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mercredi 23 octobre 2019

La présence éveillée



La présence éveillée selon Matthieu Ricard



Limpidité, clarté, transparence, c'est la présence éveillée, quelque soit le nom qu'on lui donne. Elle est toujours là quoiqu'il arrive, qu'on la remarque ou non. Toujours présente, qu'il y ait peu de pensées, beaucoup de pensées. Cette présence ouverte, cette présence illimitée est toujours là.


Et on pourrait dire qu'à mesure, soit que les pensées se décantent, soit qu'on devient plus habile, expérimenté, familier, on a la capacité de voir en permanence cette faculté lumineuse de l'esprit qui est derrière toute cette agitation mentale, qui apparaît plus clairement quand les pensées se calment momentanément, comme après un orage quand le ciel se dégage, on remarque d'autant plus le ciel immaculée de l'espace.


À mesure où on apprend à reconnaître cela, à se reposer dans cela, à laisser les pensées survenir et se défaire sans effort; comme un oiseau qui passe dans le ciel sans laisser de traces. On laisse les pensées reposer dans leur état naturel, comme une feuille qui tombe et qui se pose.


Cette présence éveillée est toujours là. Pour le contemplatif, c'est une expérience extrêmement riche en potentiel.


En effet, si les travers de l'esprit humain qui se mélangent parfois à la lumière, et qui parfois se réifient sous la forme de haine, d'obsessions, d'intolérance, si cela faisait vraiment partie de manière solide, intrinsèque de ce qu'Alexandre Jollien appelle le "fond du fond", c'est-à-dire cette présence éveillée qui est toujours présente, à ce moment là ce serait totalement sans espoir d'essayer peu à peu de laisser ces toxines mentales s'évanouir du flot notre conscience.


Mais si effectivement, comme tout le reste, ce ne sont que des constructions qui résultent de facteurs, de conditions, et de causes multiples, qui sont impermanentes et fluctuantes par nature, alors, dans ce cas là, on comprend que tout cela est le résultat d'un nombre incalculables de constructions mentales, mais qu'aucune d'entre elles n'est intrinsèque à cette présence éveillée, qui est la réalité ultime du contemplatif, pas plus que la plante médicinale ou un poison dans l'eau ne font partie intrinsèquement de l'eau, qui n'est pas modifié par là.


Alors on se relie à cela ; c'est une manière de retrouver la réalité de l'expérience pure. Cette présence éveillée permet de donner de la valeur à chaque instant qui passe.


Matthieu Ricard, conférence donnée à Bruxelles dans le cadre des rencontres « Émergences » 2019.







Matthieu Ricard










Voilà un discours beau et fort de Matthieu Ricard très inspirant. Rien qu'à lire ces lignes j'ai envie d'aller m'asseoir en méditation. Je tique néanmoins sur cette notion de présence éveillée (rigpa en tibétain). Matthieu Ricard dit : « Cette présence éveillée est toujours là ». Certains diront que je cherche la petite bête ; mais il me semble que Matthieu Ricard parle là d'une entité éternelle qui demeurerait au fond de nous. Comme le Soi, l'Atman des hindouistes. Ce qu'il y a en nous au plus profond, c'est l'esprit d’Éveil ou bodhicitta, c'est-à-dire la part de nous-mêmes qui aspire à l’Éveil et qui cherche encore et encore la véritable nature en nous. Ce n'est pas une entité stable et éternelle au fond de nous-mêmes. Au contraire, c'est élan vers l’Éveil, dynamique qui se renouvelle d'instant en instant. S'il y a une présence éveillée, tantôt elle sera confiance, tantôt elle sera doute. Tantôt elle sera calme, tantôt elle sera énergie. Tantôt elle sera silence, tantôt elle sera parole. Tantôt elle sera joie, tantôt elle sera larme. Tant et si bien que je ne pense pas qu'on puisse dire qu'elle soit toujours là tellement elle aura scintillé sous toutes sortes de formes.


Dès lors, il me semble qu'il vaut mieux ne pas se focaliser sur une hypothétique présence éveillée qui tantôt nous apparaîtra et nous inspirera, tantôt nous échappera comme le fantôme qui passe les murailles de l'existence. Il vaut mieux se focaliser en méditation sur l'attention juste, l'effort de prêter encore et encore l'attention sur ce qui se passe en nous aussi minime cela soit-il. Et par cet effort, laisser l'esprit d’Éveil nous travailler et nous transformer.


Matthieu Ricard nous dit que : « à mesure (...) qu'on devient plus habile, expérimenté, familier, on a la capacité de voir en permanence cette faculté lumineuse de l'esprit qui est derrière toute cette agitation mentale ». Je n'ai certes pas aussi une longue expérience de la méditation que Matthieu Ricard. Néanmoins, cela fait vingt-cinq que je pratique tous les jours la méditation, et durant mes dix premières années de pratique, je méditais entre trois et six heures par jour. Personnellement, je ne vois pas « en permanence » cette « faculté lumineuse de l'esprit ». Il peut m'arriver d'être assailli par des pensées noires et dépressives suite à quelques problèmes au travail ou à des problèmes relationnels, ou autres. Même expérimenté, un méditant peut à certains moments ne sentir aucune « présence éveillée » en lui, mais se sentir plutôt hanté par une présence angoissée, une présence désespérée, une présence apathique ou encore une présence sombre, pleine de ressentiment. Mais j'ai suffisamment d'expérience de la méditation et de ténacité pour ne pas me contenter de ces états dépressifs. Peu à peu, je m'oblige à méditer, je cultive l'attention, et petit à petit, les nuages sombres ont commencé à se dissiper. D'elle-même, la joie revient et remonte à la surface. Je suis toujours fasciné par cette remontée. Votre humeur remonte pas parce que vous l'avez décidé, pas par votre volonté, mais par le laisser-être, le non-agir.


