Suite
à mon article « Réflexions
sur le monde végétal – 2ème partie », Sb m'a objecté
ceci : « Se
servir de la conscience comme critère pour introduire une
discontinuité entre le monde animal (et humain) d'avec le végétal
ne me semble pas plus pertinent comme si nous pourrions alors tuer et
exploiter le monde végétal à défaut des animaux. Je maintiens
néanmoins que ces choses volontairement colorés quand ils sont murs
qu'on appelle fruits et légumes sont fait pour être mangés par les
animaux et les humains. De même l'indien qui ne tue qu'un seul bison
pour nourrir toute sa tribu est davantage en harmonie avec la nature
que le cow-boy qui tue depuis le train un maximum de bisons pour
jouer sans en manger aucun. Là où je veux en venir c'est que l'on
peut faire passer les lignes de partage à différents endroits et
faire varier les critères à l'infini ».
Il me
semble au contraire que le critère de la conscience est totalement
pertinent dans ce débat. Un être pourvu d'une conscience peut expérimenter le plaisir et la douleur. Et
cette capacité d'expérimenter le plaisir et la douleur offre de
facto un statut de sujet moral à ces êtres si on prend au
sérieux une éthique antispéciste. Cette conscience en tant que
capacité d'éprouver bien-être et mal-être n'est pas un critère
que l'on aurait décidé arbitrairement parmi d'autres pour décider
qui on défend et qui on mange, pour tracer une ligne de démarcation.
Si je casse un caillou à grand coups de marteau par pure méchanceté
envers le caillou, parce que j'ai envie de me défouler et de passer
ma colère, la caillou ne réagira pas, cela ne l'affectera pas parce
qu'il n'est qu'un objet inerte perdu dans l'univers, sans la moindre
conscience d'être un caillou, sans la moindre identité de caillou.
Il ne souffrira pas d'être cassé en deux, il ne pâtira pas de ma
colère et de mon zèle destructeur. Il n'est donc pas mal de casser
un caillou, même pour le simple plaisir de briser des cailloux. Il
est mal par contre de couper en deux un cochon ou une vache dans un
abattoir parce qu'ils vont souffrir terriblement de cette mise à
mort atroce.
Ce
principe est magistralement résumé par Jeremy Bentham (1748-1832),
un des fondateurs de l'utilitarisme en Angleterre : « Les
Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est
nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être
abandonné sans recours au caprice d'un tortionnaire. Il est possible
qu’on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de
la peau, ou la terminaison de l’os sacrum, sont des raisons
tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au
même destin. Quel autre critère devrait tracer la ligne
infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la
faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est,
au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi
plus susceptible de relations sociales, qu’un nourrisson d’un
jour ou d’une semaine, ou même d'un mois. Mais supposons que la
situation ait été différente, qu’en résulterait-il ?
La question n'est pas « peuvent-ils raisonner? », ni «
peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir? » ».
Ce
passage de Bentham est devenu un véritable slogan pour les
antispécistes parce qu'il déplace la ligne de démarcation sur la
seule qui fasse véritablement sens : la capacité de souffrir
ou non. Si les animaux étaient des machines ou des automates
dépourvues de raison et de sensations comme a pu le dire René
Descartes dans le Discours de la
Méthode, il serait indifférent de
les maltraiter et de les exploiter. Mais voilà, ils se trouvent que
les animaux souffrent et qu'ils ont conscience de cette souffrance.
Pour les antispécistes, on doit tout faire pour éviter cette
souffrance dans la mesure du possible. Or nous, les humains, on peut
très bien se passer de viande, de poissons et des autres produits
animaux. On peut se contenter de manger des produits végétaux qui,
eux, sont dépourvus de conscience. C'est donc l'alternative végétale
qu'il faut suivre dans son alimentation selon l'éthique
antispéciste.
Les
spécistes essayent de se rattacher à d'autres critères pour
justifier l'exploitation animale. Comme le dit Bentham, ce sont des
critères comme la raison ou le langage que les spécistes pour
tracer la ligne de démarcation : « les
animaux peuvent-ils raisonner? » ou « peuvent-ils parler ? ». Mais ces critères sont irrationnels. Un bébé raisonne fort mal et
ne sait absolument pas parler. Est-il pourtant justifié de le
frapper ou de le manger parce qu'il est incapable de raisonner et de
parler ? Non, évidemment. Le bébé est un être qui souffre et
dont son intérêt est d'être bien traité, aimé et protégé. Et
c'est pareil pour les animaux. Ils raisonnent beaucoup moins bien que
nous ; ils ne sont pas capables d'élaborer une civilisation
aussi que tentaculaire et avancée que l'humanité a pu le faire. Et
leur langage s'ils en ont est ridiculement moins développé que les
langues humaines avec leur milliers de mots au dictionnaire. Pour
autant, ce qui est déterminant, c'est leur capacité à souffrir. Et
cette capacité à souffrir qui doit nous amener à voir l'intérêt
des animaux : éviter de les manger, éviter de les exploiter,
éviter de les emprisonner dans des cages étroites, éviter de les
livrer à des jeux cruels comme la corrida pour le simple
divertissement des êtres humains.
