Ni autre, ni identique
Commentaire
du texte de Nāgasena :
Continuum.
Cet article fait suite aussi à l'article : Réincarnation.
Une
question qui revient souvent à propos de la réincarnation et du
bouddhisme est : « Si les bouddhistes n'adhèrent pas à
l'idée d'une âme éternelle, comment peuvent-ils l'idée de la
réincarnation ? Il faut que quelque chose d'identique subsiste
d'une existence à l'autre pour qu'on puisse parler de réincarnation
ou de renaissance ». Si, dans une vie future, je renais en tant
que Paul Dupont, qui est ce « Paul Dupont » par rapport à
moi qui suis doté d'un nom, d'un physique, d'une histoire et même
d'une psychologie qui n'est en rien « Paul Dupont » ?
Et la même question se pose par rapport aux personnes que l'on a pu
être dans des vies précédentes : si j'étais « Jeanine
Duval » ou un moustique dans une vie précédente, est-ce que
Jeanine Duval est identique à moi-même ou complètement
différente ? Est-ce que le moustique est identique à moi-même
ou complètement différent ?
Le
moine bouddhiste Nāgasena a abordé cette question dans ses
entretiens avec le roi Milinda. Le roi lui pose la question de savoir
ce qu'on a été dans une vie passée est la même personne ou une
personne différente. Pour Nāgasena, cette personne n'est ni autre,
ni identique. Nāgasena prend l'exemple de notre propre vie :
quand on était bébé, étions-nous la même personne
qu'aujourd'hui ? Cela semble difficile à croire : nos
capacités ne sont pas du tout la même, notre apparence physique a
complètement changé, nos pensées ne sont pas les mêmes. Pour
autant, on ne peut pas dire non plus qu'on soit complètement
différent de quand on était bébé. Cela voudrait dire que l'on
n'aurait pas été ce bébé à un moment de notre vie. Ce bébé que
nous avons été n'est ni autre, ni identique à nous-mêmes. Il est
un moment de notre continuum d'existence.
Pareillement,
nous ne serons ni autres, ni différents des personnes que nous
serons dans d'autres vies. Un continuum de moments ininterrompus
d'existence nous reliera, mais chaque moment sera discret les uns par
rapport aux autres. Et d'instant en instant a lieu et aura lieu ce
phénomène de transformations. Il a déjà lieu au sein même de
cette vie : vous n'êtes pas exactement le même que le bébé
que vous avez été, et vous n'êtes pas non plus exactement le même
que l'enfant ou l'adolescent que vous avez été. Pareillement, vous
ne serez pas exactement le même que le vieillard que vous serez. Le
changement se produit de manière importante dans cette vie-ci. On
peut l'observer à chaque instant : au sein d'une même journée,
on se transforme, on change, on évolue. Chaque instant est
l'occasion de changements et de transformations dans le corps et
l'esprit. Ces changements et ces transformations ne sont certes pas
aussi visibles que ceux auquel on assiste entre la petite enfance et
l'âge adulte ou entre l'âge adulte et la vieillesse, mais ils sont
là qui se produisent à chaque moment. Infimes la plupart du temps,
mais ce sont ceux-là qui prépareront au fil du temps les grandes
évolutions et les grands ravages que laissent les années derrière
elles.
Nāgasena donne une autre comparaison : le flamme d'une bougie
qui brûle toute une nuit n'est pas la même que la flamme de minuit
quand la bougie est consumée à moitié. Et cette flamme de minuit
n'est pas la même que la flamme agonisante du petit matin quand la
bougie finit de se consumer. Pourtant il s'agit bien de la même
bougie qui s'est amenuisée petit à petit au fur et à mesure que le
feu a fait son œuvre. On peut regarder la bougie à trois moments de
la nuit et constater son ambiguïté les changements dans la taille
de la bougie. Mais on peut observer d'instant en instant les
changements infimes dans le continuum de cette flamme qui vacille à
chaque seconde. Et cette flamme n'est ni autre, ni identique à
l'instant qui l'a précédé.
On
pourrait d'ailleurs comparer la vie à une bougie qui se consume.
Toute la vie scintille la lueur de la force vitale, la vie qui se
consume inexorablement. Et au moment de la mort, c'est comme si on
prenait cette bougie finissante pour allumer une autre bougie avec la
flamme de la première. Et cette flamme de la seconde bougie n'est ni
autre, ni différente de la flamme de la première bougie.
