Pages

jeudi 28 juillet 2016

La question de la conscience




     Suite à mon article « Réflexions sur le monde végétal – 2ème partie », Sb m'a objecté ceci : « Se servir de la conscience comme critère pour introduire une discontinuité entre le monde animal (et humain) d'avec le végétal ne me semble pas plus pertinent comme si nous pourrions alors tuer et exploiter le monde végétal à défaut des animaux. Je maintiens néanmoins que ces choses volontairement colorés quand ils sont murs qu'on appelle fruits et légumes sont fait pour être mangés par les animaux et les humains. De même l'indien qui ne tue qu'un seul bison pour nourrir toute sa tribu est davantage en harmonie avec la nature que le cow-boy qui tue depuis le train un maximum de bisons pour jouer sans en manger aucun. Là où je veux en venir c'est que l'on peut faire passer les lignes de partage à différents endroits et faire varier les critères à l'infini ».

      Il me semble au contraire que le critère de la conscience est totalement pertinent dans ce débat. Un être pourvu d'une conscience peut expérimenter le plaisir et la douleur. Et cette capacité d'expérimenter le plaisir et la douleur offre de facto un statut de sujet moral à ces êtres si on prend au sérieux une éthique antispéciste. Cette conscience en tant que capacité d'éprouver bien-être et mal-être n'est pas un critère que l'on aurait décidé arbitrairement parmi d'autres pour décider qui on défend et qui on mange, pour tracer une ligne de démarcation. Si je casse un caillou à grand coups de marteau par pure méchanceté envers le caillou, parce que j'ai envie de me défouler et de passer ma colère, la caillou ne réagira pas, cela ne l'affectera pas parce qu'il n'est qu'un objet inerte perdu dans l'univers, sans la moindre conscience d'être un caillou, sans la moindre identité de caillou. Il ne souffrira pas d'être cassé en deux, il ne pâtira pas de ma colère et de mon zèle destructeur. Il n'est donc pas mal de casser un caillou, même pour le simple plaisir de briser des cailloux. Il est mal par contre de couper en deux un cochon ou une vache dans un abattoir parce qu'ils vont souffrir terriblement de cette mise à mort atroce.


   Ce principe est magistralement résumé par Jeremy Bentham (1748-1832), un des fondateurs de l'utilitarisme en Angleterre : « Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être abandonné sans recours au caprice d'un tortionnaire. Il est possible qu’on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de la peau, ou la terminaison de l’os sacrum, sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Quel autre critère devrait tracer la ligne infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales, qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d'un mois. Mais supposons que la situation ait été différente, qu’en résulterait-il ? La question n'est pas « peuvent-ils raisonner? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir? » ».








     Ce passage de Bentham est devenu un véritable slogan pour les antispécistes parce qu'il déplace la ligne de démarcation sur la seule qui fasse véritablement sens : la capacité de souffrir ou non. Si les animaux étaient des machines ou des automates dépourvues de raison et de sensations comme a pu le dire René Descartes dans le Discours de la Méthode, il serait indifférent de les maltraiter et de les exploiter. Mais voilà, ils se trouvent que les animaux souffrent et qu'ils ont conscience de cette souffrance. Pour les antispécistes, on doit tout faire pour éviter cette souffrance dans la mesure du possible. Or nous, les humains, on peut très bien se passer de viande, de poissons et des autres produits animaux. On peut se contenter de manger des produits végétaux qui, eux, sont dépourvus de conscience. C'est donc l'alternative végétale qu'il faut suivre dans son alimentation selon l'éthique antispéciste.

     Les spécistes essayent de se rattacher à d'autres critères pour justifier l'exploitation animale. Comme le dit Bentham, ce sont des critères comme la raison ou le langage que les spécistes pour tracer la ligne de démarcation : « les animaux peuvent-ils raisonner? » ou « peuvent-ils parler ? ». Mais ces critères sont irrationnels. Un bébé raisonne fort mal et ne sait absolument pas parler. Est-il pourtant justifié de le frapper ou de le manger parce qu'il est incapable de raisonner et de parler ? Non, évidemment. Le bébé est un être qui souffre et dont son intérêt est d'être bien traité, aimé et protégé. Et c'est pareil pour les animaux. Ils raisonnent beaucoup moins bien que nous ; ils ne sont pas capables d'élaborer une civilisation aussi que tentaculaire et avancée que l'humanité a pu le faire. Et leur langage s'ils en ont est ridiculement moins développé que les langues humaines avec leur milliers de mots au dictionnaire. Pour autant, ce qui est déterminant, c'est leur capacité à souffrir. Et cette capacité à souffrir qui doit nous amener à voir l'intérêt des animaux : éviter de les manger, éviter de les exploiter, éviter de les emprisonner dans des cages étroites, éviter de les livrer à des jeux cruels comme la corrida pour le simple divertissement des êtres humains.

