L'abandon de la viande selon la tradition zen :
"N'abandonnez pas la viande, laissez la viande vous abandonner"
Quand on a ne serait-ce qu’un peu de compassion et de conscience morale, il n’est pas difficile de se rendre compte du mal qu’il y a à manger de la viande ou du poisson. Pour manger de la viande ou du poisson, il faut nécessairement tuer un animal et donc causer une souffrance inutile. Le premier précepte bouddhiste recommande d’ailleurs de ne pas tuer et de protéger la vie. La nourriture végétarienne s’inscrit donc pleinement dans ce premier précepte. Plus qu’un acte de compassion à l’égard des animaux, s’abstenir de manger de la viande ou du poisson est aussi un acte écologique dans la lutte contre le réchauffement climatique, contre la déforestation des jungles tropicales, contre la pollution des eaux et des sols. S’abstenir de manger du poisson permet de sauver la vie animale et les écosystèmes des océans, puisque les stocks de poissons s’épuisent à la vitesse grand V dans les mers du globe.
S’en rendre compte n’est pas trop
difficile, mais s’abstenir effectivement de viande ou de poisson dans son
assiette est souvent beaucoup plus ardu. Ce sont les résistances au passage à
l’acte que je voudrais envisager ici. En fait, toutes sortes de choses nous
retiennent de passer à un mode d’alimentation végétarien. Cela peut être la
pression sociale. Seuls 2% de la population belge est végétarienne. La grande
majorité des gens ont un régime carné et considèrent qu’il est normal, voire
bien de manger de la viande. Il suffit de regarder le menu de n’importe quel
restaurant : en-dehors des entrées et des desserts, vous aurez une
rubrique « viande » et une rubrique « poisson ». C’est la
viande ou le poisson qui est au centre du plat, et quelques feuilles de salade
ou un maigre morceau de carotte ou de tomate vient décorer et mettre de la
couleur dans le plat. La plupart du temps, on ne mange même pas ces
« décorations » ! C’est dire si la viande et les autres cadavres
d’animaux sont inscrits dans les mœurs ! Aller à l’encontre de cette
habitude alimentaire, c’est remettre en question les coutumes et la culture
ambiante. Il faut de la patience pour changer les choses.
L’obstacle peut être le goût que
l’on a pour les plats de viande. De façon plus subtile, on peut rattacher la
viande à des souvenirs culinaires d’enfance qui créent un lien d’attachement
très fort et dont il n’est pas facile de se détacher. Je pense que la solution
est de découvrir la cuisine végétarienne au-delà des préjugés ridicules du
style : « être végétarien, c’est brouter de la salade, et rien
d’autre ». Il y a tout un continent de saveurs à découvrir quand on veut
bien aller au-delà du beefsteak et du magret de canard. Les profanes sont
souvent impressionnés et ébahis de la diversité de la gastronomie végétarienne.
Un autre obstacle est la tendance
de notre culture à nier la conscience aux animaux, afin de contourner les
réticences éthiques à manger le cadavre de ces
animaux. Les traditions judéo-chrétiennes
et islamiques refusent ainsi de voir une âme dans l’animal, seul l’homme en
serait pourvu. « Dieu a fait l’homme
à son image » nous dit la Genèse. Plus radical fut René Descartes qui
considérait les animaux comme des mécaniques complexes dépourvues de
conscience. Dans son célèbre « Discours
de la Méthode », Descartes explique qu’une horloge indique l’heure
mieux qu’un homme ne saurait le faire sans pour autant être pourvue d’une
pensée et d’une sensibilité, de la même façon l’animal peut parfois accomplir
une tâche mieux que l’homme sans pour autant disposer d’une conscience :
un mécanisme complexe est l’œuvre au sein de lui. C’est la théorie de
l’animal-machine qui a considérablement influencé la pensée en Occident. La
conception des élevages industriels où les animaux sont considérés comme des
simples objets manufacturés au même titre qu’un frigo ou un téléviseur n’aurait
certainement pas été possible sans cette notion de l’animal-machine. Et c’est
une attitude récurrente de nier une conscience ou une intelligence alors qu’on
l’a reconnaîtra à un animal domestique comme un chien, ou bien encore à un
gorille que l’on n’est pas sensé manger. Une très récente étude australienne va
dans ce sens : notre esprit tend à « dementaliser » l’animal que
l’on est sur le point de manger[1].
La philosophie bouddhique voit au
contraire dans l’animal un être sensible doué de facultés mentales qui ne sont
certes pas équivalentes à celles de l’homme, mais qui font que l’on peut
vouloir le bien de cet animal et souhaiter qu’il ne soit pas sujet à la
souffrance. Par ailleurs, tous les êtres sensibles sont liés par le cycle du
karma : un animal peut devenir un homme et un homme peut devenir un animal
dans une autre vie. Cela éveille notre compassion, notre empathie et notre
attention à la sensibilité de l’animal : l’animal cesse d’être un objet
manipulable comme bon nous semble. Cela nous amène également à comprendre aussi
que toutes les consciences sont interdépendantes, que l’on ne peut pas être
heureux sans rechercher le bonheur des autres consciences.
