Suite à mon article « Bouddhisme
et végétarisme », Kryss avait formulé quelques objections auxquelles j’avais
répondu ici.
Kryss m’a ensuite écrit par courriel que je ne répondais pas
vraiment à sa question, à savoir ce qu’il appelle « l’aspect publicitaire »
de la conduite d’un moine bouddhiste respectant la règle alimentaire dite des « trois
puretés ». En d’autres mots, est-ce que l’exemplarité de la conduite d’un
moine n’est pas entachée par cette acceptation de plats de viande dans
certaines conditions (quand le moine n’a pas vu, n’a pas entendu et ne pouvait
pas savoir que cette viande a été cuisiné à son intention propre) ? Est-ce
que ce moine ne va pas contribuer à donner un mauvais exemple en laissant
croire aux gens ignorants qui voient le moine manger de la viande ou un « curry
de poulet » qu’un moine mange couramment de la viande et qu’il n’y a
aucune faute morale à manger de la viande, de la volaille ou du poisson ?
Je pense avoir répondu en réalité, mais je vais préciser ici ma réponse et
éclaircir ma pensée à ce sujet tant que se faire se peut…
Du
point de vue de l’exemplarité de la conduite, effectivement, cette conduite
dite « des puretés » pose problème ; puisqu’à l’époque du
Bouddha, certaines personnes ne comprenaient pas l’attitude du Bouddha. Comme
le soutra
de Jîvaka le mentionne, on relate que l'on répandait du vivant du Bouddha
la rumeur suivante : « On tue des êtres vivants pour nourrir
l’ascète Gotama qui mange délibérément de la chair d’animaux tués pour
lui ». Il y a avait donc incompréhension, et peut-être que certaines
polémiques malveillantes étaient lancés dans le public par des brahmanes ou
des maîtres spirituels afin de nuire à la réputation des bouddhistes et les
discréditer sur la place publique. Cela, on ne peut pas le nier ; et c’est
pourquoi, dans son enseignement au laïc Jîvaka, le Bouddha fait preuve de
pédagogie et explique la démarche des moines bouddhistes en matière d’alimentation
et la règle controversée dite « des trois puretés ».
Rappelons que les moines dans la règle monastique originelle
vivaient de mendicité et des aumônes que l’on voulait bien leur donner. Parfois,
des laïcs bouddhistes donnaient à manger comme on peut encore le voir dans les
pays de l’Asie du sud-est : Thaïlande, Laos, Birmanie, Ceylan, … Parfois,
c’étaient des non-bouddhistes qui n’étaient pas nécessairement au fait des
idées de l’ahimsâ, la non-violence prônée par le Bouddha et les moines
bouddhistes. Les moines devaient accepter ce qu’on leur donnait sans faire de
jugements ou de commentaires. Par exemple, ils ne pouvaient pas dire « beurk,
c’est pas bon ! », « est-ce que je ne peux pas avoir un peu de
carottes ? » ou « ce plat n’est vraiment pas diététique ».
Il se peut donc qu’un moine bouddhiste reçoive des restes de viande ou d’un
autre animal abattu dans son bol à aumônes. Et
non, il peut en recevoir, mais il doit recevoir cette viande. Il doit
accepter ce qu’on lui donne. Il y a néanmoins trois cas où il se doit de refuser catégoriquement
: quand il voit, quand il entend ou quand il sait que l’on a cuisiné que l’on a
expressément cuisiné ce cadavre d’animal pour lui. Il doit dans ce cas être
ferme et dire : « Un moine ne peut pas vouloir qu’on tue un animal
pour sa consommation personnelle. Un moine est animé par la bienveillance et la
compassion envers tous les êtres. Il souhaite que tous les êtres sensibles
soient libérés de la souffrance. Or manger de la viande, de la volaille ou du
poisson implique de causer de la souffrance à un être sensible, sans raison
valable puisqu’un être humain peut tout à fait se nourrir de végétaux et ne pas
causer la mort d’êtres sensibles autour de lui ».
Selon la philosophie bouddhique, l’attitude mentale est plus
fondamentale que l’attitude alimentaire. Comme le dit le Jîvaka Sutta, le moine
doit vivre dans l’acceptation des autres et dans les quatre qualités
incommensurables : « Considère,
Jîvaka, un moine (bhikkhu) qui
dépend pour sa subsistance du bon vouloir d’un village ou d’une ville. Il
rayonne de toute sa personne un esprit de bienveillance, de compassion, de joie
pleine de sympathie, et d’équanimité. Il répand autour de lui, une
bienveillance, une compassion, une joie pleine de sympathie et une équanimité,
incommensurables ; et il est sans agressivité et sans hostilité à l’égard
de quoi que ce soit ». Cette
bienveillance et cette compassion est essentielle, d’une part parce qu’en
cultivant cette bienveillance et cette compassion que l’on éprouve un dégoût
grandissante pour le commerce de la viande et l’exploitation animale en
général, parce que celles-ci causent par leur cruauté une souffrance
gigantesque à l’encontre des animaux. Mais aussi, la bienveillance et la
compassion permet d’accepter l’autre qui ne correspond pas entièrement à nos
critères moraux et éthiques. Ainsi, un mangeur de viande qui ferait don au
moine des restes de son plat de viande. Le moine accepte son don et fait preuve
d’une bienveillance et d’une compassion imperturbables à son égard. Il n’y a
pas de faute, car l’animal a déjà été tué dans un autre but que de nourrir de
viande le moine bouddhiste. On aurait peut-être jeté cette viande non-consommée
à la poubelle autrement.