     Évidemment, la question gênante est : et si les plantes aussi avaient une conscience ? Elles aussi auraient alors un intérêt à ne pas tuées, coupées, brûlées, piétinées, broyées, tailladées, etc... Oui, évidemment. La question est comme l'a dit Bentham : « peuvent-elles souffrir ? ». Les adversaires des antispécistes ne manquent évidemment pas d'exploiter à outrance l'argument. Tout d'un coup, les mangeurs de viande se trouvent une affinité extraordinaire pour le monde végétal : eux qui ne voyaient pas la conscience chez les animaux se mettent soudain à voir une conscience derrière chaque pâquerette et se montrent tellement sensibles quand ils écoutent, le cœur brisé et la larme à l’œil, le cri déchirant de la carotte qu'on déterre sauvagement de son potager et qu'on fait bouillir dans la casserole de la cuisine...

     Mais voilà, il est improbable que les plantes éprouvent en leur for intérieur une quelconque souffrance. Les plantes n'expriment aucune émotion qui sont caractéristiques d'un être doué de conscience et elles n'ont pas de système nerveux qui transmettrait l'information de la douleur à un cerveau. Je ne reviens pas sur ces arguments : je les ai longuement développés dans mon article (que je vous invite à lire ou à relire) : « les mauvaises justifications (3ème partie) : la conscience des plantes ».

      Mais malgré tout, si moi et les autres antispécistes avaient tort et que les plantes étaient effectivement douées de conscience à un degré quelconque, est-ce que cela anéantirait l'argumentation végane et antispéciste ? Non, pas du tout ! L'élevage des animaux occasionnent énormément de pertes végétales : les animaux doivent bien se nourrir de végétaux pendant des mois ou des années pour grandir et arriver à maturité quand ils seront amenés à l'abattoir pour être mangés. Même s'il ne mangent que des végétaux, le végane au final contribue beaucoup moins à « l'exploitation végétale » que les carnivores. Donc même dans l'optique d'une hypothétique conscience des plantes, le véganisme reste de mise. L'argument de la conscience des plantes ne contredit pas les bienfaits du véganisme et de l'antispécisme.

     Pour autant, même si le bien-fondé de la conscience des plantes n'affecterait pas l'éthique antispéciste en tant que telle, est-ce que cela ne changerait quand même pas la donne sur un plan plus psychologique pour les véganes ? Effectivement, si les plantes avaient une conscience, les véganes ne pourraient plus dire : « c'est bien de manger 100% végétal » ou « c'est bien d'adopter un régime végane ». Il faudrait dans ce cas plutôt dire : « c'est un moindre mal de manger uniquement des plantes, mais cela reste mal de toute façon ». Sauf à se mettre à manger des cailloux, ce qui est peu recommandé par les nutritionnistes et les diététiciens, il sera bien nécessaire de manger des plantes.

     Les Jaïns en Inde pensent que les plantes ont une âme comme les humains et les animaux. Les Jaïns pensent qu'il faut respecter tout être vivant et pratiquer la non-violence, ce qui implique de devenir végétarien ou mieux végétalien. Bien sûr, on ne peut pas se passer de manger des légumes ou des fruits pour sa survie. Manger des végétaux est un mal moindre que manger des animaux ou des humains, car les végétaux ont quand même moins de conscience que les animaux ou les humains, mais c'est un mal indéniablement pour eux. Pour les Jaïns, le fait de manger est toujours un acte de prédation alors que pour la plupart des véganes dans le monde, le véganisme est par excellence un acte de non-violence. Les Jaïns tirent de cela une conséquence radicale de cette conception métaphysique du vivant : quand un Jaïn est vieux, il est encouragé à cesser de s'alimenter et de se laisser mourir de faim pour être dans une non-violence totale.

