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mardi 20 juin 2017

La joie et le don







« Si je donne, comment jouirai-je ? »
Cette pensée égoïste appartient aux démons.
« Si je jouis, comment donnerai-je? »
Cette pensée altruiste est une qualité divine.


Shāntideva, L'Entrée dans la Conduite des Bodhisattvas (Bodhisattvacaryāvatāra), VIII, 1251.






Mudra du don et de l'absence de peur 






    Ce week-end, lors d'une soirée littéraire, j'expliquais aux convives présents que j'écrivais un blog intitulé « Le Reflet de la Lune » qui parle entre autres de méditation, de philosophie bouddhique, de véganisme et de poésie. Mon voisin de table m'a alors demandé à brûle-pourpoint de citer de mémoire une phrase ou une sentence « qui fait du bien ». J'ai été un peu surpris par cette requête dans un premier temps, et puis j'ai cité de mémoire la première citation qui m'est passée par la tête à ce moment-là. C'est la strophe du philosophe indien du VIIIème siècle, Shāntideva, que j'ai mise en exergue. Je serais bien en peine de dire pourquoi c'est cette citation qui m'est venue à l'esprit plutôt qu'une autre.

     C'est d'autant plus étrange que cette citation de Shāntideva m'a toujours rendu perplexe, bien que je l'ai toujours trouvée fascinante. En fait, cette strophe de Shāntideva pose la jouissance et le don selon un principe de vases communicants : je ne peux pas avoir en même temps plus de jouissance pour moi-même et plus de générosité envers les autres. Soit je garde tous les plaisirs et les joies pour moi-même, je ferme l'accès au vase du don. Soit je donne tout aux autres, ne rouvrant la vanne pour ma jouissance personnelle qu'après que tout le monde se soit servi. Soit j'essaye de trouver un compromis entre don et jouissance, laissant le contenu des deux vases s'égaliser selon le principe des vases communicants. Shāntideva met évidemment en avant la deuxième option : « Si je jouis, comment donnerai-je? » Si mon esprit est animé par la perspective de la jouissance personnelle, je me ferme à la perspective de donner, de faire preuve de générosité. Si par contre, si je m'inscris dans la priorité du don, chercher à obtenir du plaisir de ce que je possède m'apparaît comme un obstacle à mon envie de donner.

       Pour moi, cette sentence est surtout vraie par rapport aux biens matériels : l'argent, une tarte aux abricots, de la nourriture, des vêtements, etc.. C'est vrai pour les biens dont la jouissance ne peut pas être partagée : s'il y a cent euros sur la table, nous ne pouvons pas jouir, vous et moi, de l’entièreté de cette somme d'argent. Soit je prends les cent euros et je me paie ce qui me fait plaisir, soit vous prenez la somme et moi je n'ai rien, soit on partage (de manière égale, 50/50, ou de manière inégale) et on jouit tous les deux seulement d'une partie de la somme. Par rapport à ce genre de biens, l'appel de Shāntideva de privilégier l'altruisme sur l'égoïsme prend tout son sens : renverser la propension à tout ramener à soi et à comprendre le don comme à notre satisfaction personnelle (si je donne, comment jouirai-je ?).

      On peut s'interroger sur le fait de savoir si tous les plaisirs rentrent vraiment dans la catégorie des plaisirs dont la jouissance ne peut pas être partagée. Par exemple, vous invitez un ami chez vous pour boire le thé, pour discuter et passer un bon moment ensemble. Vous pourriez par générosité donner tout le thé à votre ami, mais cela n'aurait pas de sens ! Le plaisir n'est dans le thé que de manière très secondaire ; le plaisir réel est dans la rencontre et le temps que vous allez partager ensemble. Votre ami n'accroîtra pas son plaisir si vous lui donnez tout le thé, et cela risque de le mettre très mal à l'aise ! Le plaisir se crée à deux. Il n'est pas question de qui va jouir et de qui va donner ; il s'agit ici d'être bonne humeur afin que le moment se passe de la manière la plus plaisante. Dans le cas d'une rencontre, vous n'êtes pas tellement généreux de ce que vous avez, mais vous êtes généreux de ce que vous êtes.

       On pourrait se demander si la strophe de Shāntideva ne vaut pas aussi pour le temps et l'énergie. Consacre-t-on son temps et son énergie à défendre sa propre cause ? Ou met-on ce temps et cette énergie au service des autres ? Là encore, on revient à cette idée que les deux ne suivent pas nécessairement des chemins opposés : il y a des moments où aider autrui nous procure du plaisir, et parfois travailler pour son propre intérêt rend service aux autres. Si on s'entend bien, le temps passé ensemble peut être très agréable et susciter une énergie très positive. Cela suppose un esprit de concorde et de convivialité avec autrui : si vous êtes insupportable avec votre prochain, il n'y aura que disputes, mésententes et querelles dans la fréquentation d'autrui. « L'enfer, c'est les autres » disait Sartre ; et c'est vrai seulement si l'on fait passer notre ego avant le désir de s'accommoder aux autres et de vouloir leur être agréable. Il y a une ouverture à l'autre qui n'est pas nécessairement un mépris de soi-même et de ses intérêts. On peut être heureux ensemble.



