Récemment, j'ai posté l'acte I, scène I du Misanthrope de Molière. En mettant en lien ce texte sur Facebook, j'ai eu le dialogue qui suit. La question est de savoir si le débat entre Alceste et Philinte est uniquement une question de franchise et d'authenticité, ou si Alceste y associe une dimension morale d'intégrité et d'honnêteté à la franchise que nous nous devons d'avoir avec nos contemporains. Evidemment, cela heurte nos propres conceptions d'intégrité, d'engagement et de militantisme.
Alceste
Je
veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
ne se masquent jamais sous de vains compliments.
le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Alceste importuné par Oronte |
Sara : Je
n'aime pas Molière mais je dois reconnaître qu'il n'avait pas tort
dans ce qu'il disait
moi : En
l'occurrence, Molière présente Alceste comme un homme qui pousse
l'intégrité morale tellement loin qu'il en devient intégriste.
Cette intégrité le pousse d'ailleurs à se brouiller avec tout le
monde et à partir pour le désert à la fin de la pièce parce qu'il
en vient à détester tout le monde ("l'ami du genre humain
n'est point du tout mon fait" dit Alceste) . Jean-Jacques
Rousseau détestait Molière par ce qu'il se moquait et ridiculisait
(selon lui) Alceste. Évidemment, Rousseau trouvait que c'était la
société qui nous rendait mauvais et que la culture corrompait l'âme
de l'homme qui vit au contact de la Nature, le "bon sauvage".
Sara :
Franchement, je suis d'accord avec lui et ce n'est pas parce que
je déteste Molière ou que j'aime assez Rousseau. Je le rejoins dans
beaucoup de ses raisonnements
moi : Ce que
je trouve génial chez Molière, c'est la façon dont il agence le
débat entre Alceste et Philinte. Alceste représente l'intégrité
et le parler-vrai jusqu'à devenir psycho-rigide et cassant avec tout
le monde. Philinte représente la sociabilité et les bonnes manières
qui s'accommodent des défauts des autres pour ne pas faire de vagues
et ne pas enrayer les rouages de la société. Pour Philinte, on ne
peut pas toujours dire toute la vérité à tout le monde, sous peine
de se froisser avec tout le monde. Si Molière donne raison in fine à
Philinte, Alceste reste néanmoins le personnage le plus fascinant de
la pièce par sa radicalité.
Sara :Je ne
l'ai pas lue mais je donnerais raison aux deux: c'est sûr qu'il faut
savoir faire preuve de retenue et s'adapter à la situation mais ce
n'est pas pour autant que tu dois ramper devant ton interlocuteur et
trahir tes valeurs
Gaël : Dans
le texte en lien, je n'ai pas repéré de référence à l'intégrité.
Il oppose plutôt authenticité/franchise et bonne manière/politesse.
Molière en vient-il à un moment à en parler clairement dans sa
pièce? En effet, l'intégrité, me semble-t-il est lié à un
engagement (commitment) et serait plutôt à opposé au carriérisme
et toutes les entorses (hypocritement camouflées certes) faits à
cet engagement et ce jusqu'à aboutir au non-sens. Dans ce sens, être
intègre et respectueux des bonnes manières est possible.
moi : Pour
Alceste, la franchise est la condition absolument nécessaire pour
être intègre. Si tu es courtois, tu ne critiqueras pas frontalement
les gens que tu trouves détestables; et c'est bien là le problème
(aux yeux d'Alceste): par tes concessions dues à la courtoisie et
les bonnes manières, tu laisseras proliférer les traîtres, les
mesquins et les hypocrites. Alceste :
« et je hais tous
les hommes :
les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
et les autres, pour être aux méchants complaisants,
et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses5 h
que doit donner le vice aux âmes vertueuses ».
les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
et les autres, pour être aux méchants complaisants,
et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses5 h
que doit donner le vice aux âmes vertueuses ».
Dans la scène II, Alceste se dispute avec Oronte
parce qu'il dit à Oronte que les vers qu'il vient d'écrire sont
nuls à chier (il ne le dit pas comme ça, puisqu'il le dit en
alexandrins, mais l'idée y est). Oronte lui intente un procès à
cause de cela. Philinte, lui, avait bien veillé à dire du bien des
vers d'Oronte. Pour Alceste, cela revient à encourager la pédanterie
d'Oronte, donc à ne pas être intègre puisqu'on se range du côté
des pédants et des hypocrites.
Gaël : Dans
les extraits que tu cites, il parle effectivement de la vertu et
l'intégrité a bien un lien avec la vertu, mais je ne pense pas que
ce soit du concept d'intégrité dont il parle. Exemple concret, je
pense qu'un militant peut être intègre dans sa pratique,
c'est-à-dire que ce qu'il défend correspondra à ce qu'il croit,
sans que nécessairement il n'en devienne asocial pour la cause. Il
me semble que l'intégrité est encore autre chose, peut-être fort
proche, mais elle ne recouvre pas exactement ce dont il est question
dans le texte. Maintenant, à ta charge, qui vole un œuf vole un
bœuf et qui est capable de mentir sans honte aura certainement très
facile de mettre à dure épreuve son intégrité lorsque ses petits
intérêts sont en jeu...
Il écrit le mot intègre
dans l'acte II ? Je ne voix pas dans cette situation un rapport à
l'intégrité, mais à la franchise, éventuellement la flatterie,
mais il me semble que l'intégrité est autre chose. En fait
l'intégrité est plus une histoire de concordance entre les choix
d'une part et les croyances, l'idéologie d'autres part d'une
personne, que de "prévenance sociale" (ou lèche-cuterie).
moi : Bien
entendu, on n'est pas obligé d'être aussi radical qu'Alceste; et on
peut se demander s'il est vraiment possible de toujours dire la
vérité. D'ailleurs, c'est tellement invivable pour Alceste qu'il
part dans le désert à la fin... Je pense que, pour Alceste, tu
manques d'honnêteté et donc d'intégrité si tu es courtois avec
des gens méchants ou hypocrites. Par exemple, tu travailles dans une
entreprise où tes collègues et tes supérieurs médisent les uns
des autres. Pour Alceste, tu ne dois pas être poli et courtois avec
eux, car sinon tu encourages toutes ces mesquineries, tu dois
frontalement les critiquer!
Gaël : Si
Philinte à un moment exprime clairement ce qu'il croit et qu'il agit
contrairement à la ligne qu'il s'est construite (par exemple qu'il
est athée et qu'il s'acoquine les catholiques en arborant moult
crucifix et en leur déclarant haut et fort qu'il est le plus fervent
admirateur du Christ) ; alors oui, c'est d'intégrité qu'il
s'agit, sinon, c'est juste une flagorneries de bon aloi.
moi : Mais ta
position qui est d'opposer engagement intègre contre carriérisme
est tout à fait respectable et même louable ! Seulement elle ne va pas aussi loin que la position d'Alceste qui est un refus de toute
compromission. Et c'est pour ça que le débat entre Alceste et
Philinte est aussi passionnant sur un plan philosophique.
Gaël : je
considère que certains militants de ma connaissance sont des
personnes intègres, et cela ne les empêche pas d'être sociables.
Il est juste par rapport à ses idées. Cela ne l'empêche pas de
rester poli quand il croise "l'ennemi".
moi :
Philinte est un bon gars dans la pièce de Molière. Mais il
est prêt à quelques "flagorneries de bon aloi" comme tu
dis pour vivre en société. Et c'est bien ce que lui reproche
Alceste qui lui conseille d'aller se pendre après quelques mots de
courtoisie à un quasi-inconnu. Pour Philinte, vivre en société
exige "d'arrondir les angles" et de ne pas toujours dire la
vérité toute crue à ses interlocuteurs.