Et cette recherche de bonheur
implique de ne pas causer de souffrances inutiles. Et une de ces souffrances
inutiles, c’est précisément de manger des animaux. Le bouddhisme est donc sans ambiguïté à ce sujet: il nous invite
donc à trancher ces liens culturels ou mentaux qui nous conditionnent à manger
de la viande. Evidemment, ces liens sont puissants, et parfois nous
n’abandonnons pas si facilement la viande. Beaucoup de bouddhistes peuvent avoir la pensée que manger de la viande est de la viande: pour autant, abandonner concrètement la viande n'est pas si facile pour beaucoup d'entre eux. Les habitudes peuvent avoir la vie dure, les obligations sociales peuvent être intimidantes, les tentations peuvent être nombreuses. L'alimentation contient une charge émotionnelle très intense que la simple raison ne peut pas toujours renverser.
C’est pourquoi Philippe Kapleau, un
maître zen américain disait : « N’abandonnez pas la viande,
laissez la viande vous abandonner » où l’on reconnaît clairement
l’esprit du zen ; ne cherchez pas à imposer à tout prix la vertu par la volonté, vous
interdire de manger tel ou tel plat parce que la raison a édicté que c’était
mal, mais laissez l’esprit d’Éveil jaillir de lui-même,
laissez la compassion et la bienveillance s’épanouir et rayonner spontanément,
laissez la pleine conscience s’éveiller doucement à la conscience qu’en tout
animal réside une conscience et l’appétit pour la viande diminuera de lui-même
sans que la morale et ses envies n’entrent en conflit l’un contre l’autre.
L’envie de manger de la viande s’estompera progressivement et finira par se
transformer en répulsion.
Une piste intéressante à suivre dans
cet abandon progressif de la viande est celle prôné par l’association
végétarienne EVA (Éthique
Végétarienne comme Alternative). EVA a lancé l’idée à Gand de jeudis sans
viandes, ni poissons. Un jour par semaine, ce n’est pas contraignant, et cela
permet de découvrir l’alimentation végétarienne, de se rendre compte progressivement
que l’on peut s’abstenir de viande et ne pas perdre l’appétit pour
autant ! Si l’on peut se passer de viande un jour par semaine, on peut
s’en passer aussi plus souvent, et on peut même s’en passer tout le
temps ! Le refus d’aller vers le végétarisme est le souvent le signe que
l’on ne sait pas où on va, que l’on a peur d’avoir des carences, que l’on a
l’impression que la vie va être plus terne et plus triste, sans goût et sans
saveur. Quand on se rend compte que ces peurs sont infondées, que notre corps
ne demande pas de viande. Qu’au contraire la viande amène trop de graisses,
trop de cholestérol, trop de toxines, trop de lourdeur dans l’estomac, l’envie
de la viande s’estompe d’elle-même. On ne regrette plus rien car toutes sortes
de plats végétariens savoureux et appétissants s’offrent à nous !
On ne s'interdit plus à tout prix de manger de la viande ou des produits animaux; mais par ce que les Chinois appellent le wuwei 無為, le non-agir, cette viande et ces produits animaux vous abandonnent, s'éloignent d'eux-mêmes de votre conscience, cessent d'obséder vos pensées, au point où vos envies n'ont pas plus à être en lutte avec la Raison qui vous dicte la conduite morale juste. Cela me frappe toujours quand je vois des végétariens et des vegans acheter du simili-carné ou du simili-fromage, comme il fallait nécessairement un ersatz de viande ou de produits animaux dans leur assiette ! Comme s'ils avaient la nostalgie des jours heureux où ils mangeaient de la viande et des produits animaux, mais que leur conscience leur impose cette vie austère où l'on s'interdit ces produits qui impliquent une violence à l'égard des animaux. Ce que propose la formule zen de Philip Kapleau: "N'abandonnez pas la viande, laissez la viande vous abandonner", c'est précisément l'abandon de ce combat entre d'un côté nos envies culinaires, nos goûts, nos désirs, et de l'autre, l'austère raison qui nous dicte qu'il est mal de manger de la viande. Si l'on développe la bodhicitta, l'esprit d'Éveil dans la pratique de zazen et la vie de tous les jours, si l'on fait rayonner la compassion et la bienveillance à l'égard de tous les êtres sensibles, alors progressivement, ce goût pour la chair des cadavres ira en s'affaiblissant, en s'amenuisant et s'estompera de lui-même. Les liens des habitudes passées et des coutumes qui nous arrimaient à la consommation de la viande se dénoueront d'eux-mêmes et nous laisseront libres d'adopter un régime complètement végétal que nous assumerons pleinement. Ce qui est bon à la fois pour les animaux, pour les hommes et pour la planète.
Bai Wenshu
白文殊
白文殊
Pour plus
d’infos sur EVA et sa campagne « Jeudi Veggie » : www.jeudiveggie.be
[1] http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2011/12/12/comment-concilier-gout-pour-la-viande-et-amour-des-animaux/
Le livre de Philip Kapleau, "A Buddhist Case For Becoming Vegetarian" en téléchargement libre ici.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 禪
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme ici.
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