Commentaires au Genjōkōan
現成公案
de Dōgen Zenji 道元禅師
Le
Genjōkōan ou
« Actualisation du point fondamental » ou « La réalisation du
kôan comme présence »[1]
est un des textes majeurs du Shōbōgenzō
(正法眼蔵),
« Le trésor de l’œil de la Vraie Loi », rédigé par le maître zen Dōgen au XIIIème siècle (en 1233 pour être exact). Dōgen l’a
tellement considéré comme important qu’il l’a placé en tête de son Shōbōgenzō. En 1922, Bokuzan
Nishiari disait du Genjōkōan :
« Ce fascicule est la peau, la
chair, les os et la moelle du Fondateur. Y est exposé l’enseignement
fondamental donné de son vivant par le Fondateur. Le Dharma du Bouddha qui
régit toute sa vie se trouve révélé dans son œuvre. Les 95 fascicules du Shōbōgenzō n’en
sont que les rejetons[2] ». Ce que je
me propose de faire ici, c’est de faire un commentaire de ce texte central de
la pensée de Dōgen, commentaire dont
le but sera d’extraire ce qui est profitable et utile pour la pratique du
Dharma et la pratique de la méditation bouddhique.
1.
Lorsque tous les dharmas sont conformes au Dharma du Bouddha, il y a illusion et Éveil, pratique,
naissance et mort, Bouddhas et êtres sensibles.
Lorsque les dix mille dharmas ne
possèdent pas de soi, n’existent ni illusion, ni Éveil, ni Bouddhas, ni êtres vivants, ni
naissance, ni extinction.
Comme, fondamentalement, la Voie du Bouddha transcende
l’abondance et le manque, il y a naissance et mort, illusion et Éveil, être
sensibles et bouddhas.
Même si nous le déplorons, les fleurs tombent et les mauvaises
herbes poussent.
Le
mot « dharma » (धर्म) en sanskrit est
particulièrement chargé de sens. Dans le cadre de la pensée bouddhique, Dharma
avec un grand D signifie la Voie, l’Enseignement, la Doctrine, la Philosophie
du Bouddha : on parle alors de « Buddhadharma », le Dharma du
Bouddha, que l’on rend habituellement en chinois par l’expression : Fófǎ 佛法,
littéralement « la loi du Bouddha ». Pour les hindous, Dharma
signifie plutôt l’ordre cosmique qui régit l’univers et la société ainsi que la
vertu qu’il y a à respecter cet ordre cosmique. Mais le terme s’avère beaucoup
plus polysémique que cela : il peut désigner entre autres n’importe quelle
doctrine, façon de penser ou vision des choses, quelque chose que l’on
conceptualise. « Dharma » peut aussi désigner une chose ou un phénomène
dans la mesure où cette chose peut être appréhendée et caractérisée par une
conscience et où elle devient donc un « objet de l’esprit », quelque
chose qui est conceptualisé. Et c’est le sens dans laquelle il faut entendre la
première occurrence du mot « dharma » dans le texte de Dōgen : dharma au sens de
« phénomène » tandis que la deuxième occurrence indique clairement la
Voie du Bouddha, la philosophie du Bouddha.
Donc, quand tous les phénomènes sont conceptualisés selon les
prescriptions établies dans la doctrine du Bouddha, c’est-à-dire quand tous les
phénomènes sont vus comme impermanents, qu’ils sont débarrassés de tout
attachement, de répulsion et de tout conflit passionnel à leur égard, et qu’on
n’attend pas d’eux un bonheur permanent du fait de leur nature transitoire, eh
bien, se révèlent à notre conscience de pratiquant vertueux et appliqué une
compréhension du monde conforme aux enseignements du Bouddha où l’on peut
discerner des catégories comme l’illusion et l’Éveil, la naissance et la mort
et où l’on peut différencier les Bouddhas d’un côté et les êtres sensibles qui
ne sont pas encore éveillés à la conscience de leur véritable nature.
Nagârjuna |
Dans un premier temps, le fait que le pratiquant se mette
en conformité avec le Dharma du Bouddha avait pour conséquence que le
pratiquant dissipe ses illusions grossières comme la permanence des phénomènes
physiques ou mentaux. Ce serait comme un alcoolique qui verrait des éléphants
roses à chaque coin de rue et qui, après une période réussie de sevrage,
verrait les choses telles qu’elles sont. Ou comme un fou qui verrait des
« cornes de lièvres et des ailes de tortue » pour reprendre une
fameuse expression tibétaine et qui recouvrerait la santé mentale. On peut
faire alors des distinctions adéquates vis-à-vis du réel qui nous entoure.
Mais
imaginons que dans un deuxième, notre alcoolique se rende compte qu’il n’est
qu’un rêveur, que son alcoolisme, ses soûlographies et sa cure de
désintoxication n’étaient qu’un rêve : il parviendrait à la conclusion que
l’état d’ivresse et la sobriété seraient toutes deux des illusions ! C’est
là le deuxième temps de la prise de conscience de notre pratiquant
bouddhiste : les distinctions tracées par le Dharma s’estompent dans la
vacuité d’existence réelle ; illusion et Éveil sont aussi vides l’une que
l’autre. L’illusion est illusoire, cela, on s’en serait douté, mais l’Éveil est
tout autant frappé du sceau de l’illusion ; l’Éveil n’a plus de
consistance ontologique que l’esprit embrumé par la confusion. Pareillement, la
naissance et la mort du pratiquant sont autant de mirages inconsistants ;
et ce cycle ininterrompu, cette succession incessante de naissances et de morts
que l’on peut voir à l’œuvre partout dans la nature, l’oiseau qui sort de son
œuf et l’oiseau dans les crocs du renard, la fleur qui éclot et la fleur qui se
fane, l’arbre qui bourgeonne et les feuilles qui tombent, les cellules de notre
corps qui se forment et celles qui se meurent, l’air qu’on inspire et l’air
qu’on expire… tout cela est vide, tout cela n’est qu’illusion.