Gaël :, en
même temps je me rends compte que ma vision de l'intégrité est
aussi très héritière de ma période punk hardcore et Ian Mc kay
(minor threat) dont l'intégrité et la gentillesse sont reconnus de
tous... Ce dont tu parles c'est l'antagonisme franchise/hypocrisie,
pas d'un engagement et d'acte en rapport à cet engagement, qui pour
moi définissent l'intégrité. Par exemple, un groupe de rock qui va
jouer du rock pur et dure et qui restera fidèle à ce rock pur et
dure est intègre, par contre, ceux qui vont aseptiser leur musique
pour passer sur mtv et à la radio ne le sont pas. C'est, me
semble-t-il, à un autre niveau que cela se joue.
moi : J'ai
l'impression que tu me vois en défenseur intégral d'Alceste! Je ne
remets en question ni ton intégrité, ni celle des personnes que tu
cites. Pour ma part, je pense qu'on peut effectivement être intègre
et ne pas hurler tout ce qu'on pense au moment où on le pense. On
peut être militant intègre et pas misanthrope pour un sou. La
position d'Alceste est, à mes yeux, intenable. Mais ce que je
trouve fascinant, c'est le débat proprement dit entre Alceste et
Philinte, et la façon dont Alceste interroge brutalement notre
rapport à la normalité sociale qui exige de ne pas toujours dans la
franchise la plus totale. Mais ce n'est certainement pas pour imposer
Alceste comme la voix de la Vérité qu'il faudrait entendre à tout
prix!
moi :
Maintenant, il y a quand même un parallèle qui peut être fait avec
la musique punk et la musiqe mainstream. Faut-il faire un son qui va
plaire aux oreilles ou une musique sans concession pour critiquer ce
qui est intolérable dans la société ? En '78, peut-être
qu'Alceste aurait été punk tout compte fait. Alceste Vicious.
Gaël : Cela
fait plusieurs posts que je me demande si nous nous comprenons et je
m'aperçois qu'effectivement, loool, nous ne nous comprenons pas. En
fait, je ne parle pas d'Alceste et de Philinte, mais du concept, du
mot utilisé dans l'analyse que tu en fais. Schématiquement, il y a
un dialogue et tu en propose une analyse. Dans cette analyse tu fais
intervenir un concept et moi, je ne suis pas sûr qu'il recouvre
parfaitement la situation décrite dans le texte de Molière.
Justement (c'est un peu
pointu, mais soit), par rapport aux punks de la première vague, les
"coreux" ont choisi de ne plus se situer dans
l'autodestruction et la provocation. En général, ils fondent des
familles et travaillent de manière tout à fait classique et
standard. Ils sont plus sociables, plus intégrés aussi. Cela
n'entache en rien leur intégrité dans leur manière de jouer leur
musique, la diffuser et de servir leurs idées de manière, parfois,
très... heu.... intégriste (reproche souvent porté par les crusts,
qui ont, eux par contre choisi de rester dans l'auto-destruction.)
Effectivement, Alceste
est une espèce de punk première vague ou de crust loool
La question entre Alceste
et Philinte finalement est plus une question de refus (révolte
contre) ou acceptation des normes sociales avec l'hypocrisie qui y
est lié.
moi : Si , il
y a bien un concept d'intégrité ou d'honnêteté qui est en jeu. Ce
que tu ne vois pas, c'est la radicalité d'Alceste, si tu n'es pas
dans la franchise totale, tu n'es pas dans l'honnêteté ou
l'intégrité morale (toujours selon Alceste). Si tu ne dis pas toute
la vérité, tu vas être complaisant avec les menteurs, les
hypocrites, les carriéristes, les beaux parleurs, tous les
puissants, bref tous les salauds et les salopards. Cela c'est manquer
d'intégrité selon la conception très rigoriste d d'Alceste.
Maintenant, cette conception n'est pas du tout la mienne. La position
d'Alceste est trop radicale. Et je ne conteste pas ta conception de
l'engagement versus carriérisme. Ce qui m'intéresse
philosophiquement dans l'acte I, scène I du Misanthrope, c'est de me
demander: "Et si je disais toute la vérité?" Par exemple,
dans l'enseignement, j'ai rencontré des directeurs d'établissement
qui était de vrais salopards, je n'ai pas été complaisants avec
eux, mais je n'ai pas été non plus d'une franchise totale : je n'ai
pas dit devant eux tout ce qui n'allait pas avec eux. J'imagine
Alceste qui me reprocherait (et pas complètement à tort) de ne pas
m'opposer frontalement à un système nocifs tant pour les profs que
pour les élèves. Mais si je l'avais fait, probablement que je ne
serais plus enseignant à l'heure où j'écris ces lignes. Peut-on
être franc dans un milieu où les coups bas abondent? La position de
Philinte est celle du bon sens, modéré en toutes choses, mais qui à
force de compromis risque de manquer de courage pour changer les
choses. La position d'Alceste, elle, est intenable, à moins d'aller
vivre dans le désert. Philosophiquement, le débat Alceste/Philinte
est effectivement le débat du refus ou de l'acceptation des normes
sociales avec l'hypocrisie qui y est lié, comme tu le dis.
