Quand
on s’intéresse de près au traitement réservé aux animaux dans
les élevages industriels et les abattoirs modernes, on ne peut être
qu’horrifié, si on fait preuve d’un tant soit peu de sensibilité
et d’humanité, par la cruauté et la violence organisée dont font
preuve les hommes à l’égard des animaux. Cet enfer et cette
tuerie froidement organisés dans un logique industrielle ne manque
pas de glacer le sang. Beaucoup de défenseurs de la cause animale
ont fait alors un rapprochement avec ce que les nazis ont pu faire
endurer aux Juifs, aux Tziganes, aux communistes et aux marginaux
qu’ils envoyaient dans les camps de concentration et
d’extermination. Même logique implacable, même perte méthodique
de la sensibilité humaine, même détermination sourde à tous les
appels du cœur. Certains peuvent se sentir choqués de ce
rapprochement comme si cela rabaissait les Juifs, les Tziganes, les
homosexuels ou les prostituées au rang d’animaux. Mais, en
réalité, les premières personnes à faire ce rapprochement ont été
des rescapés des camps.
Ainsi,
Lucy, juive et rescapée des camps, qui a vu ses deux sœurs abattues
devant ses yeux par les SS, explique :
« J’ai
été hantée toute ma vie par les images de la Shoah, et il ne fait
aucun doute que j’ai été attirée par le droit des animaux en
partie à cause des similitudes que je sentais entre l’exploitation
institutionnalisée des animaux et le génocide nazi
1 ».
Autre
témoignage célèbre, celui de l’écrivain juif Isaac Baschevis
Singer qui, dans un de ses nouvelles, déclare :
« Que
savent-ils, tous ces érudits, tous ces philosophes, tous les
dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu’un comme toi ?
Ils se sont persuadés que l’homme, l’espèce la plus pécheresse
entre toutes, est au sommet de la création. Toutes les autres
créatures n’auraient été créées que pour lui procurer de la
nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées.
Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les
animaux, la vie est un éternel Treblinka 2 ».
« Éternel
Treblinka »
est d’ailleurs le nom que Charles Patterson a donné à son essai
où il met en lumière la filiation et les liens entre l’univers
concentrationnaires des nazis et les abattoirs modernes ainsi que les
élevages industriels. « Éternel
Treblinka »
est un ouvrage dont la lecture est particulièrement éprouvante,
mais très éclairant sur ce sujet pénible qu’est l’exploitation
animale moderne. Il faut savoir que les nazis ont tout à fait
consciemment imité le modèle des abattoirs de Chicago pour créer
les camps d’extermination au nom désormais lugubre comme
Auschwitz, Treblinka, Sobibor ou Mauthausen. Les nazis ont
systématiquement réduit les individus au rang d’animaux :
« vermines », « rats », « cancrelats »,
etc…. Un classique dans la logique génocidaire.
Patterson
a donc tracé des parallèles et des similitudes frappantes entre les
deux logiques : celle des camps de la mort et celle de
l’exploitation industrielle des animaux. Et les militants pour la
libération animale ne se sont jamais privés de souligner en gras le
caractère « nazi » du massacre des animaux dans les
abattoirs et de la vie infernale qui leur est réservé dans les
élevages industriels.
Néanmoins,
ce rapprochement ne va pas sans susciter le malaise et la réprobation
dans une grande partie de la population, voire carrément le dégoût
et l’indignation. En rapprochant ces deux logiques, ne
rabaisse-t-on justement pas les Juifs et les Tziganes au rang
d’animaux comme le faisaient les nazis ? Est-ce qu’on ne
touche pas au caractère sacré de la vie humaine ? Et par
là-même, est-ce qu’on n’amoindrit le sentiment d’horreur et
d’abomination qui doit prendre tout être humain doué de
conscience morale dès lors qu’on évoque la mémoire des camps
d’extermination ?
