Pages

lundi 11 novembre 2013

Seconde réponse à Kryss sur le bouddhisme et le végétarisme

Suite à mon article « Bouddhisme et végétarisme », Kryss avait formulé quelques objections auxquelles j’avais répondu ici.

Kryss m’a ensuite écrit par courriel que je ne répondais pas vraiment à sa question, à savoir ce qu’il appelle « l’aspect publicitaire » de la conduite d’un moine bouddhiste respectant la règle alimentaire dite des « trois puretés ». En d’autres mots, est-ce que l’exemplarité de la conduite d’un moine n’est pas entachée par cette acceptation de plats de viande dans certaines conditions (quand le moine n’a pas vu, n’a pas entendu et ne pouvait pas savoir que cette viande a été cuisiné à son intention propre) ? Est-ce que ce moine ne va pas contribuer à donner un mauvais exemple en laissant croire aux gens ignorants qui voient le moine manger de la viande ou un « curry de poulet » qu’un moine mange couramment de la viande et qu’il n’y a aucune faute morale à manger de la viande, de la volaille ou du poisson ? Je pense avoir répondu en réalité, mais je vais préciser ici ma réponse et éclaircir ma pensée à ce sujet tant que se faire se peut…


         Du point de vue de l’exemplarité de la conduite, effectivement, cette conduite dite « des puretés » pose problème ; puisqu’à l’époque du Bouddha, certaines personnes ne comprenaient pas l’attitude du Bouddha. Comme le soutra de Jîvaka le mentionne, on relate que l'on répandait du vivant du Bouddha la rumeur suivante : « On tue des êtres vivants pour nourrir l’ascète Gotama qui mange délibérément de la chair d’animaux tués pour lui ». Il y a avait donc incompréhension, et peut-être que certaines polémiques malveillantes étaient lancés dans le public par des brahmanes ou des maîtres spirituels afin de nuire à la réputation des bouddhistes et les discréditer sur la place publique. Cela, on ne peut pas le nier ; et c’est pourquoi, dans son enseignement au laïc Jîvaka, le Bouddha fait preuve de pédagogie et explique la démarche des moines bouddhistes en matière d’alimentation et la règle controversée dite « des trois puretés ».

Rappelons que les moines dans la règle monastique originelle vivaient de mendicité et des aumônes que l’on voulait bien leur donner. Parfois, des laïcs bouddhistes donnaient à manger comme on peut encore le voir dans les pays de l’Asie du sud-est : Thaïlande, Laos, Birmanie, Ceylan, … Parfois, c’étaient des non-bouddhistes qui n’étaient pas nécessairement au fait des idées de l’ahimsâ, la non-violence prônée par le Bouddha et les moines bouddhistes. Les moines devaient accepter ce qu’on leur donnait sans faire de jugements ou de commentaires. Par exemple, ils ne pouvaient pas dire « beurk, c’est pas bon ! », « est-ce que je ne peux pas avoir un peu de carottes ? » ou « ce plat n’est vraiment pas diététique ». Il se peut donc qu’un moine bouddhiste reçoive des restes de viande ou d’un autre animal abattu dans son bol à aumônes. Et  non, il peut en recevoir, mais il doit recevoir cette viande. Il doit accepter ce qu’on lui donne. Il y a néanmoins trois cas où il se doit de refuser catégoriquement : quand il voit, quand il entend ou quand il sait que l’on a cuisiné que l’on a expressément cuisiné ce cadavre d’animal pour lui. Il doit dans ce cas être ferme et dire : « Un moine ne peut pas vouloir qu’on tue un animal pour sa consommation personnelle. Un moine est animé par la bienveillance et la compassion envers tous les êtres. Il souhaite que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance. Or manger de la viande, de la volaille ou du poisson implique de causer de la souffrance à un être sensible, sans raison valable puisqu’un être humain peut tout à fait se nourrir de végétaux et ne pas causer la mort d’êtres sensibles autour de lui ».

Selon la philosophie bouddhique, l’attitude mentale est plus fondamentale que l’attitude alimentaire. Comme le dit le Jîvaka Sutta, le moine doit vivre dans l’acceptation des autres et dans les quatre qualités incommensurables : « Considère, Jîvaka, un moine (bhikkhu) qui dépend pour sa subsistance du bon vouloir d’un village ou d’une ville. Il rayonne de toute sa personne un esprit de bienveillance, de compassion, de joie pleine de sympathie, et d’équanimité. Il répand autour de lui, une bienveillance, une compassion, une joie pleine de sympathie et une équanimité, incommensurables ; et il est sans agressivité et sans hostilité à l’égard de quoi que ce soit ».  Cette bienveillance et cette compassion est essentielle, d’une part parce qu’en cultivant cette bienveillance et cette compassion que l’on éprouve un dégoût grandissante pour le commerce de la viande et l’exploitation animale en général, parce que celles-ci causent par leur cruauté une souffrance gigantesque à l’encontre des animaux. Mais aussi, la bienveillance et la compassion permet d’accepter l’autre qui ne correspond pas entièrement à nos critères moraux et éthiques. Ainsi, un mangeur de viande qui ferait don au moine des restes de son plat de viande. Le moine accepte son don et fait preuve d’une bienveillance et d’une compassion imperturbables à son égard. Il n’y a pas de faute, car l’animal a déjà été tué dans un autre but que de nourrir de viande le moine bouddhiste. On aurait peut-être jeté cette viande non-consommée à la poubelle autrement.