Évidemment,
la question gênante est : et si les plantes aussi avaient une
conscience ? Elles aussi auraient alors un intérêt à ne pas
tuées, coupées, brûlées, piétinées, broyées, tailladées,
etc... Oui, évidemment. La question est comme l'a dit Bentham :
« peuvent-elles souffrir ? ». Les adversaires des
antispécistes ne manquent évidemment pas d'exploiter à outrance
l'argument. Tout d'un coup, les mangeurs de viande se trouvent une
affinité extraordinaire pour le monde végétal : eux qui ne
voyaient pas la conscience chez les animaux se mettent soudain à
voir une conscience derrière chaque pâquerette et se montrent
tellement sensibles quand ils écoutent, le cœur brisé et la larme
à l’œil, le cri déchirant de la carotte qu'on déterre
sauvagement de son potager et qu'on fait bouillir dans la casserole
de la cuisine...
Mais
voilà, il est improbable que les plantes éprouvent en leur for
intérieur une quelconque souffrance. Les plantes n'expriment aucune
émotion qui sont caractéristiques d'un être doué de conscience et
elles n'ont pas de système nerveux qui transmettrait l'information
de la douleur à un cerveau. Je ne reviens pas sur ces arguments :
je les ai longuement développés dans mon article (que je vous invite
à lire ou à relire) : « les
mauvaises justifications (3ème partie) : la conscience des
plantes ».
Mais
malgré tout, si moi et les autres antispécistes avaient tort et que
les plantes étaient effectivement douées de conscience à un degré
quelconque, est-ce que cela anéantirait l'argumentation végane et
antispéciste ? Non, pas du tout ! L'élevage des animaux
occasionnent énormément de pertes végétales : les animaux
doivent bien se nourrir de végétaux pendant des mois ou des années
pour grandir et arriver à maturité quand ils seront amenés à
l'abattoir pour être mangés. Même s'il ne mangent que des
végétaux, le végane au final contribue beaucoup moins à
« l'exploitation végétale » que les carnivores. Donc
même dans l'optique d'une hypothétique conscience des plantes, le
véganisme reste de mise. L'argument de la conscience des plantes ne
contredit pas les bienfaits du véganisme et de l'antispécisme.
Pour
autant, même si le bien-fondé de la conscience des plantes
n'affecterait pas l'éthique antispéciste en tant que telle, est-ce
que cela ne changerait quand même pas la donne sur un plan plus
psychologique pour les véganes ? Effectivement, si les plantes
avaient une conscience, les véganes ne pourraient plus dire :
« c'est bien de manger 100% végétal » ou « c'est
bien d'adopter un régime végane ». Il faudrait dans ce cas
plutôt dire : « c'est un moindre mal de manger uniquement
des plantes, mais cela reste mal de toute façon ». Sauf à se
mettre à manger des cailloux, ce qui est peu recommandé par les
nutritionnistes et les diététiciens, il sera bien nécessaire de
manger des plantes.
Les
Jaïns en Inde pensent que les plantes ont une âme comme les humains
et les animaux. Les Jaïns pensent qu'il faut respecter tout être
vivant et pratiquer la non-violence, ce qui implique de devenir
végétarien ou mieux végétalien. Bien sûr, on ne peut pas se
passer de manger des légumes ou des fruits pour sa survie. Manger
des végétaux est un mal moindre que manger des animaux ou des
humains, car les végétaux ont quand même moins de conscience que
les animaux ou les humains, mais c'est un mal indéniablement pour
eux. Pour les Jaïns, le fait de manger est toujours un acte de prédation
alors que pour la plupart des véganes dans le monde, le véganisme
est par excellence un acte de non-violence. Les Jaïns tirent de cela
une conséquence radicale de cette conception métaphysique du
vivant : quand un Jaïn est vieux, il est encouragé à cesser
de s'alimenter et de se laisser mourir de faim pour être dans une
non-violence totale.
