou ne pas vouloir combattre l'emprise du monde économique sur la vie des travailleurs. Par contre, la gauche reste toujours en pointe pour défendre les minorités comme les homosexuels ou les migrants. Je ne pense pas que ce soit un mal qu'elle le fasse pour peu qu'elle n'oublie pas la majorité des travailleurs.

        Je pense donc pour conclure que Deleuze ne dit pas le tout de la gauche. Si la gauche pense certainement beaucoup plus facilement à l'horizon que l'horizon, elle ne doit pas perdre de vue l'échelon local où il y a une réelle possibilité d'action. Et l'idéal romantique d'un devenir minoritaire me semble devoir être refusé s'il revient à mépriser la grande masse des gens qui travaillent et qui souffrent. L'idéal de la gauche est aussi avant tout une défense du bien commun.

          Néanmoins, je pense que Deleuze dans son intervention explique assez bien pourquoi les gauchistes seront toujours frustrés et peut-être même déçus par un gouvernement de gauche. Un gouvernement de gauche absorbé dans les affaires de l’État ne percevra jamais assez l'horizon du monde ; et il est vrai que la posture naturelle de gauche est d'abord une posture de résistance. Une posture qui convient rarement à celui occupe des hautes fonctions au sein de l’État !  







Gilles Deleuze à Paris en 1986 -
Photographie de Gérard Ufreras









Voir aussi : 



Changer les choses 


- La perspective de changer les choses




(à propos de la citation d'Honoré de Balzac : "La résignation est un suicide quotidien")
















Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




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