Altruisme intéressé et altruisme désintéressé
1ère partie
Aujourd'hui,
j'ai relu le « Plaidoyer pour l'Altruisme » de
Matthieu Ricard, et plus particulièrement les chapitres sur
l'altruisme intéressé et l'altruisme désintéressé1.
Je voudrais ici me pencher sur ces deux chapitres, car ceux-ci
soulèvent de très anciennes questions de la philosophie :
fait-on le bien avec une motivation pure, désintéressée ? Ou
a-t-on toujours une idée derrière la tête quand on accomplit ce
bien, une idée d'intérêt et d'égoïsme caché ? Un acte
altruiste intéressé est-il réellement de l'altruisme ? Voire
relève-t-il de la simple morale ? Ces questions ont hanté la
philosophie occidentale, et plus particulièrement la figure
d'Emmanuel Kant. Mais on les retrouve également dans la philosophie
bouddhique : dans les grandes lignes, l'Arahant dans la Voie des
Anciens réalise la libération pour lui-même tandis que le
bodhisattva du Grand Véhicule cherche l’Éveil avant tout pour le
bien des autres et œuvre à ce que tous les êtres sensibles soient
libérés.
Je
m'excuse de ne pas faire durer le suspense, mais je commencerai par
exposer les thèses que je défends avant d'étudier ces deux
chapitres sur l'altruisme intéressé et l'altruisme désintéressé :
- 1°) La distinction entre altruisme intéressé et altruisme désintéressé est trop simple, trop binaire et trop dualiste. Il y a tout un dégradé entre ces deux formes d'altruisme.
- 2°) L'altruisme intéressé est moralement moins noble que l'altruisme désintéressé, c'est une évidence. Pour autant, on ne peut pas dénier toute valeur morale à l'altruisme intéressé.
- 3°) L'altruisme intéressé peut et devrait se transcender dans la solidarité : l'alliance et l'entraide entre personnes intéressées. Et cette solidarité peut s'avérer beaucoup plus efficace qu'un altruisme désintéressé certes moralement admirable, mais qui ne peut être mobilisé que par des individualités remarquables.
Matthieu
Ricard commence par donner une définition de l'altruisme intéressé :
« L’"altruisme
intéressé" est une mixture d’altruisme et d’égoïsme. Ce
n’est pas une façade hypocrite, puisqu’il tend sincèrement à
contribuer au bien d’autrui, mais il reste conditionnel et ne
s’exerce que dans la mesure où il contribue également à nos
propres intérêts ».
Deux choses à retenir : l'altruisme intéressé est entaché de
son contraire, l'égoïsme. Par opposition, l'altruisme désintéressé
en est libéré. Et l'altruisme intéressé est conditionnel,
c'est-à-dire que c'est un altruisme qui peut s'éteindre si
certaines attentes ne sont pas remplies. Étant conditionné, cet
altruisme intéressé risque de conduire à la déception, à la
frustration, à la méfiance, voire même à l'hostilité si on se
sent trahi ou moqué par la personne que l'on aide.
Matthieu
Ricard cite les règles de réciprocité et donne des exemples de
cette réciprocité parfois envahissante dans les sociétés
traditionnelles : peuples montagnards du Zanskar, peuplades des
Andes, tribus africaines des Ik... « Dans
les sociétés humaines, la réciprocité constitue la texture d’une
communauté équilibrée au sein de laquelle chacun est disposé à
rendre service à l’autre et manifeste de la gratitude lorsqu’un
service lui est rendu. Dans une communauté où les gens se
connaissent bien, chacun tient pour acquis que les autres se
comporteront de manière bénéfique à leur égard lorsque le besoin
s’en fera ressentir. S’il arrive qu’un membre de la communauté
ne joue pas le jeu, qu’il jouisse de l’obligeance d’autrui sans
lui rendre la pareille, il sera rapidement ostracisé par ses pairs.
(...) Ce système de réciprocité est très différent d’un accord
ou d’une transaction commerciale. Personne n’est lié par un
contrat et ne peut contraindre quiconque à « rembourser sa
dette ». Aucune autorité extérieure ne s’en mêle. Il
serait inconcevable, voire risible, d’aller trouver le chef du
village pour se plaindre que la famille Untel n’a pas donné de
fête depuis bien longtemps. Les bavardages suffisent. Soit on reste
dans le cercle de la réciprocité, soit on en sort, avec les
conséquences que ce désistement aura en termes d’isolement ».
