Faire rayonner les quatre qualités
Une
dimension importante de la méditation bouddhique est la pratique des
quatre qualités incommensurables. Ces quatre qualités
incommensurables sont l'amour bienveillant incommensurable, la
compassion incommensurable, la joie incommensurable et l'équanimité
incommensurable. On appelle également cette pratique « les quatre demeures de Brahmā » parce que le monde divin de Brahmā
est dépourvu d'éléments grossiers comme la terre, l'eau, le feu ou
l'air comme dans notre monde physique, mais est entièrement composé
d'amour, de compassion, de joie et d'équanimité qui s'étendent à
l'infini.
Je
pense vraiment que c'est là une pratique essentielle que
d'accoutumer sans cesse notre esprit à ces quatre qualités
incommensurables, et je voudrais ici inviter tout le monde à
découvrir à cette dimension de la méditation. Dans les soûtras,
le Bouddha revient souvent avec la même formulation de la méditation
des quatre qualités incommensurables :
« Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant
dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans
une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au
travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il
demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large,
profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié.
Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée de compassion dans une
direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une
troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers,
partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure
faisant rayonner la pensée de compassion, large, profonde, sans
limite, sans haine et libérée d'inimitié.
Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée de joie dans une
direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une
troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers,
partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure
faisant rayonner la pensée de joie, large, profonde, sans limite,
sans haine et libérée d'inimitié.
Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité dans une
direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une
troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers,
partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure
faisant rayonner la pensée d'équanimité, large, profonde, sans
limite, sans haine et libérée d'inimitié ».
Il
y a une dimension active dans cette méditation : on fait
rayonner cette amour bienveillant tout autour de soi, dans toutes les
directions du monde. Et pareillement, on fait rayonner la compassion,
la joie et l'équanimité devant soi, à droite et à gauche,
derrière soi, au-dessous de sa tête, en-dessous du corps, partout !
Il faut arriver à l'état où l'esprit serait capable de remplir le
monde entier d'amour, de compassion, de joie et d'équanimité. Le
moindre petit atome de ce monde devrait être illuminé et inondé de
ces quatre qualités incommensurables. Tout être sensible devrait
être embrassé dans cette vague gigantesque de bienveillance. Nul ne
devrait être ignoré et considéré comme indigne de ces sentiments
nobles et chaleureux.
Mais
il y a aussi une phase plus passive quand on est traversé de pensées
dans la méditation. On peut penser à des personnes, à des lieux, à
des moments passés ou à venir, à des événements ; et là
aussi on peut remplir ces personnes, ces lieux, ces moments, ces
événements d'amour bienveillant, de compassion, de joie et
d'équanimité. On peut souhaiter le meilleur pour ces personnes,
changer notre disposition à leur égard. On peut aussi inonder ces
lieux et ces moments de ces quatre qualités incommensurables dès
qu'ils se présentent à notre conscience ; et puis l'instant
d'après, inonder d'autres lieux et d'autres moments de notre amour
bienveillant, de notre compassion, de notre joie et de notre
équanimité.
Ces
quatre qualités sont dites « incommensurable », parce
qu'elles sont infinies, sans limite, qu'on ne peut pas les limiter.
Cela est vrai autant en qualité qu'en quantité. Incommensurable en
quantité, parce que ces quatre qualités touchent un nombre illimité
d'êtres sensibles, humains, animaux ou autres sur la planète Terre,
mais même au-delà de notre planète bleue dans l'immensité du
cosmos pour les éventuelles vies extra-terrestres qui sont
susceptibles de peupler d'autres planètes, d'autres systèmes
solaires ou d'autres galaxies. Incommensurable en qualité, parce
qu'il ne s'agit pas seulement là d'un simple sentiment de
sollicitude envers autrui, vouloir par exemple que notre voisin
guérisse de son cancer ou que les enfants syriens puissent trouver
un refuge (ce qui n'est déjà pas mal). Non, les qualités
incommensurables consistent à souhaiter ardemment et à œuvrer pour
les êtres sensibles connaissent un nombre incalculables de bienfaits
et qu'ils soient délivrés définitivement de toutes les
souffrances. Pour cette vie-ci et pour un nombre incalculable de vies
à venir.