Pour Philinte, il faut
accepter une part d'hypocrisie pour vivre en société :
« Il faut, parmi le
monde, une vertu traitable ;
à force de sagesse, on peut être blâmable ;
la parfaite raison fuit toute extrémité,
et veut que l' on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
heurte trop notre siècle et les communs usages ;
elle veut aux mortels trop de perfection :
il faut fléchir au temps sans obstination ;
et c' est une folie à nulle autre seconde
de vouloir se mêler de corriger le monde.
J' observe, comme vous, cent choses tous les jours,
qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours ;
mais quoi qu' à chaque pas je puisse voir paroître,
en courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
j'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ;
et je crois qu'à la cour, de même qu' à la ville,
mon flegme est philosophe autant que votre bile ».
à force de sagesse, on peut être blâmable ;
la parfaite raison fuit toute extrémité,
et veut que l' on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
heurte trop notre siècle et les communs usages ;
elle veut aux mortels trop de perfection :
il faut fléchir au temps sans obstination ;
et c' est une folie à nulle autre seconde
de vouloir se mêler de corriger le monde.
J' observe, comme vous, cent choses tous les jours,
qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours ;
mais quoi qu' à chaque pas je puisse voir paroître,
en courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
j'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ;
et je crois qu'à la cour, de même qu' à la ville,
mon flegme est philosophe autant que votre bile ».
Philinte n'a pas le
sentiment, contrairement à Alceste, qu'on puisse les gens et la
société. Il faut apprendre à supporter les gens comme ils sont et
souffrir leurs défauts.
Mais encore fois, aucun
jugement de ma part. La conception de l'intégrité chez Alceste va
beaucoup trop loin. Philinte dans la pièce est un ami intègre et
loyal avec qui Alceste est particulièrement injuste et sévère. Il
est même franchement insupportable ! Alceste, en liant
franchise totale et moralité, se met à juger tout le monde et à
maudire l'humanité toute entière. Faut-il donc privilégier
philosophiquement le flegme de Philinte ou la bile acariâtre
d'Alceste? C'est la question que pose Molière avec génie et
légèreté..
Molière nous pousse à considérer que la vie en société implique toujours une dose de mensonge, de travestissement de la vérité et d'arrondissement des angles quand bien même on a la vocation d'être une personne intègre. Et c'est un apport fascinant que fait Molière à la philosophie dont la prétention est à la base de rechercher la Vrai, la Vérité.
Gaël : C'est
peut-être la signification que j'ai de l'intégrité qui diffère de
celle d'Alceste. Bien sûr j'ai été moult fois hypocrite dans mon
métier d'enseignant, ne disant pas ce que je pense, mais cela
n'empêche pas que ce que j'ai enseigné et la méthode utilisée en
le faisant étaient à ce moment là ce que je croyais être ce qui
devait être fait. Quitte à en m'apercevoir, expérience faite, que
j'étais dans l'erreur. La seule fois où j'ai enseigné une matière
avec laquelle je n'étais pas d'accord, finalement c'est sorti et je
l'ai dit aux étudiants. En cela je suis resté, selon moi intègre,
même si j'ai gardé pour moi que je considérais cette collègue
comme une mytho et cet autre collègue un gros connard.
moi : Il vaut
effectivement mieux garder cela pour soi ! Ce en quoi nous sommes
tous un peu des Philinte... Cela ne nous empêche d'être intègres
pour autant...
Gaël : oui,
le tout est de rester juste, après, faut vivre en société.
Alceste à bicyclette, avec Fabrice Luchini |
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