On voit bien que ce système de
réciprocité n'est pas inconditionnel. Au contraire, toute aide est
conditionnée à l'idée d'un dû, d'une aide en retour qu'il faudra
apporter quand le besoin s'en fera sentir. On voit bien aussi que ce
système de réciprocité peut conduire à la colère, au
ressentiment, à la jalousie, au rejet de celui qui ne respecte
l'aide réciproque ou même de celui qui aide trop. En effet, l'aide
peut dans cette logique devenir quelque chose de très embarrassant,
car une aide crée tout un système d'obligations parfois pesant.
Matthieu Ricard donne l'exemple du peuple Ik en Afrique : « La
réciprocité quantifiée peut mener à des situations extrêmes,
comme chez le peuple ik en Afrique, où l’on peut, contre le gré
du propriétaire, labourer son champ ou réparer son toit pendant
qu’il a le dos tourné, dans le but de lui imposer une dette de
gratitude qu’on ne manquera pas de réclamer en temps utile. "Une
fois, j’ai vu tellement de gens sur un toit pour le réparer qu’il
était sur le point de s’écrouler, et tout cet empressement en
dépit des protestations du propriétaire que personne n’écoutait",
rapporte Colin Turnbull, l’anthropologue qui a étudié le système
du don et du contre-don chez les Ik ».
Tout
le monde comprendra que l'altruisme désintéressé est bien meilleur
sur un plan moral, car il n'exige pas cette réciprocité et ce
compte un peu mesquin des services rendus. Matthieu Ricard donne des
exemples édifiants, mais pas nécessairement extraordinaires :
Matthieu Ricard veut justement nous convaincre de la « banalité
du bien », concept qu'il a forgé pour contrer le concept
d'Hannah Arendt de « banalité du mal » qu'elle avait
utilisé lors du procès du nazi Adolf Eichmann pour expliquer
comment des bons pères de familles avaient pu devenir des SS
sanguinaires qui ont mis en place la solution finales dans les camps
d'extermination comme Auschwitz, Treblinka ou Sobibor... Cette
banalité du bien, Matthieu Ricard la voit dans des faits héroïques :
plonger dans une eau torrentueuse pour sauver quelqu'un de la noyade,
plonger dans les flammes pour aller chercher un enfant à l'étage,
sauver des Juifs durant la seconde guerre mondiale.. Mais il voit
cette banalité du bien à l’œuvre dans mille et un faits de la
vie quotidienne : dans le bénévolat qu'une large partie de la
population pratique, les petits moments de solidarité et d'entraide
qui ne sont justifiés par aucune contrepartie et dont personne ne
rendra compte... Il donne l'exemple d'un couple qui gagne au loto et
donne tout le magot à des organisations caritatives ainsi que d'un
vendeur d'objets de musique qui tombe sur un basson de valeur qui
avait été volé et qui fait tout pour retrouver le propriétaire,
un musicien pour qui l'instrument de musique avait une valeur
sentimentale énorme...
Pour Matthieu Ricard, cet altruisme
désintéressé n'est pas quelque chose de rare. On le retrouve
souvent ce fait d'aider autrui sans rien attendre en retour à
l’œuvre dans beaucoup de comportements admirables : « Lucille
Babcok, qui a reçu la médaille de la Commission Carnegie pour
"faits
d’héroïsme",
n’avait pas l’impression de la mériter : "Je
n’ai pas honte de l’avoir obtenue, mais je me sens embarrassée
car je n’avais pas envisagé les choses sous cet aspect-là".
Il en va de même pour les "Justes"
qui sauvèrent des Juifs lors des persécutions nazies : les
honneurs auxquels ils ont eu droit par la suite ont été considérés
comme accessoires, inattendus, embarrassants, voire "indésirables"
par certains. La perspective de tels honneurs n’était jamais
entrée en ligne de compte dans la motivation de leurs actes.
« "C’était
tout simple, rapporte un sauveteur, je n’ai rien fait de grandiose.
Je n’ai jamais considéré les risques ou imaginé que mon
comportement pourrait entraîner un blâme ou une reconnaissance. Je
pensais que je faisais juste ce que je devais faire" ».
Ces gestes admirables, ils l'ont fait juste pour aider autrui, non
avec un but caché de reconnaissance ou de louanges.