Et la compassion et la bienveillance nous pousse aussi à faire preuve de pédagogie et d’expliquer en quoi la consommation de produits animaux est nuisible et en quoi une alimentation végétale est avantageuse tant pour soi-même que pour les autres. Toujours dans le Jîvaka Sutta, le Bouddha est très clair :
« Jîvaka, si quelqu’un tue un être vivant pour le Tathâgata (l’ainsi-Allé, une dénomination du Bouddha) ou son disciple, on peut dire qu’il a commis du mal par cinq fois.
Premièrement, dans la pensée même de capturer un être vivant.
Deuxièmement, du fait que cet être vivant ressent peur et souffrance lorsqu’il est capturé ou mené à sa mort.
Troisièmement, par la pensée même de tuer.
Quatrièmement, du fait que cet être vivant ressent peur et souffrance pendant qu’on le tue.
Et cinquièmement, du fait même de fournir au Tathâgata ou à son disciple une nourriture qui ne devrait pas leur être destinée.
Ainsi, quiconque tue un être vivant pour en offrir la viande au Tathâgata ou à son disciple commet du mal selon ces quatre aspects, et en plus selon ce cinquième aspect. »

Ainsi, on ne peut être plus clair : manger de la viande est une faute morale selon l’enseignement du Bouddha. Et un pratiquant laïc consciencieux ne donnera jamais de la viande ou un animal péché ou abattu à un moine bouddhiste en vertu du cinquième. Une alimentation végétale qui n’implique pas de cruauté à l’égard des animaux est un don beaucoup plus judicieux à l’endroit des moines et apporte un bien meilleur karma.

Je répète aussi que cette règle dite des « trois puretés » ne s’applique qu’au moine vivant de mendicité. Pas aux moines qui ne respectent plus cette règle : je pense expressément aux moines tibétains ainsi qu’un moine zen qui vivent de leur propre travail dans les champs. Pour eux, invoquer les « trois puretés » n’est rien d’autre que l’hypocrisie, puisqu’ils sont dans la même situation qu’un laïc bouddhiste qui choisit sa nourriture. Eventuellement, c’est le monastère qui choisit la nourriture dans ses cuisines collectives ; mais il revient à l’abbé du monastère ou un chef-cuisinier de choisir des plats végétaux, s’ils veulent rester cohérents devant le Dharma.

En conclusion, je dirai que, même si je reconnais que l’attitude du moine qui mange de la viande en respectant les trois puretés peut être mal interprétée, c’est globalement une attitude juste et cohérente. La règle des trois puretés permet au moine de vivre dans l’acceptation, l’absence de désir tout en étant bienveillant et compatissant. On pourrait même qu’elle présente l’avantage d’être ouvert à tout le monde : en acceptant la viande d’une personne, le moine peut entrer en relation avec elle ; alors qu’un végétarisme strict reviendrait à fermer la porte à cette personne. Néanmoins, il est essentiel de faire preuve de pédagogie et de bien faire comprendre les trois puretés en regard avec les notions d’ahimsâ, de non-violence (ou non-nuisance) et les cinq nuisances provoquées par l’acte de produire de la viande telle qu’énoncée par le Bouddha dans le soutra de Jîvaka.       

Je pense donc que la faiblesse des trois puretés ne réside dans une mauvaise publicité qui serait faite à la viande quand le moine mange celle-ci en accord avec les trois puretés. Non, le problème est que cette règle a été mal comprise et sciemment mal enseignée par certains bouddhistes mangeurs de viande qui ont justifié là leur consommation généralisée de viande pour les moines et les laïcs avec des arguments fallacieux. C’est le gros problème dans la relation du bouddhisme au végétarisme. Mais là, faire effort pour faire preuve de pédagogie et montrer en quoi la doctrine du Bouddha conduit naturellement au végétarisme me paraît être la solution ; c’est ce que j’ai modestement essayé de faire en rédigeant mon article « Bouddhisme et Végétarisme »

Bai Wenshu, novembre 2013.
白文殊


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

           Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire