Altruisme intéressé et altruisme désintéressé
2ème partie
Voir la première partie
Je
pense donc qu'il faut encourager les gens de bien à développer le
plus possible l'altruisme, mais aussi à prendre conscience du
pouvoir de notre ego et à se libérer le plus possible de celui-ci,
ce qui revient à dire : à se transformer soi-même encore et
encore, tout au long de sa vie pour tendre vers l'altruisme
désintéressé. Néanmoins, je pense qu'il faut garder aussi
conscience qu'on vit en société. L'altruisme désintéressé est
une très belle chose, mais il ne faut pas oublier dans un excès
d'idéalisme qu'il y a des gens égoïstes qui sont prêt à
manipuler les personnes serviables pour les mettre à leur service.
Si
je veux être très schématique, dans la société, il y a
globalement trois types de personnes : des gens qui prennent,
des gens qui donnent et enfin la catégorie intermédiaire des gens
qui donnent et qui prennent avec un sens pointilleux de légalité et
de la justice : « Je veux bien te donner pour autant que
tu me rendes une quantité équivalente de services et de biens ».
Je n'ai pas fait d'études sociologiques ou anthropologiques pour
étayer mes dires, mais il me semble bien que cette catégorie
intermédiaire des gens qui donnent et prennent est la plus
représentée dans la société, et de loin. Les gens qui prennent
tout sans rien donner en retour est vue avec méfiance par cette
catégorie intermédiaire et à juste titre : des gens qui sont
toujours à demander des choses « pour dépanner » et à
toujours à réclamer notre aide, mais qui sont aux abonnés absents
dès que nous sommes dans le besoin, ce ne sont pas là des amis très
fiables.
Et
comme la catégorie intermédiaire regarder avec suspicion, dédain
et colère les gens qui prennent, forcément, la cible de ces gens
qui prennent sera en priorité la catégorie des gens qui donnent,
qu'il sera très facile d'exploiter et de culpabiliser. C'est
pourquoi je pense qu'il faut encourager à l'altruisme désintéressé
certes, mais qu'il faut également être vigilant, ne pas être dupe
et mettre en garde des problèmes que pourraient connaître les
personnes trop bienveillantes et trop altruistes, notamment le fait
d'être la cible et la proie des gens toujours prompts à manipuler
et à tout ramener à eux. C'est à cause de ce parasitage des
personnes altruistes qu'on en vient à véhiculer des adages
répugnants du style « trop bon, trop con ». On ne
devrait jamais dire d'un individu qu'il est trop bon ou qu'il est
trop bienveillant, trop altruiste. On n'est jamais assez bon, assez
bienveillant, assez altruiste.
Malheureusement,
on vit dans une société où la manipulation et l'exploitation
existent. Et il faut se prémunir des individus parasites qui
détournent l'altruisme, altruisme qui devrait profiter au bien
commun, et non à leur seul profit personnel. Si vous donnez beaucoup
et inconditionnellement, sans rien en retour, vous devenez cette
cible, une aubaine pour ceux qui ne pensent qu'à eux. Et il faut
résister aux élans du cœur que savent si bien susciter les
personnes manipulatrices pour détourner à leur seul profit votre
bonne volonté. C'est pourquoi je pense que les élans du cœur
doivent aller avec la raison
Il
faut également encourager la dimension collective de l'altruisme
intéressé qui demande un minimum en retour : je veux parler de
la solidarité, l'idée d'être plus solide ensemble et la
compréhension que les individualités sont interdépendantes. Avec
la solidarité, on n'est pas un altruiste intéressé tout seul dans
son coin, on est altruiste intéressé ensemble, chacun apportant et
recevant de l'aide des autres. Globalement, cette solidarité
convient mieux à la psychologie de la majorité de la population et
permet une entraide supérieure à la quantité d'aide fournie par
les altruistes désintéressés isolés (quand, en plus, cette aide
désintéressée n'est pas détournée au profit d'individus
manipulateurs).
Bien
sûr, la solidarité est un idéal. Il faut constamment raviver cet
idéal et encourager les uns et les autres à servir l'intérêt des
autres pour que les autres soient là en cas de besoin. Il faut que
cette solidarité soit généreuse car sinon on retombe dans les
travers de la réciprocité où tout le monde surveille tout le monde
et comptabilise si on a bien reçu la même quantité de bienfaits
que l'on a soi-même donné. J'ai dit que la solidarité était
l'union et la mise en commun d'altruismes intéressés, mais ceux qui
partagent cet idéal de solidarité doivent faire effort pour aller
vers le désintéressement et le service au bien commun.
Car
si ce bien commun est fort et important, alors ce n'est pas grave si
quelques personnes à la marge resquillent. Il y a cette expérience
de pensée où, en 1986, le philosophe américain John Rawls
refusaient qu'on donne des allocations de chômage et encore moins un
revenu de base à des gens qui passeraient toute la sainte journée à
faire du surf sur les plages de Malibu ou Hawaï puisque ces
personnages oisifs ne participent à la solidarité nationale et à
l'effort collectif : « Ceux
qui surfent toute la journée sur les plages de Malibu doivent
trouver un moyen de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, et ne
devraient pas bénéficier de fonds publics ».
Dans le même esprit, dans les sixties, il y avait sénateur
républicain de Hawaï qui se plaignait des hippies venant profiter
des plages idylliques et du climat agréable dans son État grâce
aux allocations sociales qui leur permettaient d'avoir le minimum
pour vivre sur cet archipel du Pacifique. Ce sénateur faisait
campagne contre cette présence un peu trop envahissante à son goût,
et il avait pris comme slogan, « No
parasites in paradise » :
pas de parasites au paradis 1.
Pourtant,
ce qui est problématique au niveau d'un individu (une personne qui
est toujours à mettre la pression sur un bon gars, une bonne poire
pour bénéficier d'aides et de ressources sans trop se fouler) l'est
beaucoup moins au niveau d'une collectivité tant que cela reste
marginal. En réalité, ces individus qui semblent tirer au flanc
dans l'ordre de la société et qui semblent ne servir à rien
peuvent s'avérer plus utiles que leur oisiveté ne le laisse
présager. Prenons des surfeurs qui passent leur temps à chercher la
bonne vague plutôt que de chercher un boulot digne de ce nom. Ils
semblent être juste un poids pour la société ou des gens qui, en
terme philosophique, ne respectent pas le contrat social. Pour
autant, il est faux d'affirmer qu'ils n'ont aucune utilité sociale :
ils font rêver les gosses quand ils surfent en-dessous de la vague
qui se referme sur eux comme un tunnel d'eau, ils sont un bon sujet
de photos et de vidéos spectaculaires, ils contribuent à donner une
aura « cool » à certains lieux, ils attirent tout un
tourisme et donc une activité économique qui va tourner autour de
cette passion avec des infrastructures pour loger les vacanciers,
pour les nourrir, pour les équiper et pour les divertir, et
définitive, ils pourront eux-mêmes se mettre à dispenser des cours
à ces vacanciers pour arrondir leurs fins de mois. Leur inutilité
apparente peut en fait créer du lien social et s'avérer contribuer
positivement à la société de manière peu orthodoxe.
En
conclusion, s'il est bon de chercher à avoir comme objectif un
altruisme désintéressé, il est bon de prendre conscience de notre
tendance à ramener la couverture à nous même quand on aide autrui.
Et comprenant cette tendance à chercher notre intérêt et que nous
partageons avec les autres cette tendance, alors on peut développer
une solidarité où chacun a à gagner de la collaboration mutuelle.
Et
je terminerai en citant la belle formule du père Ceyrac qui a été
missionnaire en Inde où il s'est occupé d'enfants défavorisés et
que Matthieu Ricard mentionne dans son « Plaidoyer
pour l'altruisme » :
: « Malgré tout,
je suis frappé par l’immense bonté des gens, même de ceux qui
semblent avoir le cœur et l’œil fermés. Ce sont les autres, tous
les autres, qui fondent la trame de nos vies et forment la matière
de nos existences. Chacun est une note dans le “grand concert de
l’univers”, comme le disait le poète Tagore. Personne ne peut
résister à l’appel de l’amour. On craque toujours au bout d’un
certain temps. Je pense réellement que l’homme est intrinsèquement
bon. Il faut toujours voir le bon, le beau d’une personne, ne
jamais détruire, toujours chercher la grandeur de l’homme, sans
distinction de religion, de caste, de pensée ».
Frédéric Leblanc,
le 13 avril 2020.
Voir la première partie
1 Anecdote
racontée par Philippe Van Parijs : « De
chacun (volontairement) selon ses capacités à chacun
(inconditionnellement) selon ses besoins »,
Mouvements 2013/1 (n° 73),
pages 155 à 174.
Morgan Maassen, Scène de surf à Byron Bay (Australie). |
Voir également sur le sujet de l'altruisme, de la solidarité et de l'empathie envers les autres :
- Solidarité et charité
- La joie et le don
- Rien n'est plus utile (Spinoza)
- Ce que tu donnes (James Joyce)
Voir aussi à propos de Matthieu Ricard :
Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?
- Liberté
- renouer avec la nature
- s'occuper aussi des animaux
- Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace
- Le bonheur, un état ou une compétence ?
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard
Les autres notes sur les dialogues du cerveau à propos de "Cerveau et méditation" :
- 1ère partie: Les illusions de la perception
- 2ème partie : L'impossible localisation du moi
- 3ème partie: Nano-bonhomme et baleine cosmique
- 4ème partie : Libre-arbitre et déterminisme
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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