Épicure
Dans
la Lettre à
Ménécée[1],
Épicure fait l’éloge d’une vie philosophique qui vise le bonheur et une vie
vertueuse qui prend le plaisir pour principe, c’est-à-dire un état dénué de
douleur pour le corps et de tumulte pour l’âme, et non pas une recherche
effrénée des jouissances et du luxe comme une conception grossière de
l’épicurisme a pu le faire penser (et qui existait déjà du temps d’Épicure
puisque celui-ci mentionne cette interprétation erronée dans sa lettre). Or la
prudence (phronésis) nous permet
justement de trouver l’équilibre parfait dans notre vie. Et c’est donc la
qualité la plus haute que nous puissions acquérir : « De tout cela, le principe et le plus grand
bien est la prudence. C’est pourquoi la philosophie est, en un sens plus
précieux, prudence, de laquelle toutes les autres vertus sont issues :
elle nous enseigne qu’il n’est pas possible de vivre avec plaisir sans vivre
avec prudence, et qu’il n’est pas possible de vivre de façon bonne et juste,
sans vivre avec plaisir, car les vertus sont naturellement associées au fait de
vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir est inséparable de ces vertus[2] ».
La prudence oriente donc l’homme sur le chemin du bonheur, et c’est donc la
quintessence de la philosophie, puisque la prudence engendre toutes les vertus
par le plaisir et les plaisirs par la vertu. La prudence pilote ces plaisirs
vers ce but le plus élevé qu’est le bonheur en tant qu’absence de trouble,
ataraxie.
Nous avons là une grande différence
avec Aristote qui considérait lui que le but le plus haut était la
contemplation théorétique grâce à la sophia.
La sagesse pratique ou phronésis ne
venait qu’en second. En effet, la pronésis
restait un but lié à la condition humaine, tandis que la sophia nous faisait partager quelque chose de la condition divine.
Telle n’était pas du tout la conception d’Épicure. Cet homme sage (phronimos)
est supérieur en qualité à l’homme pieux, car il est libéré de la peur de la
mort et du destin (car il sait qu’il pourra toujours répondre aux situations
précaires par son raisonnement) ; et en outre, il brille auprès des dieux
celui qui se distingue par ses vertus de sagesse, qualités qui sont des biens
immortels : « Ces enseignements
donc, et ce qui s’y apparente, mets-les en pratique, en relation avec toi-même,
le jour et la nuit, et en relation avec qui t’est semblable, et jamais tu ne
seras troublé, ni dans la veille, ni dans les rêves, mais tu vivras comme un
dieu parmi les hommes. Car il ne ressemble en rien à un animal mortel, l’homme
vivant dans les biens immortels[3] ».
Dans les Maximes Capitales, on retrouve sensiblement le même principe :
« Il n’est pas possible de vivre
avec plaisir sans vivre avec prudence, et il n’est pas possible de vivre de
façon bonne et juste, sans plaisir. Qui ne dispose pas des moyens de vivre de
façon bonne et juste, celui-là ne peut pas vivre avec plaisir[4] ».
Plaisirs et vertus sont mutuellement liés, et la vie de plaisirs dépend
intimement de la vie de sagesse, puisque la vie de sagesse engendre la vertu.
« Faiblement sur le sage, la fortune s’abat : le raisonnement a
ordonné les éléments majeurs et vraiment capitaux, et tout au long du temps
continu de la vie les ordonne et les ordonnera[5]. »
Le sage est moins marqué par le sort que l’homme ordinaire, parce qu’il est en
mesure de réagir beaucoup plus positivement, étant donné qu’il a cultivé toute
sa vie des raisonnements qui lui permettent de faire face aux situations
difficiles et de ne pas être désemparé. Toute sa vie, le sage ordonne ce qui
est essentiel dans la vie, ce qui lui confère une force vitale et une confiance
quasiment divine dans l’existence.
« Parmi les choses dont la sagesse se munit en vue de la félicité toute
entière, de beaucoup la plus importante est la possession de l’amitié (philia)[6]. » Apprécier
les bonheurs de la vie, c’est savoir partager ces bonheurs avec les autres.
L’amitié est éminemment précieuse pour jouir de cette vie. La sage sait
reconnaître la mésentente et les mesquineries qui peuvent diviser violemment
les hommes, et les dissiper, parce qu’il sait que rien ne vaut l’amitié, la
solidarité et la fraternité entre les hommes. Le rôle divin de la sagesse est
donc aussi de vaincre les haines, les préjugés, les obscurantismes, les
fanatismes pour que rayonne l’amour et la bienveillance en notre monde, comme
si le monde allait être changé d’en bas dans un élan de fraternité entre tous
les hommes, et non d’en haut par les puissants de ce monde. Emblématique de
cette état d’esprit est cette maxime des Sentences
Vaticanes : « L’amitié fait
sa ronde autour du monde tel un héraut nous éveillant tous afin que nous puissions
nous dire bienheureux ».
[1] Diogène Laërce, « Vie et doctrine des philosophes illustres », Livre X
(Epicure), 122-135, pp.1308-1314, Paris, 1999.
[2] Diogène Laërce, ibid., 132, p. 1312.
[3] Diogène Laërce, ibid., 135, p. 1314.
[4] Diogène Laërce, ibid., maxime V, 140, p. 1318.
[5] Diogène Laërce, ibid., maxime XVI, 144, p. 1319.
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