Je
suis personnellement d'accord avec cette idée de la banalité du
bien, mais je suis beaucoup plus réticent à penser que l'altruisme
désintéressé soit aussi systématiquement aussi désintéressé
qu'il veut bien le dire. Attention, je ne me reconnais pas pour
autant dans les tenants d'un égoïsme universel, ces philosophes,
psychologues et intellectuels qui voient de l'égoïsme dans chacun
de nos gestes, y compris les gestes les plus généreux. L'un des
grands inspirateurs de cette tendance a été le philosophe anglais
du XVIIème
siècle, Thomas Hobbes pour qui l'Homme était fondamentalement
mauvais, méchant, égoïste jusqu'à la moelle, trompeur et retors.
Matthieu Ricard cite à son propos une anecdote célèbre :
« Thomas Hobbes, qui n’a
cessé de proclamer que l’homme était uniquement motivé par son
autopréservation – ce qui le conduit à privilégier
systématiquement ses intérêts personnels –, fut un jour
surpris en train de donner une pièce à un mendiant. Voyant cela, un
passant, au fait des opinions du philosophe, s’exclama : "Ah !
Ah ! Voilà qui ressemble fortement à de l’altruisme".
Ce à quoi Hobbes rétorqua : "Pas
du tout, je n’ai fait ce geste que pour soulager ma mauvaise
conscience" 2 ».
Comme
Matthieu Ricard, je suis contre cette mentalité qui voit l'égoïsme
en toutes choses dans le but de promouvoir le « chacun pour
soi », le capitalisme féroce et la guerre de tous contre
chacun. Ces philosophes et psychologues qui voient l'égoïsme le
font pour justifier les comportements les plus injustes et les plus
inacceptables sous couvert de lois : si notre nature est d'être
égoïste, il est donc « normal » de se comporter de
manière égoïste et de s'accaparer les biens au détriment des
autres, il est « juste » de ne penser qu'à son propre
profit. L'altruiste dans cette logique est soit un gros benêt, soit
un fou dont il convient de redresser les idées. Néanmoins, il ne
m'apparaît insensé de chercher des motifs égoïstes derrière nos
actions altruistes, ces motivations pouvant être conscientes ou
inconscientes.
Contrairement
à Matthieu Ricard, je ne rejette pas complètement des penseurs
comme La Rochefoucauld qui mettent le soupçon d'un égoïsme caché
derrière la légende morale qu'on voudrait donner de nous-mêmes.
Par exemple quand La Rochefoucauld déconstruit l'amitié avec ces
mots cinglants : « Ce
que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un
ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons
offices : ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre
se propose toujours quelque chose à gagner 3 ».
On pourrait citer aussi toujours de François de la Rochefoucauld, et
plus proche de ce dont parle ici : « L'intérêt
parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages,
même celui de désintéressé 4 ».
Simplement,
le fait d'admettre une part d'égoïsme dans nos actes altruistes
n'est pas une raison à mon sens pour disqualifier cet altruisme :
l'altruisme même très intéressé vaudra toujours mieux que
l'égoïsme intéressé ! Aider son voisin avec une idée
derrière la tête vaudra toujours mieux que de le laisser en plan !
À
plusieurs reprises, Matthieu Ricard parle de l'altruisme désintéressé
comme d'un « altruisme véritable ». Pour moi, un
altruisme est véritable à partir du moment où il est sincère,
même s'il est imparfait et entaché d'égoïsme.
Je
pense qu'il faut faire un dégradé de l'altruisme intéressé en
partant de ce qui est le plus mélangé avec l'égoïsme jusqu'à un
altruisme qui ne serait que très légèrement teinté d'intérêt
personnel. Pour les actions altruistes dont la motivation est de
recevoir un service en retour, il me semble qu'il faut faire une
distinction dans les niveaux de réciprocité : est-ce qu'on
attend un service tout de suite ? Est-ce qu'on est pointilleux
dans la quantité ou la qualité de service en retour ? Auquel
cas c'est quasiment un cas d'échange, un troc, une forme de salaire,
et c'est donc un niveau très bas dans l'altruisme. Une forme plus
développée de réciprocité serait de ne pas réclamer oralement ou
tacitement de service directement après son aide ou peu après
celle-ci, de ne pas attendre nécessairement d'aide de la personne
qu'on a aidé, même si on est susceptible d'attendre de l'aide de
quelqu'un quand le besoin s'en fera sentir. L'aide peut aussi prendre
des formes variées : un service sur quelque chose de matériel,
un soutien psychologique, un conseil, une explication, etc...