Matthieu
Ricard consacre justement un chapitre de son ouvrage « Plaidoyer
pour les animaux 3»
à cette question. Par déférence envers ceux qui ont subi les
différents génocides de l’Histoire, Matthieu Ricard préfère
forger un nouveau mot « zoocide » qu’il définit comme
le fait de mettre systématiquement à mort des animaux en grand
nombre. Il souligne qu’il y a bien des différences irréductibles
entre génocide et zoocide ; mais on ne peut pas non plus nier
les similitudes entre les deux. Tout le dessein de son chapitre sera
donc de détailler ces différences et ces similitudes.
Matthieu
Ricard cite la définition d’un génocide d’êtres humains selon
la Convention des Nations Unies. Un génocide est :
- a) le meurtre des membres d’un groupe
- b) l’atteinte grave à l’intégrité physique et mentale des membres de ce groupe
- c) la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle
- d) des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe
- e) le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe
Il
essaye alors de donner une définition exhaustive du zoocide en sa
calquant sur cette définition des Nations unies. Le zoocide est
donc :
- a) la mise à mort des membres d’un groupe d’animaux
- b) une atteinte grave à l’intégrité physique et mentale des membres de ce groupe
- c) la soumission du groupe à des conditions d’existence pénibles préludant à leur mise à mort programmée
- d) des mesures visant à encourager un maximum de naissances au sein du groupe dans le but d’une mise à mort subséquente
- e) le transfert forcé de la progéniture du groupe à l’écart de leurs géniteurs
On
peut voir que les différences se situent ici au point c
et au point d.
Au point c,
le but n’est pas nécessairement de tuer les animaux. Par exemple,
on maintient en vie les vaches laitières ou les poules pondeuses
tant qu’elles peuvent produire de la nourriture (lait et œufs) ;
de même, on maintient en vie les moutons pour la production de la
laine ou les chevaux tant qu’ils sont en mesure de concourir pour
les courses. Mais une fois qu’ils sont trop vieux, trop malade ou
trop épuisé pour cela, la logique est exactement la même que la
logique génocidaire : leur mort programmée dans les plus brefs
délais.
Au
niveau du point d,
les deux logiques s’écartent sensiblement. Le but n’est
évidemment pas de faire disparaître les vaches et les cochons de la
surface de la terre. On a besoin d’eux pour produire du lait, de la
viande ou du cuir. Il faut donc imposer un système de reproduction
de l’espèce (qui est généralement en lui-même très violent)
pour être sûr que le système d’exploitation se perpétue au fil
des générations, tandis que le génocide vise à éradiquer une
ethnie de la surface du globe.
Ce
faisant, Matthieu Ricard se livre à une analyse plus détaillée des
différences et des similitudes entre génocide et zoocide.
Les
différences
La
valeur de la vie :
Matthieu Ricard admet l’opinion généralement admise selon
laquelle la vie d’un être humain compte plus que celle d’un
animal. Si on voit un être humain et un chien se noyant tous deux
dans un fleuve et qu’on ne peut sauver qu’un seul des deux, on ne
devrait pas hésiter à plonger pour sauver l’être humain.
Toutefois, cet argument de la valeur d’une vie humaine ne devrait
pas être invoqué pour mettre à mort et le torturer sans que cela
soit nécessaire (on peut très bien vivre sans manger de viande ou
de poisson, ni consommer de produits animaux).
La
motivation :
la motivation du génocide est une haine meurtrière à l’égard
d’une ethnie que l’on accable de tous les maux tandis que le
massacre des animaux est motivé par notre avidité et notre
gourmandise, avidité pour une alimentation riche en graisse et en
protéines, avidité pour les plaisirs de déguster des produits
animaux, avidité pour les avantages que confèrent les produits
animaux (se vêtir de cuir ou de laine), avidité aussi pour les
profits économiques colossaux que peuvent rapporter l’élevage, la
pêche et la production de la viande.