Quand
on comprend cela, les idées de renaissance et de transmigration
apparaissent plus naturelles. Souvent, on me reproche de considérer
la croyance en la réincarnation comme secondaire dans le Dharma. Je
sais que beaucoup de bouddhistes considèrent que c'est une croyance
essentielle à leur spiritualité. Mais pour moi, c'est secondaire.
Je peux parfaitement accepter l'idée que peut-être la réincarnation
n'est pas une réalité. On ne se réincarne peut-être pas. Il me
semble que si, mais je n'ai pas une certitude absolue sur le sujet,
et cela ne m'intéresse pas de trouver la preuve qui rendra le
phénomène de la réincarnation indéniable aux yeux de tous.
Par
contre, je trouve qu'il est beaucoup plus essentiel de méditer
encore et encore sur les changements et les transformations qui se
produisent au cours de la vie et qui affectent notre existence
d'instant en instant. Comprendre que nous ne sommes ni différents,
ni identiques à ce que nous étions dans le passé, il y a des
décennies, des années, des mois, des jours ou des secondes. Il faut
vraiment approfondir le sujet, y réfléchir profondément, mais
aussi observer ce phénomène de changements et de transformations
dans le silence de la méditation encore et encore.
Une
fois qu'on s'accoutume à cette idée, alors le processus des
renaissances devient beaucoup plus évident : logique pour la
raison et cohérent pour l'intuition. Le vaste monde est sujet à ces
transformations et ces changements. Les identités se dissolvent dans
l'impermanence et ouvrent à la conscience de l'interdépendance de
tous les phénomènes. « Rien ne se perd, rien ne se gagne,
tout se transforme » disait le chimiste Lavoisier, mais c'est
aussi une vérité métaphysique, une vérité mystique. Nous
mourrons et nous naissons à chaque instant. Nous inspirons et nous
expirons avec le monde entier, ce monde qui n'est ni autre, ni
différent du monde d'avant l'inspiration.
Peut-être
que vous ne croyez pas en la réincarnation, et franchement, je n'ai
pas envie de mettre en œuvre mon talent et mon éloquence pour vous
convaincre du bien-fondé du cycle des vies, des morts et des
renaissances. Mais si je peux faire preuve d'un tant soit peu de
talent ou d'éloquence, j'aimerais vous inviter à regarder dans le
calme et le silence de la méditation ce phénomène des changements
continuels qui transforme à chaque instant votre corps, votre
esprit, les fleurs dans le jardin, les rivières, les bougies, les
montagnes et les planètes, qui les rend ni identiques, ni différents
à ce qu'ils étaient la seconde précédente.
Georges de La Tour (1593 - 1652), Madeleine à la Flamme, 1640 |
Et les commentaires de ces textes :
« Qui suis-je ? » est une des plus anciennes questions de la philosophie. Nous avons la tendance naturelle à postuler un sujet connaissant, un « je », un « moi », un « ego », peu importe comment on l'appelle, qui serait à la base de toutes nos perceptions du monde environnant et de notre expérience intime de la vie. Le roi Milinda, dans le célèbre ouvrage bouddhiste, « Les questions de Milinda à Nāgasena » (Milinda Panha), défend l'idée d'un sujet connaissant toujours identique qui percevrait le monde tout comme le même homme percevrait le monde à partir des différentes fenêtres d'une même tour. Le moine bouddhiste Nāgasena déconstruit cette croyance en un sujet connaissant permanent qui serait sous-jacent à la perception de nos six sens et à notre connaissance du monde.
On se représente toujours le Sage comme un être imperturbable, baignant dans la béatitude et une souveraine sérénité, toujours absolument maître de lui-même, contrôlant tout son être par la puissance de son esprit. Cette image, on la retrouve dans l’imaginaire spirituel indien, mais aussi dans la philosophie antique gréco-romaine. Est-ce une image correcte ?
Un Arahant ressent toujours les sensations physiques, même s'il est délivré des sensations mentales. Il est donc encore soumis à la douleur physique. Pourtant il n'aspire pas à quitter ce monde et attend son heure tranquillement. Pourquoi ?
"Souvent, on me reproche de considérer la croyance en la réincarnation comme secondaire dans le Dharma."