Si on
accorde une conscience aux plantes, on peut faire une distinction
entre les brins d'herbe, les fruits, les légumes, les fleurs, les
algues comme le fait Sb. Sb parlait dans un commentaire précédent
du fait que si le fruit tombe à côté de l'arbre et que la graine
contenue à l'intérieur commence à germer, c'est potentiellement
une catastrophe pour l'arbre. Donc dans cette logique, manger les
fruits d'un arbre ne serait pas un mal alors que couper l'arbre
serait bien un mal. On pourrait cueillir les pommes dans un pommier,
mais pas couper le pommier lui-même. Sb comparait aussi le fait de
tondre le gazon au fait d'aller chez le coiffeur et couper les
cheveux pour un humain. Dans les deux cas, il n'y aurait pas de
douleur. Mais alors où se trouve la conscience du brin d'herbe ?
Dans la racine ? (Pour moi, comparer l'herbe à des cheveux
revient à reconnaître que l'herbe n'a pas du tout de conscience).
Maintenant
je le répète, je ne suis pas du tout convaincu de cette thèse de
la conscience des plantes. Dans cette optique, la question éthique
est de se demander comment nous devons nous comporter envers le monde
végétal et pourquoi ? Si je coupe un arbre et que cet arbre
n'a pas de conscience, ce n'est pas un mal envers l'arbre. Pour
autant, l'arbre contient la vie de beaucoup d'animaux : oiseaux,
insectes, chenilles, etc... Nous devons la vie que ce soit sous forme
de nourriture ou sous forme d'oxygène aux végétaux. Il y a un
plaisir esthétique et spirituel à se trouver immergé dans un
paysage verdoyant de nature. Par ailleurs, les plantes sont des
ressources importantes dans la vie des êtres humains. Il y a donc un
respect à cultiver envers le monde végétal, même si on pense que
ce monde végétal est dépourvu de conscience.
Voir
les trois articles précédents :
Aloès spirale (Aloe polyphylla) |
Formulé ainsi je suis plutôt d'accord.
RépondreSupprimeret merci encore pour la réflexion.
Même si je suis d'accord, je continuerais bien une fois de plus à me faire l'avocat du diable qui est parfois, quoique tu en dises, malgré tout de bon sens.
RépondreSupprimerJ'admets bien volontiers que les animaux sont capable d'altruisme et d'avoir une conscience morale qui les poussent à s'entraider.
Néanmoins je reprendrais bien l'argumentation nietzschéenne qui critique la morale dans la Généalogie de la morale en disant :
Il est dans la nature du loup de manger l'agneau. L'agneau qui dit "tu es méchant de me faire du mal tu ferais mieux de manger de l'herbe" ne tient pas compte du métabolisme énergétique du loup qui serait obliger de manger pendant 12h par jour de l'herbe pour compenser l'apport énergétique des protéines animales.
Cette critique est dévastatrice pour la morale judéo-chrétienne mais pas pour le bouddhisme.
On raconte que le Bouddha aurait sacrifié sa vie pour nourrir un Lion dans une vie antérieure.... Ce qui implique qu'il ne conteste pas la nature carnivore du lion alors qu'il aurait pu lui proposer une alimentation à base de végétaux.
La survie alimentaire dans le respect de de la biodiversité passe avant toute considération morale. Un loup peut très bien s'entendre avec un agneau et même le considérer avec altruisme s'il est correctement nourri par ailleurs mais cela n'implique pas qu'il doive se laisser mourrir (comme les Jains) s'il n'a pas d'autres choix.
Évidemment, je suis bien d'accord que la plupart d'entre nous avons le choix d'être végétarien et que ce choix est le plus judicieux... Mais prenons l'exemple de ma femme qui d'un côté est en train de coudre son Kesa pour devenir nonne bouddhiste et qui aimerait bien être végétarienne et qui d'un autre a des problème de santé lié à des intolérances alimentaires (gluten, produit laitiers, acidité de certains fruits et légumes...) ce qui l'oblige à manger de la viande. On voit bien ici que le dilemme est lui même cruel...
Histoire de pousser l'argumentation jusqu'à son terme...
RépondreSupprimerImaginons que nous sommes sur un bateau perdu en pleine mer et que nous n'avons d'autre choix que de nous entredévorer... Si nous sommes tous consentant et que nous nous décidons de tirer à la courte paille je ne vois pas d'inconvénient moral à manger de la chair humaine, quelque soit la souffrance induite, y compris si je perds à la courte paille. Si je pousse ce raisonnement jusqu'à son terme je suis bien obligé de reconnaitre que je ne fais pas de différence entre la chair animale et la chair humaine... mais que bien sur je préfère manger autant que possible des légumes... hihihi