Le
fait d'être incommensurable implique aussi l'idée de briser toutes
les limitations qui viendraient brider l'action de ces qualités
incommensurables. Par exemple, on a tendance à aimer les gens qu'on
aime ou qu'on considère comme « aimables » : les
membres de notre famille, nos amis, les voisins quand on s'entend
bien avec eux, les supporters de notre club de foot... Ce sont là
des cercles fort étroits en comparaison de l'immensité des êtres
doués de sensibilité qui peuplent notre monde. On divise le monde
en clans, en régions, en pays, en nations, en religions ; et
l'autre dans cette mentalité pose toujours problème. L'amour
bienveillant incommensurable tend à souhaiter le bien pour ces
« autres » et à s'étendre toujours à un nombre
croissant d'autres.
On
divise aussi le monde en personnes qu'on aime, celles avec qui on est
indifférent et celles qu'on déteste. Les quatre qualités
incommensurables sont là pour dépasser nos jugements dus à nos
affects et nos émotions. Il faut dépasser ces attachements
émotionnels qu'on prend souvent pour l'amour. Cela ne veut pas dire
qu'on va aimer tout le monde spontanément comme son frère, sa sœur,
son père ou sa mère. Ce n'est pas possible en pratique ; mais
par contre, il y a cette idée que cet inconnu au bout du monde
pourrait être notre père, notre mère, un frère ou une sœur. Si
l'inconnu pourrait être un membre bien-aimé de notre famille, alors
on va être plus ouvert envers lui, on sera mieux disposé à son
égard.
Pour
moi, les formes limitées de l'amour que sont l'amour charnel,
l'amour filial envers sa famille ou l'amitié pour sa bande d'amis
sont importantes dans une existence humaine. Sauf à vouloir jouer
les ermites, on ne peut pas s'en passer. Mais à côté de ces formes
limitées de l'amour, il peut y avoir maitri, l'amour
bienveillant illimité, karuna, la compassion illimité,
mudita, la joie illimitée et upeksha, l'équanimité
illimitée. Les ermites bouddhistes se méfient de ces formes
limitées de l'amour parce qu'il peut arriver que l'amour
bienveillant entre en contradiction, voire en opposition avec l'amour
charnel, l'amour filial ou l'amitié. Si quelqu'un fait du mal à une
personne aimée, on va haïr cette personne, lui souhaiter sa perte,
qu'il soit vaincu, détruit. Or l'amour bienveillant consiste à
souhaiter le bonheur pour tous les êtres. Les formes limitées de
l'amour naît d'un attachement émotionnel et provoque d'autres
réactions émotionnelles comme la haine, la jalousie, le mépris,
l'indifférence, etc... L'amour bienveillant incommensurable
transcende ces attachements et ces réactions émotionnelles. Tout
être est susceptible d'être aimé et d'être vu comme un être à
qui on souhaite le bonheur et les causes du bonheur.
Comment
faire dès lors pour lever cette contradiction ? La première
solution est d'adopter le mode vie de l'ermite qui a rompu avec tous
les attachements émotionnels pour mener une vie d'ascèse et de
contemplation. En Chine, l'expression consacrée pour devenir moine
est « sortir de la famille ». Il est plus facile de
développer l'amour et la compassion envers tous les êtres quand on
est détaché de tous les liens familiaux et sociaux. On se trouve de
facto dans une situation d'impartialité ; et l'équanimité
est d'autant plus facile à produire et à développer quand on n'a
personne à qui on soit attaché et personne que l'on déteste
cordialement.