Et la compassion et la bienveillance nous pousse aussi à
faire preuve de pédagogie et d’expliquer en quoi la consommation de produits
animaux est nuisible et en quoi une alimentation végétale est avantageuse tant
pour soi-même que pour les autres. Toujours dans le Jîvaka Sutta, le Bouddha
est très clair :
« Jîvaka, si quelqu’un tue un être vivant pour
le Tathâgata (l’ainsi-Allé, une dénomination du Bouddha) ou son disciple, on
peut dire qu’il a commis du mal par cinq fois.
Premièrement, dans la pensée même de capturer un être
vivant.
Deuxièmement, du fait que cet être vivant ressent peur et
souffrance lorsqu’il est capturé ou mené à sa mort.
Troisièmement, par la pensée même de tuer.
Quatrièmement, du fait que cet être vivant ressent peur et
souffrance pendant qu’on le tue.
Et cinquièmement, du fait même de fournir au Tathâgata ou à
son disciple une nourriture qui ne devrait pas leur être destinée.
Ainsi, quiconque tue un être vivant pour en offrir la viande
au Tathâgata ou à son disciple commet du mal selon ces quatre aspects, et en plus
selon ce cinquième aspect. »
Ainsi, on ne peut être plus clair : manger de la viande
est une faute morale selon l’enseignement du Bouddha. Et un pratiquant laïc
consciencieux ne donnera jamais de la viande ou un animal péché ou abattu à un
moine bouddhiste en vertu du cinquième. Une alimentation végétale qui n’implique
pas de cruauté à l’égard des animaux est un don beaucoup plus judicieux à l’endroit
des moines et apporte un bien meilleur karma.
Je répète aussi que cette règle dite des « trois
puretés » ne s’applique qu’au moine vivant de mendicité. Pas aux moines
qui ne respectent plus cette règle : je pense expressément aux moines
tibétains ainsi qu’un moine zen qui vivent de leur propre travail dans les
champs. Pour eux, invoquer les « trois puretés » n’est rien d’autre
que l’hypocrisie, puisqu’ils sont dans la même situation qu’un laïc bouddhiste
qui choisit sa nourriture. Eventuellement, c’est le monastère qui choisit la
nourriture dans ses cuisines collectives ; mais il revient à l’abbé du
monastère ou un chef-cuisinier de choisir des plats végétaux, s’ils veulent
rester cohérents devant le Dharma.
En conclusion, je dirai que, même si je reconnais que l’attitude
du moine qui mange de la viande en respectant les trois puretés peut être mal interprétée,
c’est globalement une attitude juste et cohérente. La règle des trois puretés
permet au moine de vivre dans l’acceptation, l’absence de désir tout en étant
bienveillant et compatissant. On pourrait même qu’elle présente l’avantage d’être
ouvert à tout le monde : en acceptant la viande d’une personne, le moine
peut entrer en relation avec elle ; alors qu’un végétarisme strict
reviendrait à fermer la porte à cette personne. Néanmoins, il est essentiel de
faire preuve de pédagogie et de bien faire comprendre les trois puretés en
regard avec les notions d’ahimsâ, de non-violence (ou non-nuisance) et les cinq
nuisances provoquées par l’acte de produire de la viande telle qu’énoncée par
le Bouddha dans le soutra de Jîvaka.
Je pense donc que la faiblesse des trois puretés ne réside
dans une mauvaise publicité qui serait faite à la viande quand le moine mange
celle-ci en accord avec les trois puretés. Non, le problème est que cette règle
a été mal comprise et sciemment mal enseignée par certains bouddhistes mangeurs
de viande qui ont justifié là leur consommation généralisée de viande pour les
moines et les laïcs avec des arguments fallacieux. C’est le gros problème dans
la relation du bouddhisme au végétarisme. Mais là, faire effort pour faire
preuve de pédagogie et montrer en quoi la doctrine du Bouddha conduit
naturellement au végétarisme me paraît être la solution ; c’est ce que j’ai
modestement essayé de faire en rédigeant mon article « Bouddhisme et
Végétarisme »
Bai Wenshu, novembre 2013.
白文殊
Bai Wenshu, novembre 2013.
白文殊
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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