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dimanche 23 novembre 2014

Obscurcir cette obscurité

Le Tao que l'on tente d'énoncer n'est pas le Tao lui-même ;
le nom qu'on veut lui donner n'est pas son nom adéquat.

Sans nom, il représente l'origine de l'univers ;
Avec un nom, il constitue la mère de tous les êtres.

Par le non-être, saisissons son secret ;
Par l'être, abordons son accès.

Non-être et être sortent d'un fond unique
Ne se différencient que par leurs noms.
Ce fond unique s'appelle Obscurité.

Obscurcir cette obscurité,
Voilà la porte de toute merveille.

Lao-Tseu, Tao-Të King, I
(En pinyin : Laozi, Dàodéjīng , I)









    L'ouverture du « Livre de la Voie et la Vertu » , le Tao-Tö King (ou Dàodéjīng en pinyin, la transcription officielle des caractères chinois, 道德經). Ce livre est un des textes fondateurs de la philosophie taoïste. Lao-Tseu entame sa réflexion en évoquant le « Tao », , un terme qui signifie simplement la voie, le chemin. En pinyin, le terme sera plutôt retranscrit Dào; mais comme le mot «Tao » s'est imposé dans la langue française, on préferera cette retranscription, même si le pinyin tend à s'imposer de nos jours.

    Lao-Tseu commence donc par cette idée que le Tao ou Voie que l'on peut exprimer n'est pas le véritable Tao. On retrouve là l'idée mystique que l'on ne peut exprimer avec des mots et des phrases l'absolu qui, chez les taoïstes, est conçu comme voie, chemin pour nous aider à nous en faire une idée, mais qui échappe fondamentalement à tout mot ou tout concept. « Le Tao que l'on tente d'énoncer n'est pas le Tao lui-même ». Si on essaye de caractériser le Tao, la Voie, tous les mots, tous les noms se révéleront inefficaces à décrire cette réalité absolue. La conscience doit se départir de tous ces noms, ces mots, ces déterminations que le mental fait tout le temps pour comprendre et rendre compréhensible le monde qui l'entoure.

    Pourtant, les mots, les noms, les déterminations sont inévitables au niveau relative, dans la réalité quotidienne, notre expérience tangible. C'est pourquoi Lao-Tseu ajoute : « Sans nom, (le Tao) représente l'origine de l'univers ;
Avec un nom, il constitue la mère de tous les êtres ».
C'est là que la métaphysique taoïste se développe et prend son essor : au-delà des mots, des noms, des dénominations, le Tao est l'origine de toutes choses. Mais dès lors que l'on nomme, qu'on l'énonce, qu'on le pense, le Tao est la mère de tous les êtres. Sans nom, le Tao est un espace vide qui permet au monde d'apparaître ; avec un nom, il est l'être qui engendre tous les êtres. La réflexion ontologique sur l'Être passe dans le taoïsme par la capacité de l'homme à nommer les choses et les conceptualiser. C'est par notre tendance à nommer les choses qui fait passer le non-être à l'Être. Par les mots et le langage qu'il soit parlé, écrit ou même et surtout pensé, le non-être s'incarne dans l'être.

    On peut donc aborder l'existence par ses deux facettes : par le non-être ou par l'être. On peut accéder à l'être par la compréhension rationnelle dans laquelle les philosophes et les scientifiques se sont engagés depuis des siècles afin d'avancer progressivement dans l'explication du monde et des phénomènes naturels. Mais l'autre versant de l'existence, le versant continuellement ombragé comme l'ubac des montagnes, c'est le non-être qui ne peut être compris rationnellement par des noms et des définitions philosophiques ou scientifiques, mais dont le secret doit humblement être approché par l'intuition mystique pour toucher au mystère ultime de l'existence.


Chauve-souris en vol, Yashô 1782-1825,
Ashmolean Museum, Oxford

    Ce mystère de l'existence consiste en un « fonds unique » dont procèdent l'être et le non-être et que Lao-Tseu appelle « Obscurité ». Tous les philosophes ou les scientifiques tenteraient de percer à jour cette Obscurité pour la comprendre et l'appréhender rationnellement. Ils activeraient la puissance de réflexion de leur mental pour concevoir le problème existentiel sous-jacent, pour tenter de le circonscrire selon les « lumières de la Raison » pour reprendre une expression bien connue de la philosophie occidentale qui a même défini un temps particulièrement glorieux dans le progrès de cette esprit rationnel : « le siècle des Lumières ». Contemporains aux premiers penseurs taoïstes, les penseurs confucéens avaient eux aussi une conception particulièrement volontariste de l'esprit humain : l'homme peut agir afin d'apprendre et d'étudier les savoirs et les sciences afin de comprendre le monde et de contribuer activement à l'harmonie de ce monde1.

    Lao-Tseu prend à rebrousse-poil cette attitude volontariste de comprendre le monde et d'apporter sa « lumière » au monde :
« Obscurcir cette obscurité,
Voilà la porte de toute merveille ».

    Obscurcir cette obscurité : au lieu de vouloir comprendre le non-être avec les méthodes qui prévalent pour comprendre l'être, Lao-Tseu inverse la tendance. Il abandonne l'attitude qui nous semblerait relever du bon sens : au lieu de combattre l'obscurité, ce que nous faisons en permanence, quand on est tout seul dans le noir, que fait-on ? On cherche, on tâtonne fébrilement pour trouver l'interrupteur, un briquet ou une bougie. Non, Lao-Tseu s'abandonne plutôt au non-agir. Il ne tente pas de fuir l'obscurité, les ténèbres de l'ignorance ; non, il habite cette obscurité. Il s'imprègne de cette zone de non-savoir dans notre mental. Qu'a-t-elle à nous dire ? Ou que ne nous dit-elle pas ? Quels sont les éclairs d'intuition qui zèbrent notre ignorance et notre idiotie ? Quelle fertilité manifeste ce champ obscur de notre inconscient ? Tel est le positionnement de Lao-Teu.








1A propos de l'apprendre et de l'étude dans la pensée de Confucius et de ses grands disciples Mencius et Xunzi, voir « Un débat pédagogique dans le confucianisme antique ».




Voir aussi de Laozi (Lao-Tseu) :

Décroissance & non-agir


Et de Zhuangzi (Tchouang-Tseu), autre grand penseur du taoïsme: 

le bonheur des poissons

le rêve du papillon


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

1 commentaire:

  1. Je sais pas qui vous êtes et c'est sans importance pourtant je suis heureuse de vous trouver sur mon chemin. Bon soir vous et encore merci pour tout.

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