On
ne s'étonnera donc pas de retrouver dans le bouddhisme, et plus
particulièrement dans le bouddhisme tibétain, un éloge appuyé de
la vie d'ermite, ce renonçant qui occupe une modeste grotte dans les
montagnes comme les saintes figures de Milarépa, Dromteunpa ou
Shabkar. C'est pourquoi le philosophe français Luc Ferry a vivement
critiqué le dalaï-lama et la philosophie bouddhique. Luc Ferry fait
l'apologie de l'amour familial qui, pour lui, est une invention de la
modernité. Il ne peut dès lors que s'opposer à l'idéal du
renonçant tel qu'il est présenté dans les textes des lamas
tibétains. Dans « La sagesse des modernes », Luc
Ferry écrit (en citant le dalaï-lama) :
« La
vie plus authentique, selon le bouddhisme, ne peut être qu'une vie
monastique, c'est-à-dire au sens étymologique et métaphysique,
« solitaire ». Et cela s'inscrit, me semble-t-il, dans
une grande cohérence d'ensemble : si l'impermanence est la loi
de notre univers, les « attachements » affectifs – et
l'intersubjectivité, comme lieu du sens, en est fatalement entachée
– sont une erreur radicale, une cause certaine et absurde de
souffrance. Il est non seulement insensé de s'attacher à ses amis,
à sa famille, à ses proches, mais cet attachement qui est la source
de tous nos malheurs (puisqu'ils vont mourir), est aussi la source de
ceux des autres. Il ne peut qu'engendrer des préférences, donc des
haines : « À tant se préoccuper de cette vie, on tend à
travailler pour ceux que l'on aime bien – nos proches, nos amis –
et on s'efforce à ce qu'ils soient heureux. Si d'autres essaient de
leur nuire, on leur colle aussitôt l'étiquette d'ennemis. De la
sorte, les illusions, tels le désir et la haine, croissent comme une
rivière en crue d'été » (le dalaï-lama, « La Voie de
la Liberté », éd. Calmann-Lévy, 1995, p. 65). 1 ».
La
seconde solution est de vivre une vie de laïc avec ses attachements,
ses préférences, ses amours, ses affections, ses amitiés et tous
les problèmes qui vont avec... Je ne suis pas d'accord avec Luc
Ferry pour dire que, dans la logique bouddhiste, la vie de laïc
serait moins authentique que la vie de moine et d'ermites. Je ne
pense pas qu'il y ait moins d'authenticité à vivre en famille que
de vivre seul sur une montagne brumeuse. Par contre, c'est
incontestablement moins efficace. Dans la vie de renonçant, il y a
moins de turbulences et d'agitation mondaine, moins de gens qui
bavardent autour de nous et qui nous emportent dans des conflits
émotionnels, souvent stupides. Dans la vie laïque, il est donc plus
difficile de progresser dans le Dharma, mais ce n'est pas moins
authentique.
Un
de ces turbulences de la vie laïque, c'est la contradiction qui peut
se produire entre les formes limitées de l'amour (teintées
d'attachement et ne portant que sur un nombre très limités de
personnes) et l'amour bienveillant qui ne s'étend à toute
l'humanité ainsi qu'aux animaux et à l'ensemble des êtres
sensibles. Je pense pour ma part que les deux doivent coexister même
si cela semble complètement paradoxal.
Prenons
l'exemple des terroristes jihadistes. Ces derniers menacent
l'existence même des gens de notre pays, notre patrie. Ils
pourraient s'attaquer sans scrupule et sans raison à nos sœurs, nos
frères, nos pères et nos mères. Pour eux, nous sommes des
infidèles ; du fait de notre incroyance, nous sommes des
ennemis naturels de l'islam. Pour eux, nous et notre notre famille,
nous sommes bons à abattre. Ils estiment naturels et justifiés par
le Coran ou les hadiths de nous tuer sans raison, de nous torturer,
de violer nos femmes ou de les réduire en esclavage. Comment peut-on
aimer ce genre de personnes ? Devant les menaces qu'ils
représentent pour nous-mêmes et notre famille, on ne peut que haïr
ces terroristes haineux. Maitri, l'amour bienveillant nous
demande pourtant de s'étendre même à ce genre de personnages très
peu recommandables.
L'amour
teinté d'attachement nous pousse à haïr et détester ces
terroristes, et s'oppose frontalement à l'amour bienveillant
incommensurable pour qui les actes même extrêmement condamnables et
horribles de ces gens ne sont pas une raison de ne pas éprouver une
bienveillance fondamentale. Mais cette contradiction peut être
résolue si l'on comprend que ces deux formes de l'amour agissent sur
des plans différents. D'un côté, je veux légitimement défendre
ma famille, et cela peut susciter des émotions de haine et de
colère. De l'autre, je souhaite que ces personnes que je juge
mauvaises et condamnables connaissent le bonheur et les causes du
bonheur. En fait, les deux peuvent se produire en même temps.