     Si on accorde une conscience aux plantes, on peut faire une distinction entre les brins d'herbe, les fruits, les légumes, les fleurs, les algues comme le fait Sb. Sb parlait dans un commentaire précédent du fait que si le fruit tombe à côté de l'arbre et que la graine contenue à l'intérieur commence à germer, c'est potentiellement une catastrophe pour l'arbre. Donc dans cette logique, manger les fruits d'un arbre ne serait pas un mal alors que couper l'arbre serait bien un mal. On pourrait cueillir les pommes dans un pommier, mais pas couper le pommier lui-même. Sb comparait aussi le fait de tondre le gazon au fait d'aller chez le coiffeur et couper les cheveux pour un humain. Dans les deux cas, il n'y aurait pas de douleur. Mais alors où se trouve la conscience du brin d'herbe ? Dans la racine ? (Pour moi, comparer l'herbe à des cheveux revient à reconnaître que l'herbe n'a pas du tout de conscience).


     Maintenant je le répète, je ne suis pas du tout convaincu de cette thèse de la conscience des plantes. Dans cette optique, la question éthique est de se demander comment nous devons nous comporter envers le monde végétal et pourquoi ? Si je coupe un arbre et que cet arbre n'a pas de conscience, ce n'est pas un mal envers l'arbre. Pour autant, l'arbre contient la vie de beaucoup d'animaux : oiseaux, insectes, chenilles, etc... Nous devons la vie que ce soit sous forme de nourriture ou sous forme d'oxygène aux végétaux. Il y a un plaisir esthétique et spirituel à se trouver immergé dans un paysage verdoyant de nature. Par ailleurs, les plantes sont des ressources importantes dans la vie des êtres humains. Il y a donc un respect à cultiver envers le monde végétal, même si on pense que ce monde végétal est dépourvu de conscience.







Voir les trois articles précédents : 









Aloès spirale  (Aloe polyphylla)







Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




3 commentaires:

  1. Formulé ainsi je suis plutôt d'accord.
    et merci encore pour la réflexion.

    RépondreSupprimer
  2. Même si je suis d'accord, je continuerais bien une fois de plus à me faire l'avocat du diable qui est parfois, quoique tu en dises, malgré tout de bon sens.

    J'admets bien volontiers que les animaux sont capable d'altruisme et d'avoir une conscience morale qui les poussent à s'entraider.

    Néanmoins je reprendrais bien l'argumentation nietzschéenne qui critique la morale dans la Généalogie de la morale en disant :

    Il est dans la nature du loup de manger l'agneau. L'agneau qui dit "tu es méchant de me faire du mal tu ferais mieux de manger de l'herbe" ne tient pas compte du métabolisme énergétique du loup qui serait obliger de manger pendant 12h par jour de l'herbe pour compenser l'apport énergétique des protéines animales.

    Cette critique est dévastatrice pour la morale judéo-chrétienne mais pas pour le bouddhisme.

    On raconte que le Bouddha aurait sacrifié sa vie pour nourrir un Lion dans une vie antérieure.... Ce qui implique qu'il ne conteste pas la nature carnivore du lion alors qu'il aurait pu lui proposer une alimentation à base de végétaux.

    La survie alimentaire dans le respect de de la biodiversité passe avant toute considération morale. Un loup peut très bien s'entendre avec un agneau et même le considérer avec altruisme s'il est correctement nourri par ailleurs mais cela n'implique pas qu'il doive se laisser mourrir (comme les Jains) s'il n'a pas d'autres choix.

    Évidemment, je suis bien d'accord que la plupart d'entre nous avons le choix d'être végétarien et que ce choix est le plus judicieux... Mais prenons l'exemple de ma femme qui d'un côté est en train de coudre son Kesa pour devenir nonne bouddhiste et qui aimerait bien être végétarienne et qui d'un autre a des problème de santé lié à des intolérances alimentaires (gluten, produit laitiers, acidité de certains fruits et légumes...) ce qui l'oblige à manger de la viande. On voit bien ici que le dilemme est lui même cruel...

    RépondreSupprimer
  3. Histoire de pousser l'argumentation jusqu'à son terme...

    Imaginons que nous sommes sur un bateau perdu en pleine mer et que nous n'avons d'autre choix que de nous entredévorer... Si nous sommes tous consentant et que nous nous décidons de tirer à la courte paille je ne vois pas d'inconvénient moral à manger de la chair humaine, quelque soit la souffrance induite, y compris si je perds à la courte paille. Si je pousse ce raisonnement jusqu'à son terme je suis bien obligé de reconnaitre que je ne fais pas de différence entre la chair animale et la chair humaine... mais que bien sur je préfère manger autant que possible des légumes... hihihi

    RépondreSupprimer