Parfois,
on n'attend rien de matériel en retour, ni même de service, mais
notre altruisme peut être intéressé pour des raisons sociales,
morales ou psychologiques. Certains attendront des remerciements, des
louanges, une bonne réputation, une validation sociale de venir en
aide à autrui, être reconnu comme quelqu'un de bien et être
apprécié de sa bonne conduite et du rôle positif que l'on joue
dans la communauté. Pour d'autres personnes, l'aide vient pour se
débarrasser de la mauvaise conscience ou de la détresse empathique
qui naît de notre incapacité à supporter le spectacle de la
souffrance d'autrui.
D'autres
recherchent la joie ou la fierté d'accomplir le bien : cela
fait du bien à leur identité de se construire comme une bonne
personne, avec parfois une pointe d'orgueil : être meilleur que
les autres, comme ces humanitaires qui vous racontent longuement
leurs exploits altruistes dans le tiers-monde et, pour qui passer à
la télévision est une sorte de consécration. Parfois cette joie ou
cette fierté d'accomplir n'a pas besoin d'être dite ou même sue
autour de soi pour être une motivation intéressée, certes plus
subtile que le gars qui se vante en permanence. Il y a ce sentiment
très fort d'être « droit dans ses bottes » en
accomplissant son devoir, et c'est même ce que les stoïciens de
l'Antiquité appelaient le bonheur, considérant que faire son devoir
en aidant notamment les autres était beaucoup plus précieux pour se
sentir bien que de jouir d'un plaisir toujours évanescent dans le
temps .
Matthieu
Ricard argumente contre le fait qu'il y aurait de l'égoïsme à
faire du bien parce que cela fait du bien à nous-mêmes (rappelons
qu'il le fait contre ceux qui pensent qu'il y a un égoïsme
universel qui se retrouve même dans les actions les plus altruistes,
ce qui n'est pas ma position) : « Les
Anglo-Saxons parlent de warm glow, que l’on pourrait traduire par
(...) « douce chaleur intérieure » accompagnée de la
satisfaction qui naît de l’accomplissement d’actes de bonté.
Mais une telle hypothèse ne saurait s’appliquer à tous les
comportements altruistes. Lorsqu’un pompier se précipite dans une
maison en flammes pour en sortir quelqu’un, pourrait-on imaginer
qu’il se dise : "Allez, je rentre dans la fournaise. Ah,
qu’est-ce que je me sentirai bien après !" Cette
hypothèse est évidemment absurde. Comme le souligne le psychologue
Alfie Kohn : "Pour prouver la justesse d’une telle thèse,
il ne suffira pas de montrer le sourire qui illumine le visage du
sauveteur qui vient d’arracher quelqu’un à la mort. Il lui
faudra prouver qu’avant de se lancer dans une intervention risquée,
le sauveteur avait déjà en vue ce moment d’émerveillement"
5 ».
Aider
une personne dans des circonstances difficiles n'apporte
effectivement pas nécessairement du plaisir pour celui qui aide.
Pourtant si on prend l'exemple du pompier qui est confronté à des
situations particulièrement pénibles, dangereuses et effrayantes,
n'y a-t-il pas dans cette situation de l'adrénaline et des
battements de cœur qui donnent une incroyable sensation de vivre ?
Pour la plupart des gens, il n'y a certes aucun plaisir ou
satisfaction là-dedans. C'est pourquoi la plupart des gens ne sont
pas pompiers ! Mais pour ceux qui exercent ce métier, je pense
qu'il y a une forme de satisfaction à être dans cet état risqué,
aventureux, périlleux, tout comme certaines personnes raffolent des
sports extrêmes, sauter d'un viaduc avec un élastique au bout des
pieds, grimper un paroi raide sans aucun dispositif de sécurité
comme une corde de rappel, etc... En plus, il y a la fierté
d'accomplir une tâche risquée, admirée et honorée par la société.
Pour
donner plus commun à l'expérience des gens ordinaire, aider un ami
lors d'un déménagement n'est généralement pas un tâche
folichonne. Il n'y a généralement aucun plaisir à monter
péniblement le lave-linge au quatrième étage de l'immeuble dans un
escalier étroit. Pourtant il y a la joie d'être ensemble, de se
rendre utile, de prendre une petite bière au moment de la pause qui
contrebalance les efforts fournis. Encore une fois, je ne cherche pas
à dénier l'altruisme chez le pompier pas plus que chez votre
camarade qui vous aide à déménager. Cet altruisme teinté
d'héroïsme est admirable, même s'il avère ne pas être détaché
de tout intérêt. Je dis simplement que ces motivations peuvent
s'accompagner dans le même temps de la recherche d'un intérêt
personnel qui peut être varié ; et ce n'est pas en soi quelque
chose de mal, l'acte n'en reste pas moins noble, même si, moralement
parlant, plus votre acte sera désintéressé, mieux cela vaudra.