Quand
j'éprouve de l'amour bienveillant incommensurable, je souhaite pour
les autres le bonheur et les causes du bonheur. Mais c'est un bonheur
véritable qu'il s'agit, pas d'une illusion de bonheur. Un terroriste
jihadiste pourrait être heureux d'avoir posé une bombe dans un
aéroport ou un métro rempli d'infidèles (ou de musulmans qu'il
juge infidèles comme c'est très souvent le cas aussi) et d'avoir
réussi son attentat. Mais ce bonheur de se réjouir du malheur
d'autrui n'est pas un véritable bonheur, c'est une illusion de
bonheur. Cet acte va le conduire à expérimenter dans sa vie et les
suivantes de terribles souffrances. Cela n'a rien de réjouissant !
C'est pourquoi l'amour bienveillant souhaite que les êtres sensibles
connaissent le bonheur certes, mais comme ce bonheur n'est pas
permanent et qu'il peut disparaître très vite, il faut souhaiter
aussi pour que cet amour bienveillant soit complet, les causes du
bonheur. Or les causes du bonheur sont toujours des pensées, des
paroles et des actes qui produisent le bien pour autrui et pour
soi-même. On ne peut pas durablement être heureux dans la haine, la
guerre et la destruction.
Donc
personnellement, j'éprouve de la colère envers les terroristes, et
si j'en voyais devant moi, probablement que je voudrais le tuer avant
que celui-ci ne fasse exploser sa ceinture d'explosifs. Mais dans le
même temps, je cultive maitri, l'amour bienveillant, même à
l'égard des terroristes jihadistes, comme les barbares à la solde
de Daesh, Al-Qaïda ou Boko Haram. Si ces terroristes s'éveillaient,
ils se rendraient compte que leurs actes et leur idéologie les
conduisent inexorablement à connaître de terribles souffrances pour
eux-mêmes et pour autrui. Il suffit de voir le champ de ruines
qu'est devenu la Syrie pour se rendre compte où peut mener cette
folie destructrice. Mon amour bienveillant me pousse à souhaiter
ardemment que ces terroristes abandonnent les armes, abandonnent leur
haine et leur propagande haineuse qui les abrutit complètement. Cet
amour bienveillant me permet aussi d'éviter que ma propre haine ne
s'étende et ne devienne un poison trop violent dans ma conscience.
Par exemple, en voyant les attentats qui ensanglantent l'Europe ces
derniers temps, beaucoup de gens sont devenus très haineux et
considèrent que tous les musulmans sont des terroristes, ce qui
n'est évidemment pas le cas.
Il
y a donc une dualité et une contradiction entre les différentes
formes de l'amour quand on mène une vie laïque. La vie de renonçant
est plus efficace dans le Dharma en ce qu'elle évite ce genre de
dualité. N'ayant plus d'attachement envers le monde ou envers
lui-même, il peut complètement s'adonner à la pratique de l'amour
bienveillant, ne craignant même pas pour sa propre vie. C'est
notamment l'exemple du jeune moine, Adhimutta, disciple
brillant du Bouddha. Un jour, alors qu'Adhimutta était en route pour
rencontrer le Bouddha dans la ville de Sāvatthi (dans le nord de
l'Inde), le jeune moine fut capturé par une bande de brigands qui
vouaient un culte à un dieu sanguinaire qui exigeait des sacrifices
humains. Adhimutta resta très calme, il ne manifestait aucune peur
et aucune colère. Il ne trembla pas, ne broncha pas, ne sourcillant
même pas devant la mise à mort imminente. Impressionnés par son
calme, les brigands lui demandèrent :
« Pour
les sacrifier ou pour prendre leur richesse
j'ai
déjà tué des gens.
Lorsqu'ils
étaient tués, sans leur consentement,
ils
avaient peur, tremblaient et bafouillaient.
Cependant
vous,
vous
n'avez aucune peur.
Votre
apparence est de plus en plus calme.
Devant
cette situation effrayante,
pourquoi
ne vous lamentez pas. »
Adhimutta
répondit :
« Ô
chef, pour celui qui n'a pas de désir,
il n'y a
pas de chagrin.