Les textes bouddhiques du Grand Véhicule parlent de la « nature-de-Bouddha » qui résideraient au « fond du fond » de chaque être conscient. Mais je préfère l'expression sanskrite qui traduit cette expression : « tathāgatagarbha », littéralement germe ou matrice (garbha) de l'Ainsi-Allé (tathāgata) où Ainsi-Allé est un terme désignant le Bouddha. On a un germe, une graine de l’Éveil, mais si vous avez une graine d'abricotier, c'est très bien, mais vous n'avez pas d'abricots. Pour avoir des abricots, il faut que la graine se transforme en pousse, qu'elle grandisse et évolue pour devenir un arbrisseau, puis un abricotier qui donnera des abricots. Mais pour cela, il faut toutes sortes de conditions favorables : un lieu où pousser, un terreau fertile, de l'eau, de l'ensoleillement, etc... Nous avons ce germe de l’Éveil en nous, mais il nous faut faire naître les conditions favorables que sont la pratique du Dharma : le terreau des actes positifs, l'eau de la compassion, la lumière de l'attention juste et la chaleur de la joie et de la bienveillance. C'est pourquoi on dit aussi qu'il faut engendrer, produire l'esprit d’Éveil. La présence éveillée est peut-être toujours là, mais à l'état de germe qui ne produira rien comme la graine de l'abricotier qui resterait dans un bocal vide. Il faut l'activer encore et encore : l'esprit d’Éveil n'existe que dans la dynamique de son surgissement dans l'instant présent.


Matthieu Ricard nous explique que la présence éveillée est la « réalité ultime du contemplatif ». C'est certainement vrai, mais le contemplatif ne doit pas oublier de créer les conditions de l’Éveil dans la vérité relative et de rendre la vie plus belle. Il y a peut-être de l'or au fond de la mine, mais faut-il encore creuser les galeries pour exploiter le filon. Quand on produit l'esprit d’Éveil de diverses façons dans les moments de sa vie, alors ce germe de l'Ainsi-Allé se réveille et se manifeste comme une présence éveillée, apaisante et réconfortante dans nos vies quotidiennes.






Frédéric Leblanc,
le 11 septembre 2019












P.S. : Ce texte de Matthieu Ricard a été retranscrit par José le Roy sur son blog.
















David Keochkerian - Albuquerque International Balloon Festival, 2010















Sur la méditation de manière générale :





Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir : 

- En compagnie du souffle :  

     









Où méditer ?



cinq obstacles dans la méditation












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3 commentaires:

  1. Merci Bai pour cet article. Je suis retourné d'une semaine de retraite pas très très loin qui m'a fait le plus grand bien. Cette histoire de présence éveillée me fait justement penser que c'est par ce terme qu'est remplacé, depuis quelques temps dans les explications concernant les méditations sur les yidams, le terme "visualisation", qui peut porter à équivoque, les pratiquants débutants s'escrimant à former une sorte de projection d'image mentale dans l'espace comme si c'était quelque chose de figé, solide et réel. A défaut de "visualiser" de cette manière qui n'est manifestement pas adaptée, les enseignants préfèrent plutôt parler de ressentir la présence éveillée, de Tchenrézi par exemple, éventuellement en l'imaginant mais pas la peine selon eux d'en faire un objet extérieur solide. Le terme "imaginer" m'avait toujours semblé plus adéquat que "visualiser" même si dans "imaginer", il y a bien image, mais, bon, on imagine assez facilement quelqu'un que l'on connait par exemple sans pour autant visualiser dans le détail ses traits précis, ses habits ou même sa position. Peut-être des méditants plus avancés visualisent-t-ils plus fidèlement et stablement les yidams mais il me semble bienvenu de parler de ressentir la présence éveillée. Au sujet de cette présence, quelque chose m'interroge dans ce que tu dis car j'ai toujours compris que cette présence éveillée, la bouddhéité en somme, était la nature profonde de l'esprit et qu'il n'y avait pas à l'atteindre mais plutôt à la dévoiler, ce qui passe par un certain travail comme cultiver la compassion et autres paramitas mais pas comme si c'était en vue d'un changement d'état mais plutôt comme une reconnaissance de la vraie nature de l'esprit. C'est en ce sens que Mathieu Ricard dit que la présence éveillée est toujours là, non ? Seulement, elle est plus ou moins voilée et parfois on ne la voit même plus, un peu comme quand l'océan est tellement agité que l'on confond la mer avec les vagues agitées de surface alors qu'en dessous, c'est finalement très calme. En te lisant, j'ai l'impression d'un truc à atteindre mais j'ai peut-être pas compris clairement (?)

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  2. Degun, tu mets le doigt sur un problème fondamental au sein de la philosophie bouddhiste, en particulier dans le Grand Véhicule.

    Je n'ai pas le temps pour l'heure d'apporter une réponse fournie. Mais le fais le plus tôt possible.

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  3. Merci pour cet article

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