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     Enfin, il y a un équilibre à trouver. C'est très bien, l'altruisme, mais on a quand même besoin de manger, de vivre sous un toit avec un minimum de confort et d'espace vital ! On retrouve souvent dans les textes bouddhiques l'apologie du don total : un ascète qui va jusqu'à donner son corps à des animaux pour que ceux-ci vivant, un disciple qui donne son bras à son maître, Bodhidharma, d'autres qui donnent leurs yeux, leur famille et tous leurs biens. Le problème est que ces textes sont toujours de type légendaire ! Ce sont les Jatakas (récits des vies antérieures du Bouddha dans le canon pâli, des légendes autour des maîtres bouddhistes et des bodhisattvas dans les textes du Grand Véhicule). Un éthique sérieuse doit s'arc-bouter sur la vie réelle, et pas sur des récits imaginaires. Dans la vie réelle, vous ne donnez pas un bras à un lion parce qu'il a faim. Tout au plus, allez-vous donner un de vos reins à votre frère ou à votre fils parce que c'est vital pour lui. Ce qui est en fait un acte de générosité extraordinaire qui mérite d'être félicité. Personnellement, je donne mon sang à la Croix Rouge. C'est loin d'être un acte héroïque, mais cela aide certainement les malades et les blessés qui ont besoin de ce sang, de ce plasma et de ces plaquettes pour survivre dans les hôpitaux !

    Au fond, nous avons besoin de cet encouragement incessant à l'altruisme tant nous tendons vers l'égoïsme. En plus, on vit dans une société capitaliste qui a mis l'égoïsme comme principe structurant de l'économie depuis Adam Smith (au XVIIIème siècle). La fameuse « main invisible » d'Adam Smith qui manipule tous les intérêts égoïstes privés pour en faire une machine (hasardeuse, si je puis me permettre) au service de l'intérêt général : si tout le monde pense à son profit personnel, cela va huiler les rouages de l'économie et donc garantir des profits pour un grand nombre de personnes, pensent les tenants du libéralisme économique. Comme cette doctrine capitaliste mondialisé est la doctrine dominante dans nos sociétés et dans le monde, il m'apparaît difficile de faire comme si elle n'existait. Par défaut, les gens sont considérés comme purement égoïstes (les seuls actes d'altruisme et de générosité socialement acceptables sont ceux qui se produisent au sein de la famille). Cela veut dire qu'une personne altruiste risque bien d'être considérée comme bizarre ou brisant les normes sociales. Donc si on ne vient pas en aide un minimum à soi-même, on risque bien de se trouver dans une situation de dénuement total. On vit dans une société où on abuse très souvent de la gentillesse des personnes généreuses. Il faut le savoir pour ne pas être lourdement désabusé par la suite.

        Il faut donc trouver un équilibre entre soi-même et autrui, entre égoïsme et altruisme. L'égoïsme total est un puits sans fond de peur et de douleur ; c'est s'enfermer dans un piège mortel de tristesse et de solitude. L'altruisme total, ne penser qu'à l'intérêt des autres sans souci pour soi-même, est, me semble-t-il, une démarche d'une grande naïveté, qui va conduire à de grandes désillusions. Il y a un équilibre à trouver, même si cet équilibre est dynamique : je veux dire par là que le point d'équilibre n'est pas un point fixe, il peut évoluer avec le temps, selon les circonstances et nos progrès spirituels. Plus on n'avance sur le chemin spirituel, plus on gagne en assurance et en détachement, plus on peut faire preuve de générosité, d'abnégation et d'altruisme. Néanmoins, il y aura toujours un besoin de se préserver un minimum, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à aider les autres sur le long terme !




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        En guise de conclusion, je dirai que cette sentence est utile pour arrêter de trouver des justifications à son égoïsme. Des raisonnements du style : « si je donne, comment jouirai-je ? ». À un moment, on peut avoir le courage d'inverser la tendance et avoir une pensée de détachement envers son propre plaisir, envers sa propre satisfaction, et envisager enfin l'intérêt de l'autre : « si je jouis, comment donnerai-je ? » Au fond d'ailleurs, on peut prendre plaisir de ce donner, jouir du fait de donner et de ne pas rester cantonné dans son petit égoïsme étroit. Une fois aussi que l'esprit s'est progressivement transformé dans le sens de l'altruisme, il voit de plus en plus l'intérêt des autres comme son intérêt propre. Je pense qu'un véritable bodhisattva est quelqu'un qui ne se considère pas comme particulièrement généreux ou altruiste, tant pour lui les notions de « moi » et d' « autres » sont des notions relatives sans fondement dans la réalité ultime...









1 Shāntideva, « Vivre en Héros pour l’Éveil », traduction de Georges Driessens, Points / Sagesses, Paris, 1993.






























Sur la même strophe de Shāntideva, voir :







Voir aussi :



    "Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, qui suis-je ? Si ce n'est pas maintenant, quand ?" (Hillel)





    Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme (Spinoza)




   Ce que tu donnes est à toi pour toujours, personne ne pourra te le reprendre (James Joyce)






   Dans la "Théorie des Sentiments Moraux", Adam Smith prend le contre-pied de ses théories économiques qui prônaient l'égoïsme en défendant la générosité et le service aux autres.










Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




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