Celui
qui a détruit tous les liens
est
vraiment quelqu'un qui a vaincu la peur.
Lorsqu'on
a annihilé le désir,
la cause
qui renouvelle l'existence,
quand on
peut voir les choses selon la réalité,
il n'y a
pas de peur devant la mort,
tout
comme la peur ne se produit pas
pour
se débarrasser d'un fardeau ! 2 ».
Le moine Adhimutta avait
abandonner tout attachement pour les autres et pour sa vie
personnelle. C'est pourquoi il ne manifesta aucune rage et aucune
peur face au terrible destin qui l'attendait. Adhimutta continua son
enseignement inspirant ; et à la fin, les brigands se
convertirent au Dharma du Bouddha et devinrent des moines
bouddhistes. Certains devinrent même au terme de leur cheminement
spirituel des Arahants. Cette histoire est très édifiante, mais je
doute que si j'étais aux mains de terroristes jihadistes, je serai
capable d'une telle équanimité et d'un tel flegme quand ceux-ci
voudront me décapiter ou me brûler au nom d'Allah ! Et je
doute aussi que beaucoup parmi les moines bouddhistes et les
renonçants soient capables d'un tel détachement admirable et une
telle sérénité face à ce genre d'adversité...
En
attendant, il faut bien faire en fonction de nos attachements et les
liens que l'on crée avec d'autres personnes sur cette Terre.
Adhimutta pouvait être dans un détachement complet par rapport à
ses tortionnaires, rien ne le rattachait au monde. Mais un père de
famille ? Un père de famille peut-il décemment se laisser
faire quand ses enfants sont en danger ? Un père de famille
n'a-t-il pas un devoir moral de lutter et de se battre pour défendre
sa famille ? Cet attachement affectif conduit à une dualité
entre les amours limités et l'amour bienveillant illimité, mais en
même temps, l'un peut alimenter l'autre et réciproquement. L'amour
bienveillant peut par exemple nous aider à dépasser les moments de
colère et de dispute que l'on peut avoir dans un couple ainsi qu'à
transcender la haine envers le camp ennemi et à envisager des
solutions de paix ; et l'amour bienveillant peut s'inspirer de
l'amour filial pour s'étendre à tous les êtres. Le Soûtra
de l'Amour (Metta
Sutta) n'invite-t-il pas
à aimer à tous les êtres sensibles comme une mère aime son unique
enfant ?
(NB: pour de développement sur les différentes formes de l'amour, voir l'article Éros, philia et agapé)
*****
Il reste à définir à
définir succinctement ces quatre qualités incommensurables, à
questionner les formes que peuvent prendre ces quatre qualités et à
interroger le lien entre aspiration et engagement.
Maitri,
l'amour bienveillant, est comme on l'a dit plus haut, le souhait que
les êtres connaissent le bonheur et les causes du bonheur. Le
bonheur ne suffit pas, parce qu'on peut être heureux aujourd'hui, et
malheureux demain, si on perd sa femme, son boulot, ses amis... Il
faut souhaiter aussi les causes du bonheur qui feront que le bonheur
se reproduira d'une année à l'autre, d'un jour à l'autre, d'un
instant à l'autre. Ces causes du bonheur sont les actes positifs que
l'on accomplit et produisent du bien-être pour soi-même et autrui.
La méditation peut amener une grande béatitude, et c'est donc une
cause privilégiée du bonheur. Il serait fabuleux que la plupart des
gens s'adonnent à cette pratique. Enfin, la sagesse permet de nous
éveiller de nos illusions, et in
fine, la sagesse permet
de réaliser le plus grand des bonheurs, à savoir le Nirvāna. Ce
sont ces causes de progrès spirituels qu'il faut souhaiter que
l'infinité des êtres mettent en œuvre dans les plus brefs délais.
Que tous les êtres accèdent le plus rapidement possible à la
Libération !