Cette
différence de motivation explique la répugnance que beaucoup ont à
comparer génocide et zoocide. D’une part, la volonté de détruire
et d’anéantir la vie, de l’autre, la volonté de se nourrir et
d’assurer la vie. Deux volontés qui se situent sur un plan
complètement différents et que certains voudraient que l’on ne
compare pas. En fait, la motivation d’avidité en vue de profiter
du règne animal doit s’entourer d’une ignorance délibérée et
d’une indifférence complète aux souffrances animales pour se
sentir vierge et innocent en comparaison de la violence génocidaire.
Cela est aidé par nos jugements quant à la valeur de la vie des
humains et des animaux. Si la vie des animaux a moins de valeur que
celle des humains, il devient tentant de penser que leur sort mérite
moins d’attention et que l’on peut se montrer indifférent à
leur destin. Pourtant qu’ils aient moins de valeur ne signifie pas
qu’ils n’ont pas de valeur du tout. Cette combinaison de notre
avidité et de notre indifférence est en soi très problématique ;
et les conséquences catastrophiques dépassent largement le problème
du sort des animaux.
La
finalité :
Le but d’un génocide est d’anéantir un groupe humain tandis que
l’exploitation s’assure de la reproduction des animaux avant de
les massacrer, cela en vue de perpétuer l’exploitation et les
profits qui en découlent.
L’identité
des victimes :
humains d’un côté, animaux de l’autre.
La
représentation des victimes :
les génocidaires tentent toujours de diaboliser les groupes humains
à anéantir ; on les représente comme une menace et on les
réduit à l’état d’animaux nuisibles que l’on peut et que
l’on doit supprimer de la surface du globe. Les animaux, eux, sont
réduits à l’état de choses que l’on possède et dont on peut
faire tout ce qu’on a envie d’eux, indépendamment de ce qu’ils
peuvent ressentir.
La
durée :
un génocide prend fin tout au plus après quelques années quand les
génocidaires sont contrés par d’autres forces militaires ou quand
leur haine meurtrière finit par s’éteindre. Le zoocide lui semble
éternel à moins que les humains ne changent complètement de point
de vue sur les animaux et ne décident d’arrêter cette barbarie.
Le
nombre de victimes :
les génocides ont conduit à la mort de millions de personnes ;
mais le zoocide provoque chaque des centaines de milliards de mort
chaque année sur la terre et dans les mers. L’Homme a établi un
règne de terreur partout sur la Terre qui ne semble pas pouvoir être
freiné ou arrêté dans l’immédiat. Mais devant le nombre de
victimes du zoocide, on est légitimement en droit de se demander
quand va cesser cette tuerie en masse.
Les
façons de réagir :
face à un génocide, la réaction de la communauté internationale a
souvent été désespérément lente. Néanmoins, après plusieurs
années de ce génocide, on finit par réagir et demander ou obliger
à ce que soit mis fin à ce génocide. Dans le cas du zoocide,
aucune réaction de la communauté internationale ne se fait sentir.
Seuls des particuliers et des ONG prennent l’initiative de
protester et de présenter des alternatives à la consommation
animale.
La
mémoire :
on cultive un « devoir de mémoire » à l’égard des
victimes humaines des génocides. Les animaux qui disparaissent dans
les abattoirs disparaissent du même coup dans un oubli total. Qui se
souvient que la côte de bœuf qui se trouve dans son assiette a été
un jour un être vivant doué de sensibilité ?
Les
ressemblances
La
dévalorisation :
en vue de les tuer, on dévalorise humains et animaux. Les humains
sont réduits à l’état d’animaux nuisibles (rats, cancrelats,
vermine) tandis que les animaux sont réduits à l’état de choses,
de produits industriels, de biens de consommation.
Désensibilisation
et dissociation
mentale :
les bourreaux sont encouragés à faire preuve de désensibilisation
et de dissociation mentale à l’égard de leurs victimes afin de
tuer sans éprouver de remords et de cas de conscience, tout en
restant de bons pères de familles et des membres à part entière de
la communauté sociale.