RépondreSupprimerJe trouve toujours un peu absurde de vouloir toujours classer les choses ou les idées par ordre d'importance. Néanmoins je classerais toujours la compassion (ou l'éthique) en premier. Et on pourrait toujours me reprocher de préférer la figure du Bodhisattva à celle du Bouddha.
Si on retire l'idée des renaissances au bouddhisme c'est aussi la figure du bodhisattva qui s’effondre. Je suis bien obligé pour des question de cohérence de considérer que c'est une question essentielle au sens où Roland Rech dit:
"D’ailleurs Maître Dôgen, ..., disait que ceux qui ne croient pas au fait que notre vie s’inclue dans ce cycle et se déroule dans trois périodes : la vie présente, la vie future et les vies à venir, ne sont pas prêts à entrer dans la voie"
C'est précisément ce que Dogen reproche à Lao-tseu.
"Ils prennent pour essentiel la science de servir le Seigneur avec loyauté et de gouverner la famille durant à peine une vie."
Maître Dôgen - Le moine ayant atteint le quatrième stade de méditation [Shizen-biku] - Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l'Oeil - Tome 8
Avec cette idée de renaissance sans personne (fixe) qui renait le bouddhisme évite un double écueil nihiliste:
Si je dispose d'une infinité de vies à quoi bon faire des efforts dans cette vie? Après tout j'ai bien la temps et peut-être que ce sera plus facile sur la terre d'Amitaba que sur celle-ci. A quoi bon lutter contre les inégalités sociales puisque le karma s'en charge?
Si je n'ai qu'une vie à quoi bon faire des efforts puisque je perdrais tout ce que j'ai accumulé à la fin de cette vie?
Merci pour cette intervention.
RépondreSupprimerJ'y répondrai dans mon prochain article que je suis entrain d'écrire. (Cela va prendre quelques jours, je n'ai pas beaucoup de temps ces jours-ci).
Je permettrai juste une toute petite réflexion.
Vous dites : "Si je n'ai qu'une vie, à quoi bon faire des efforts ?"
Le problème est qu'on n'a pas une vie et qu'on n'a pas non plus plusieurs vies, on n'a que l'instant présent et rien d'autre que cet instant présent qui se présente à nous. C'est dans ce moment de conscience qu'on entre dans la Voie.
Oui je suis d'accord et c'est ce que dit Dogen dans "Uji" lorsqu'il dit qu'il ne faut pas voir seulement le temps comme quelque chose qui passe et qui serait extérieur à nous.
RépondreSupprimerCe que je trouve intéressant dans Uji c'est qu'il ne dit pas que le temps ne passe pas et que seul l'instant existe. Il dit bien que vous soyez ou non sur la voie, éveillé ou pas, le temps passe quand même.
A partir de là je dirais qu'il ne faut pas voir seulement l'instant comme s'il était coupé du passé et du futur. C'est souvent l'erreur que font les gens quand il s'imagine que le zen n'est centré que sur l'instant présent. Ils oublient que cet instant est gros du passé et de l'avenir.
Ce qui permet à un musicien d'improviser c'est bien le fait d'être concentré sur l'instant présent au point de passer en arrière plan ses apprentissages, sa technique et même son instrument. Néanmoins pourrait-il improviser s'il n'y avait eu au préalable apprentissage, s'il oubliait aussitôt la note qu'il venait de jouer et s'il n'anticipait pas dans l'instant présent la fin du morceau?
J'adhère à 100% au commentaire de Sb quand il dit "A partir de là je dirais qu'il ne faut pas voir seulement l'instant comme s'il était coupé du passé et du futur" et "Ce qui permet à un musicien d'improviser c'est bien le fait d'être concentré sur l'instant présent au point de passer en arrière plan ses apprentissages, sa technique et même son instrument".
SupprimerA défaut, on voit le présent comme coupé de l'instant d'avant et coupé de l'instant d'après, ce qui me parait dégager de toute responsabilité et déboucher sur des idéologies du type "faire table rase du passé" comme peuvent le faire ou l'ont fait des totalitarismes (aussi bien le totalitarisme libéral économiquement que l'ancien pseudo-communisme, en réalité stalinisme). Par ailleurs, je ne suis pas sûr qu'un chat qui vit sûrement plus au présent que je ne le fais - et j'adore les chats hein (y a 9 rescapés à la maison, entre autres bestiolus :) ) - serait un grand méditant ce que je ne crois pas.