Je
précise aussi qu'un acte n'est pas nécessairement univoque dans ses
motivations : on peut aider pour toute une série de raisons, et
ce faisceau de raisons est parfois difficile à démêler
complètement. Je me souviens d'une professeure de philosophie
féministe qui nous expliquait toute sa méfiance envers les actes de
galanterie. Elle se demandait quand un homme inconnu se proposait sur
le quai de la gare de porter sa valise : quelles sont les
motivations de cet homme à l'aider de la sorte ? Un réel souci
d'apporter son aide ? Une façon d'exprimer sa supériorité
physique masculine ? La volonté de la séduire et de coucher
avec elle ? La volonté de plaire juste pour le plaisir de
plaire ? Une façon pour cet homme de se donner bonne
conscience ? L'envie de se donner une bon image ou un bon rôle
auprès des gens susceptibles de regarder la scène ?... Elle
avait conclu que c'était peut-être un mélange de toutes ces
causes. Et je pense pour ma part effectivement que les motivations
peuvent être multiples et changeantes d'un instant à l'autre. Je
peux vouloir porter la lourde valise d'une jolie demoiselle parce
qu'elle est jolie et que j'ai bien une idée derrière la tête, mais
aussi parce que cela conforte mon identité de personne forte et
protectrice et que cela me plaît de voir ainsi. Ou un mélange de
ces motivations...
*****
Donc,
si je soupçonne des intérêts déguisés derrière les actes les
plus altruistes, des intérêts qui
« joue
toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé »
pour reprendre le mot de la Rochefoucauld, est-ce
que je nie pour autant qu'il existe des actes motivés seulement par
l'altruisme désintéressé ? Non, mais je pense que ces actes
sont rares (et en cela je m'oppose à Matthieu Ricard), et ces actes
sont le fait de personnes très détachée de leur ego. Cela ne veut
pas dire, je le répète, qu'il faille condamner tout altruisme
intéressé : un altruisme intéressé sincère est un altruisme
véritable qui mérite d'être applaudi et encouragé quand bien même
il ne serait pas parfait sur le plan de la morale. Je pense qu'en
tant qu'individu moral nous devrions le plus souvent possible de nous
comporter de manière altruiste sans condition et sans recherche
d'intérêt, et tendre vers l'altruisme. Mais nous devrions aussi
entretenir cette lucidité et voir le caractère intéressé de nos
motivations de nos actes altruistes.
Maintenant,
si l'altruisme désintéressé est rare à l'état pur, je pense que
cet altruisme existe aussi caché parmi tous le faisceau de
motivations intéressées dont je viens de parler plus haut. Et ce
qu'on appelle dans la philosophie bouddhique la
« nature-de-bouddha ». Il existe en chaque être sensible
un fond de bienveillance infinie et inconditionnelle qui agit et
rayonne en nous, même chez les avares et les égoïstes. Cette
nature-de-bouddha agit en nous à chaque instant et participe de ce
faisceau de motivations qui dirigent nos acte, dont je parlais plus
haut. La spiritualité consiste à mes yeux à laisser ce fond de
bienveillant émerger dans notre être et notre psychologie. C'est
pourquoi la pratique des quatre qualités incommensurables – amour
incommensurable, compassion incommensurable, joie incommensurable et
équanimité incommensurable – est si importante en méditation. La
bonne nouvelle est qu'on n'a pas attendre d'être un saint
intégralement détaché de son ego et de ses biens matériels, de
ses attentes et de ses espérances, pour sentir l'altruisme pur en
soi. Néanmoins, il ne faut pas être dupe de notre propension à
tout ramener à nous-mêmes et à nos intérêts.
Voir la seconde partie de ce article
1 Matthieu
Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme », chap. 7
et 8, éd. NiL, Paris, 2013, pp. 99 – 109. Si aucune mention ne
signale une autre source, les autres passages seront dans ces deux
chapitres de son livre.
2 Matthieu
Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme », chap. 12,
op. cit., p. 148.
3 « Réflexions
ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld »
(1678), cité par Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour
l'altruisme », chap. 12, op. cit., p. 139.
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