Les
méthodes :
On a déjà dit que les nazis s’étaient largement inspirés des
abattoirs de Chicago pour créer les camps d’extermination. Là où
les abattoirs abattaient en masse des animaux, les camps
d’extermination avaient pour but d’abattre des êtres humains qui
avaient préalablement été relégués au rang d’animal comme des
porcs ou des insectes.
Dans
les deux cas, on voit des êtres sensibles réduits à l’état de
numéro, puis transportés dans des conditions pénibles, sans espace
pour bouger, sans eau, sans nourriture vers des lieux sordides et
sinistres où on les massacrera sans aucune pitié. On essayera de
tirer profit de tout ce qui faisait leur être. Dans les cas des
animaux, on découpe toutes les parties de l’animal pour en faire
de la viande, des vêtements, des chaussures, et l’on retransforme
les parties que l’on devrait normalement jeter en farine animale ou
en gélatine. Dans le cas des humains qui sont passés par les camps
de la mort nazis, tous les biens des victimes étaient récupérés,
y compris les dents en or. Les cendres des morts étaient
reconverties en savon, la peau servait à faire des abat-jours.
La
dissimulation
et l’ignorance
tacite :
dans les cas des humains comme des animaux, on ne veut pas voir
l’horreur. Pendant la seconde guerre mondiale, les gens qui
vivaient à proximité des camps de la mort ont dit qu’ils ne
savaient pas vraisemblablement parce qu’ils ne voulaient pas
savoir. Dans l’Allemagne nazie, on commençait à savoir ce qui se
tramait de terrifiant derrière les murs des camps de concentration,
mais à de rares exceptions près, les Allemands n’ont pas voulu
savoir, parce que cela aurait été trop horrible. Mêmes les Alliés
savaient pour une grande part. Mais l’information est restée
confinée dans les états-majors parce qu’on ne voulait pas
alimenter l’idée que l’on se battait uniquement pour les Juifs.
Les soldats alliés qui sont arrivés dans les camps ont été
effarés par ce qu’ils ont vu.
Dans
le cas des animaux, le zoocide se perpétue grâce à l’ignorance
complice des gens qui mangent de la viande du poisson et des produits
animaux, mais ne veulent pas savoir comment sont traités les animaux
dans les élevages industriels et les abattoirs. On dit souvent que
si les élevages industriels et les abattoirs avaient des murs de
verre, la consommation de viande et de produits animaux chuteraient
considérablement. Mais voilà, les élevages et les abattoirs ont
des hauts murs pour empêcher de voir ce qu’il s’y passe ;
et leur accès est strictement limité aux gens qui y travaillent en
vue de chasser tous ceux qui voudraient témoigner et ramener des
images de ce qu’il se passe réellement dans ces lieux sordides.
Aux Etats-Unis, un militant qui s’introduirait illégalement dans
un élevage ou un abattoir pour filmer des images de la condition
réelle des bêtes encourent de lourdes peines de prison. C’est la
responsabilité des entrepreneurs de ces lieux de mort ainsi que des
politiques qui couvrent ces entrepreneurs pour des raisons
économiques. Mais c’est aussi notre responsabilité parce que nous
préférons ignorer l’ampleur monstrueuse de ce zoocide, cet
Éternel
Treblinka.
2 Isaac Baschevis Singer, « Collected
Stories : Gimpel the fool to the Letter Writer »,
Library of America, 2004.
3
Matthieu Ricard, « Plaidoyer
pour les animaux »,
chap. 7 : « La
tuerie de masse des animaux. Génocide versus zoocide »,
Allary éditions, Paris, 2014, pp. 167-179.
Citations de Matthieu Ricard :
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.
Citations de Matthieu Ricard :
- renouer avec la nature
- s'occuper aussi des animaux
- Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace
Voir aussi le commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
- s'occuper aussi des animaux
- Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace
Voir aussi le commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme ici.
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