Et le bouddha qui sort de ce cycle des naissances et des
morts n’est pas plus réel que l’être sensible qui nage dans son illusion et
erre dans ce cycle des naissances et des morts. Toutes les distinctions tombent
alors, même celles fondées en raison par une vue juste du fait même de cette
vue juste qui voit l’irréalité des phénomènes et des consciences.
Cela pourrait être le dernier mot pour Dōgen, mais cela ne l’est pas. La Voie du Bouddha
ne peut pas décemment arrêter son analyse à la vacuité d’existence réelle de
tous les phénomènes, pour la simple et bonne raison que la vacuité que vient de
dégager l’analyse s’avère elle-même un phénomène vide d’existence propre. Dire
que les phénomènes sont vides n’est encore qu’un concept qui ne renvoie à
aucune existence ultime, aucune réalité absolue. La vacuité n’est pas le
dernier mot de notre existence. La vacuité a servi à se détacher de l’idée que
les phénomènes seraient « pleins » d’une existence intrinsèque, d’une
substance ou d’une réalité ontologique. Mais alors, l’assertion « les phénomènes
sont vides » est frappée également du même sceau de la vacuité. C’est
pourquoi Dōgen dit que « la Voie du Bouddha transcende l’abondance et
le manque », le Dharma transcende le plein ou le manque d’Être des
dharmas, des phénomènes.
Et comme l’analyse bouddhique ne
s’arrête pas à l’être ou au non-être des phénomènes, au vide ou plein, à
l’abondance ou au manque, on peut accueillir les apparences des phénomènes qui
se présentent à nous dans notre vision lucide des choses. On voit des apparences
de naissances et de morts se produire à chaque instant. Bien sûr, on est passé
par le deuxième stade de la vacuité où tous les phénomènes ont été vus comme
des illusions, des mirages. On ne les considère plus que comme foncièrement
réels ; pourtant, on accepte leur apparition et leur disparition, tout
comme on accepte que se produisent des apparences d’erreurs et des apparences de
vérités, des apparences d’illusion et des apparences d’Éveil dans notre
conscience illusoire comme dans la
conscience illusoire des autres.
Un proverbe zen illustre cette
dialectique : « Avant la pratique de zazen, les montagnes sont des
montagnes et les rivières sont des rivières. Pendant la pratique de zazen, les
montagnes ne sont plus des montagnes et les rivières ne sont plus des rivières.
Après la pratique de zazen, les montagnes sont à nouveau des montagnes et les
rivières à nouveau des rivières ».
Au
départ, tout a le caractère de l’évidence. Les montagnes se dessinent dans l’horizon ;
les rivières coulent paisiblement au creux des vallées. Distinguer les uns et
les autres est un jeu d’enfant. Mais au fur et à mesure où l’on plonge dans la
vision profonde de la réalité, les choses perdent ce caractère d’évidence. Enfin,
le pratiquant fait retour à la réalité commune, mais avec une nuance qui a
toute son importance : les montagnes sont des montagnes, mais uniquement
en tant qu’apparences qui émergent dans la conscience, et cette conscience est
désormais libre de ne pas postuler une réalité et d’adhérer à cette réalité.
Notre rapport au monde se fluidifie alors comme une apparence de rivière.
Dōgen |
3ème partie de ce commentaire ici.
4ème partie de ce commentaire ici et la suite là.
Lire en entier le Genjōkōan
4ème partie de ce commentaire ici et la suite là.
Lire en entier le Genjōkōan
[1] La traduction que j’emploierai ici est
celle de Jacques Brosse dans « Polir
la lune, labourer les nuages », Albin Michel/Spiritualités vivantes,
Paris, 1998, pp. 91-98. Différentes traductions existent : notons celle de
Yoko Orimo, plus intellectuelle et universitaire : « Le Shôbôgenzô, La Vraie Loi, Trésor de
l'œil », Traduction
intégrale, Tome 3, éd. Sully, 2007. Voir aussi toujours de Yoko
Orimo : « Le Shôbôgenzô de
maître Dôgen », éd. Sully, Paris, 2003, pp. 61-72.
[2] Jacques Brosse, « Polir la lune et labourer les nuages »,
op. cit., p. 92.
[3]
Cûla Suññata Sutta,
Majjhima Nikâya 121. Môhan Wijayaratna, « Sermons du Bouddha »,
Seuil/Points Sagesse, Paris, 2006, pp. 215-22.
[4] Voir entre autres : « Le Perfection de Sagesse »,
traduction de George Driessens, éd. du Seuil, Paris, 1996. « La noble
Perfection de Sagesse en huit mille versets », traduction de George
Driessens, éd. Vajra Yogini, Marzens (France), 2007. « Soutra du Diamant (et autres soutras de la
Voie médiane) », traduction de Philippe Cornu, Fayard/Trésor du
Bouddhisme, Paris, 2001.
[5] Nagârjuna, « Traité du Milieu », », traduction de George Driessens, éd. du
Seuil, Paris, 1995.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 禪
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire