La douleur d’un Arahant
Dialogue entre le roi indo-grec Milinda (Ménandre) et le moine bouddhiste Nāgasena.
« Vénérable
Nāgasena,
vous dites, toi et tes pareils, que l’Arahant éprouve uniquement
des sensations physiques, non pas mentales. Est-ce à dire qu’il
est sans autorité, ni maîtrise sur son corps, qui est le soutien
grâce auquel procède sa pensée ?
-
Oui, ô roi.
-
Il est tout de même contradictoire, vénérable, qu’il n’ait pas
d’autorité sur son corps grâce auquel procède sa pensée, alors
qu’un simple oiseau exerce son autorité, sa maîtrise, son
contrôle sur le nid qu’il habite !
-
Ô roi, dix phénomènes inhérents au corps le pourchassent, et
suivent continuellement ses mouvements tout au long du devenir. Quels
sont-ils ? Ce sont le froid, la chaleur, la faim, la soif,
l’excrétion, la miction, l’apathie ou torpeur, le
vieillissement, la maladie et la mort. L’Arahant n’a ni autorité,
ni maîtrise, ni contrôle sur eux.
-
Pourquoi le pouvoir et l’autorité de l’Arahant ne s’exercent-ils
pas sur son corps ? Dis m’en la raison, Vénérable.
-
Ô roi, représente-toi les êtres qui, ayant la terre pour soutien,
s’y meuvent, y demeurent et y vaquent à leurs affaires, tous tant
qu’ils sont : leur pouvoir et leur autorité s’exercent-ils
sur elle ?
- Non, Vénérable.
-
De même que la pensée de l’Arahant procède avec le soutien de
son corps, son pouvoir ne s’exerce pas sur lui.
-
Vénérable, pour quelle raison l’homme du commun éprouve-t-il des
douleurs mentales aussi bien que physiques ?
-
Du fait que sa pensée n’est pas entraînée. De même qu’on peut
attacher un bœuf affamé et tremblant par les minces cordes de
paille sans solidité, ni résistance, ou par une liane, mais qu’il
s’échappe en entraînant sa longe dès qu’il est irrité, de
même, chez l’homme dont la pensée n’est pas entraînée,
celle-ci est irritée par les sensations qui se produisent ; son
corps se met à gesticuler, à se contorsionner en tous sens, et
voilà qu’il tremble et hurle et pousse des cris d’épouvante.
Voilà pourquoi l’homme éprouve des douleurs mentales aussi bien
que physiques.
-
Et pour quelle raison l’Arahant éprouve-t-il uniquement des
douleurs physiques, non pas mentales ?
-
La pensée de l’Arahant est dûment entraînée, bien domptée,
docile, obéissante. Atteint par la douleur, il s’accroche
fermement à l’idée d’impermanence, et attache sa pensée au
poteau de la concentration : ainsi attachée, elle ne s’agite,
ni ne tremble, mais reste stable et immuable. Toutefois son corps
gesticule et se contorsionne en tous sens, sous l’effet du
rayonnement de la douleur. Voilà pourquoi l’Arahant n’éprouve
que des douleurs physiques.
-
Vénérable Nāgasena,
que la pensée ne s’agite pas en même temps que le corps, voilà
un sujet d’étonnement de par le monde ! Dis m’en la raison.
Steve Highfield, 2008. |
-
Ô roi, imagine qu’une branche s’agite sur son arbre majestueux
dont le tronc, les branches, le feuillage sont parfaitement
développés : le tronc va-t-il donc s’agiter lui aussi ?
-
Non, vénérable.
-
De même, lorsque l’Arahant est atteint par la douleur, son corps
se contorsionne sous l’effet du rayonnement de cette douleur, mais
sa pensée ne s’agite, ni ne tremble, tel le tronc de l’arbre
majestueux.
-
C’est étonnant, vénérable Nāgasena! C’est extraordinaire ! Jamais encore je n’ai vu briller
ainsi en permanence la lampe de la doctrine !
Commentaire de ce texte ici.
Les entretiens de Milinda et Nâgasena, traduit par Edith Nolot, Gallimard/Connaissance de l’Orient, Paris, 1995, pp. 203-204.
Nāgasena |
Textes de Nāgasena :
- L'équanimité de l'Arahant
Et les commentaires de ces textes :
« Qui suis-je ? » est une des plus anciennes questions de la philosophie. Nous avons la tendance naturelle à postuler un sujet connaissant, un « je », un « moi », un « ego », peu importe comment on l'appelle, qui serait à la base de toutes nos perceptions du monde environnant et de notre expérience intime de la vie. Le roi Milinda, dans le célèbre ouvrage bouddhiste, « Les questions de Milinda à Nāgasena » (Milinda Panha), défend l'idée d'un sujet connaissant toujours identique qui percevrait le monde tout comme le même homme percevrait le monde à partir des différentes fenêtres d'une même tour. Le moine bouddhiste Nāgasena déconstruit cette croyance en un sujet connaissant permanent qui serait sous-jacent à la perception de nos six sens et à notre connaissance du monde.
On se représente toujours le Sage comme un être imperturbable, baignant dans la béatitude et une souveraine sérénité, toujours absolument maître de lui-même, contrôlant tout son être par la puissance de son esprit. Cette image, on la retrouve dans l’imaginaire spirituel indien, mais aussi dans la philosophie antique gréco-romaine. Est-ce une image correcte ?
Un Arahant ressent toujours les sensations physiques, même s'il est délivré des sensations mentales. Il est donc encore soumis à la douleur physique. Pourtant il n'aspire pas à quitter ce monde et attend son heure tranquillement. Pourquoi ?
Pour Nāgasena, la personne que nous avons été dans une vie précédente n'est ni autre, ni identique à nous-mêmes. Nāgasena prend l'exemple de notre propre vie : quand on était bébé, étions-nous la même personne qu'aujourd'hui ? Cela semble difficile à croire : nos capacités ne sont pas du tout la même, notre apparence physique a complètement changé, nos pensées ne sont pas les mêmes. Pour autant, on ne peut pas dire non plus qu'on soit complètement différent de quand on était bébé. Cela voudrait dire que l'on n'aurait pas été ce bébé à un moment de notre vie. Ce bébé que nous avons été n'est ni autre, ni identique à nous-mêmes. Il est un moment de notre continuum d'existence.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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