Karuna,
la compassion est inversement le souhait que tous les êtres soient
libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. Maitri
et karuna
sont en fait les deux faces d'une même pièce. L'un se préoccupe de
souhaiter les choses enviables de l'existence tandis que l'autre
souhaite que l'on ne soit pas confronté aux difficultés et aux
tourments de l'existence. L'un ne peut évidemment aller sans
l'autre. Maitri
sans karuna
serait une niaiserie sans fond ; karuna
sans maitri
serait une chose franchement déprimante ! Ultimement, la
compassion est définie comme la libération du cycle des existences,
le samsāra, où les êtres doivent endurer les souffrances diverses
et variées tout le long de ces existences qui s'enchaînent les unes
aux autres comme une gigantesque prison.
Pour le Bouddha, il y a
trois types de souffrance :
- la souffrance de la souffrance,
- la souffrance du changement,
- la souffrance comme formation interne.
La
souffrance de la souffrance est ce qu'on appelle habituellement la
« souffrance ». Par exemple, se casser la jambe, tomber
malade, perdre tout son argent, perdre sa femme et ses enfants, voir
sa réputation ruinée, etc... C'est la souffrance dont on prend
conscience. Mais à un niveau plus inconscient, il y a la souffrance
du changement. Le temps fait son œuvre destructrice, et
l'impermanence menace toute chose. D'habitude, on vit comme si on
était éternel, et on ne prend pas conscience que des changements
peut-être minuscules, mais néanmoins déterminants se produisent de
secondes en secondes. Ces changements finissent inévitablement à
des ruptures violentes dans le cours de l'existence, et ce sont la
vieillesse, la maladie, les blessures, les pertes de choses, qui nous
chères ainsi que les pertes d'êtres chers, les coups durs, tout ce
qu'on vient de regrouper dans la catégorie « souffrance de la
souffrance ». Enfin, à un niveau encore plus fondamental et
inconscient, il y a la souffrance comme formation interne, un
attachement profond et viscéral au cycle des existences. Cela génère
des peurs et des tensions que nous devons tendance à ignorer et
reléguer dans l'inconscient pour ne pas avoir à s'y confronter en
permanence. Cette « souffrance comme formation interne »
devient alors des graines dans le champ de notre existence, qui
germent en « souffrance du changement » et qui poussent
pour devenir de la « souffrance de la souffrance ». Pour
couper court à cet attachement profond et viscéral, il faut
abandonner la soif des plaisirs des sens, la soif de l'existence et
la soif de la non-existence. La compassion est donc aussi le souhait
de trancher toutes ces souffrances, pas seulement le souhait qu'on
échappe aux souffrances visibles, comme le fait d'être malade ou de
subir la violence.
Mudita,
la joie, est ce sentiment d'enthousiasme devant les qualités et les
actions vertueuses des êtres autour de nous. C'est une joie
positive. On n'a pas se réjouir qu'un meurtrier soit un excellent
tireur et se réjouir de la réussite de son meurtre. C'est une joie
devant les qualités, les activités et les réussites qui amènent
du bonheur et du bien-être aux êtres sensibles. C'est aussi une
joie sacrée devant le potentiel de la nature-de-Bouddha : tous
les êtres sensibles ont en eux le potentiel de devenir des Bouddhas
et d'accéder aux qualités de l’Éveil. En ce sens, la joie sacrée
est comparable à l'attitude d'un homme perdu dans le désert qui
verrait un oasis. Il n'a pas encore atteint l'oasis proprement dit,
mais il sait que chacun de ses pas le rapprocheront de cet oasis. Le
fait de se réjouir des qualités des autres, de leurs actions
positives et de leurs réussites est un remède à la jalousie.
Upeksha,
l'équanimité, est la qualité de percevoir les choses avec une
totale impartialité. Accueillir l'échec avec la même sérénité
que la réussite. Accueillir l'ennemi avec la même bienveillance que
l'ami. Accueillir les peines avec la même confiance que les joies.
L'équanimité permet de trouver la paix dans ce monde. Tout passe,
tout est impermanent ; et l'équanimité permet à notre être
de se laisser couler les choses, d'abandonner le rejet et
l'attachement qui nous entraîne dans une relation conflictuelle au
monde.
