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Vénérable Nāgasena, demanda le
roi Milinda, ce qui se produit est-il identique ou bien autre (que ce
qui a précédé) ?
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Ce n'est ni identique, ni autre, répondit l'Ancien.
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Donne-moi une comparaison, demanda le roi Milinda.
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Qu'en penses-tu, ô roi ? Celui que tu as été : petit,
jeune, faible, couché sur le dos, est-ce le même que tu es à
présent, devenu adulte ?
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Non, Vénérable : autre était le petit enfant, autre je suis à
présent.
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Ô
roi, s'il en est ainsi, il ne peut y avoir ni père, ni mère, ni
précepteur, ni personne qui ait appris les arts, personne qui soit
doué de moralité et de sagesse pénétrante. Y a-t-il une mère
différente pour l'embryon à chaque stade de son développement, une
autre pour le petit enfant, une autre encore pour l'adulte ?
Celui qui apprend les arts est-il différent de celui qui les sait ?
Autre celui qui commet un acte mauvais, autre celui à qui on coupe
les mains et les pieds ?
-
Non, Vénérable. Mais que penses-tu de ce que nous venons de dire ?
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Ô
roi, je fus moi-même petit, jeune, faible, couché sur le dos, et à
présent, je suis adulte ; c'est grâce au support de ce corps
que tout est assemblé pour former une unité.
-
Donne-moi une comparaison.
-
Imagine qu'un homme allume une lampe : brûle-t-elle toute la
nuit ?
-
Oui, Vénérable.
-
Mais est-ce que la flamme de la première veille est la même que la
flamme de la veille médiane ?
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Non, Vénérable.
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La flamme de la veille médiane est-elle la même que la flamme de la
dernière veille ?
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Non, Vénérable.
-
Y a-t-il donc une lampe durant la première veille, une autre durant
la veille médiane et une autre durant la dernière veille ?
-
Non, Vénérable. C'est grâce au support de la lampe que la lumière
a duré toute la nuit.
-
De même, ô roi, se connecte la séquence des phénomènes : il
s'en produit un, c'est un autre qui cesse, et cela semble se
connecter comme s'il n'y avait rien qui précède et rien qui suit ;
ce n'est donc ni le même individu, ni un autre, qui se trouve pris
dans le dernier en date des actes de conscience sélective.
-
Donne-moi une autre comparaison.
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Imagine du lait que l'on tire : après quelques temps, il est
transformé en caillé, puis celui-ci en beurre frais, et le beurre
frais en beurre clarifié. Serait-il correct de dire que le lait
lui-même est le caillé, le beurre frais et le beurre clarifié ?
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Non, Vénérable. Mais c'est grâce au support du lait que le reste
advient.
-
De même, ô roi, s'enchaîne la séquence des phénomènes : il
s'en produit un, c'est l'autre qui cesse, et cela semble se connecter
comme s'il n'y avait rien qui précède et rien qui suit ; ce
n'est donc ni le même individu, ni un autre, qui se trouve pris dans
le dernier en date des actes de conscience sélective.
-
Tu es habile, Vénérable Nāgasena.
Entretiens
de Milinda et de Nāgasena (Milinda Panha),
traduit du pâli par Édith Nolot, Gallimard / Connaissance de
l'Orient, Paris, 1995, pp. 52-54.
Autres citations de Nāgasena :
Et les commentaires de ces textes :
« Qui suis-je ? » est une des plus anciennes questions de la philosophie. Nous avons la tendance naturelle à postuler un sujet connaissant, un « je », un « moi », un « ego », peu importe comment on l'appelle, qui serait à la base de toutes nos perceptions du monde environnant et de notre expérience intime de la vie. Le roi Milinda, dans le célèbre ouvrage bouddhiste, « Les questions de Milinda à Nāgasena » (Milinda Panha), défend l'idée d'un sujet connaissant toujours identique qui percevrait le monde tout comme le même homme percevrait le monde à partir des différentes fenêtres d'une même tour. Le moine bouddhiste Nāgasena déconstruit cette croyance en un sujet connaissant permanent qui serait sous-jacent à la perception de nos six sens et à notre connaissance du monde.
On se représente toujours le Sage comme un être imperturbable, baignant dans la béatitude et une souveraine sérénité, toujours absolument maître de lui-même, contrôlant tout son être par la puissance de son esprit. Cette image, on la retrouve dans l’imaginaire spirituel indien, mais aussi dans la philosophie antique gréco-romaine. Est-ce une image correcte ?
Un Arahant ressent toujours les sensations physiques, même s'il est délivré des sensations mentales. Il est donc encore soumis à la douleur physique. Pourtant il n'aspire pas à quitter ce monde et attend son heure tranquillement. Pourquoi ?
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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