Ces
quatre qualités incommensurables sont différentes les unes des
autres, mais elles sont aussi très liées. On peut à un moment
produire l'une plus intensément que les autres, mais il faudra
toujours l'aide des autres pour rééquilibrer l'ensemble. L'amour
bienveillant seul peut amener à ne voir que ce qui est positif dans
l'existence. La compassion peut être utile pour rappeler tout ce qui
est problématique dans l'existence, tout ce qui est douloureux et
pénible, et nous encourager à trouver des solutions à tous ces
problèmes. La compassion seule peut nous amener à déprimer devant
tout cet amoncellement colossales de souffrances qui frappent les
êtres sensibles dans ce monde. La joie peut alors aider à nous
relancer dans la dynamique positive qui consiste à agir pour trouver
des solutions. La joie seule peut nous conduire à une euphorie
exagérée et à trop d'agitation. L'équanimité peut nous aider à
retrouver le calme et l'apaisement. L'équanimité seule peut nous
conduire à être complètement indifférent au devenir du monde.
L'amour bienveillant peut nous aider à s'intéresser positivement au
sort des êtres. De manière générale, ces quatre qualités
incommensurables gagnent grandement à être pratiquée en étroite
collaboration avec la sagesse.
*****
Quelle
forme doivent prendre ces quatre qualités incommensurables ?
Dans la méditation, on cultive un souhait, une aspiration à ce que
les êtres soient heureux et qu'ils soient libérés de la
souffrance. Mais comment cela se traduit-il concrètement ? On
peut avoir une pensée pour chacune de ces quatre qualités :
« Puissent tous les êtres connaître le bonheur et les causes
du bonheur. Puissent-ils être libres de la souffrance et des causes
de la souffrance. Puissent-ils demeurer dans la joie sacrée et
bienveillante. Puissent-ils demeurer dans la grande paix, au-delà de
l'attachement et de la répulsion ». Mais ces pensées qui
appellent à l'amour, à la compassion, à la joie et à l'équanimité
ne sont pas en elles-mêmes l'amour, la compassion, la joie et
l'équanimité. Un yogin qui aurait arrêté le cours de ses pensées
dans l'absorption méditative continuerait quand même à faire
rayonner l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité. Il le
ferait au niveau du cœur, et non au niveau de son activité mentale
habituelle.
On
pourrait aussi visualiser ces quatre qualités incommensurables comme
des rayons lumineux de différentes couleur qui partiraient de notre
cœur pour toucher le monde en son entier, qui toucheraient les cœurs
de êtres sensibles, et qui repartiraient en feu d'artifice vers les
cœurs de tous les êtres de l'univers. Mais là, encore l'amour, la
compassion, la joie et l'équanimité ne sont pas des rayons
lumineux. On pourrait aussi voir les quatre qualités
incommensurables comme une vague ou comme une onde qui s'étendrait
rapidement au monde entier. On pourrait les percevoir comme une
chaleur qui envahirait les corps de tous les êtres. C'est
intéressant, mais ces quatre qualités ne sont ni des ondes, ni de
la chaleur.
Ce
que je veux souligner ici, c'est que nous avons besoin pour méditer
les quatre qualités incommensurables d'une représentation pour
méditer. Cette représentation peut prendre la forme d'une apparence
mentale (une pensée, un concept), une forme visible (un rayon
lumineux ou une onde), une apparence corporelle (une onde ou une
chaleur). Je ne l'ai jamais fait, mais on pourrait parfaitement se
représenter l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité sous
la forme d'une fragrance incroyablement envoûtante et subtile
(apparence olfactive), d'une musique céleste (apparence auditive) ou
d'une saveur enivrante (apparence gustative). Mais toutes ces
représentations ne sont pas l'amour, la compassion, la joie et
l'équanimité. Ces quatre qualités n'ont pas en réalité de
forme ; on ne peut leur assigner un endroit particulier. Les
représentations sont nécessaires pour orienter notre esprit vers
elles, mais il faut pouvoir se détacher de ces représentations pour
accéder véritablement à ces quatre qualités incommensurables dans
leur mystère profond.
*****
Ce
dont on a parlé ici, ce sont les quatre qualités incommensurables
dans la méditation qui est un souhait, une aspiration à ce que les
êtres soient heureux et qu'ils soient libérés de la souffrance. La
philosophie bouddhique insiste beaucoup sur l'importance préalable
de l'intention, de l'aspiration. Avant d'agir, on a besoin d'une
intention, d'une volonté, d'une aspiration pour agir dans tel ou tel
sens. On n'agit pas de la même façon que l'on soit motivé par la
haine ou motivé par la haine. D'où il est essentiel de transformer
nos intentions et nos aspirations, notamment en cultivant les quatre
qualités incommensurables dans la méditation.
Mais
il faut se demander aussi comment ces quatre qualités
incommensurables vont se traduire en acte dans la vie de tous les
jours. Ce serait quand même malheureux si cela ne changeait rien
dans nos vies. Je ne pense pas qu'il soit absolument nécessaire de
faire des choses grandioses dès lors qu'on pratique et qu'on cultive
ces quatre qualités, par exemple s'engager dans une organisation
humanitaire ou aller sauver des enfants dans les pays du tiers-monde.
C'est évidemment très louable de le faire. Mais on peut faire
rayonner l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité dans une
vie simple et ordinaire. On accomplira parfois de toutes petites
choses comme caresser un chat ou sourire à un enfant, mais qui sont
néanmoins absolument essentielles.
Les
actes inspirés par l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité
se traduiront par des actes moraux comme la générosité quand on
sentira qu'il faut donner quelque chose à quelqu'un qui en a besoin,
le courage pour venir en aide à quelqu'un en danger, la patience
envers quelqu'un qui nous énerve, la persévérance pour ne pas se
décourager d'aider son prochain, l'engagement pour structurer une
action altruiste à une plus grande échelle, la douceur pour apaiser
la rudesse de ce monde, etc... En fait, il y a une disproportion
entre le fait de cultiver ces qualités de manière incommensurable
et illimitée et l'aide concrète que l'on apportera à un nombre
limité de personnes. Même si on aide des milliers de personnes, ces
milliers de personnes ne représentent qu'une infime proportion de
l'infinité des êtres sensibles à qui l'on pourrait souhaiter
félicité et libération. Mais cette disproportion n'est jamais
relative qu'à la disproportion entre notre esprit infini et notre
corps fini, petit fragment de l'univers, insignifiant à l'échelle
du monde, à partir duquel on peut agir pour aider les autres.
Puissent
tous les êtres connaître le bonheur et les causes du bonheur.
Puissent-ils
être libres de la souffrance et des causes de la souffrance.
Puissent-ils
demeurer dans la joie sacrée et bienveillante.
Puissent-ils
demeurer dans la grande paix, au-delà de l'attachement et de la
répulsion.
Puissent-ils
s'éveiller à la grande sagesse.
Sarva
mangalam. Toutes les bénédictions.
1Luc
Ferry et André Comte-Sponville, « La Sagesse des
Anciens », éd. Robert Laffont, Paris, 1998, pp. 278-279.
Luc Ferry avait déjà développé dans ce qui reste son ouvrage le
plus célèbre « L'Homme-Dieu ou le sens de la vie ».
2Theragātā,
vv.
705-725, cité dans : Môhan Wijayaratna, « Le
Bouddha et ses disciples », éd. Cerf, Paris, 1990, pp.
110-113.
Sur les Quatre Qualités Incommensurables :
Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- la compassion selon Shabkar
- Joie
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- la compassion selon Shabkar
- Joie
Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?
L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?
Sur la méditation de manière plus générale :
Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir :
- En compagnie du souffle :
Voir également :
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?
- Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
Le progrès lent et graduel de la méditation. Comment arriver à la pleine conscience ?
- Méditer à la piscine
- Méditer à la piscine
Beaucoup de gens aiment faire quelques longueurs à la piscine pour se relaxer. C'est effectivement quelque chose de délassant de se baigner dans l'eau et d'activer l’entièreté de son corps. Mais je trouve que la piscine est aussi excellent endroit pour pratiquer la méditation et l'attention.
- Faut-il une bonne respiration pour méditer ?
On m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.
D'autres textes à propos de la compassion:
- La compassion selon Shabkar
- Soulager l'infinité des êtres
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Bodhicitta : le désir d'apaiser les souffrances de tous les êtres vivants
- En quoi la bodhicitta est salutaire
- compassion et vacuité
- la compassion envers les êtres sensibles, et notamment les animaux
- la vache qui pleure
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire