Cet
article fait directement suite à l'article précédent « Liberté morale », réflexion sur la liberté à partir de la citation
de Jean-Jacques Rousseau : « L'impulsion
du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est
prescrite est liberté ». J'en recommande la lecture d'avant
d'aborder cet article-ci.
Jean-Jacques
Rousseau fonde la liberté de l'homme à partir de la capacité de sa
raison à se forger et à se prescrire ses propres impératifs, ses
propres lois. Comment se situer face à cette conception de la
liberté dans la perspective bouddhiste ? Tout d'abord, la
première de la phrase de Rousseau, « l'impulsion
du seul appétit est esclavage »,
peut parfaitement s'entendre dans un cadre bouddhiste. En effet, on
pense qu'on est libre quand on fait exactement ce qu'il nous plaît.
Néanmoins, dans cet état, on reste gouverné par la force des
désirs et des émotions perturbatrices. On est comme un voilier qui
se croit libre de voguer à travers le vaste monde, et qui est en
fait mené par les vents dominants vers une destination inconnue. Il
suffit de citer les fumeurs de cigarette. Ils pensent que c'est un
plaisir de griller des cigarettes à volonté tout la journée
jusqu'au jour où ils essayent d'arrêter de fumer... Le chemin de
croix du fumeur pour mettre un terme à leur manie montre bien qu'on
n'est pas vraiment libre de suivre nos appétits et nos désirs.
Par
ailleurs, faire vraiment ce qu'on veut suppose le fait d'avoir les
moyens financiers ou matériels pour se permettre ce qu'on a envie,
le fait d'avoir le pouvoir de la faire et une absence de
responsabilité qui nous lierait à tel ou tel être. Quand on vit en
société, cette liberté est toujours très limitée par les
sacrifices que l'on doit fournir pour se procurer les moyens
d'accéder à nos désirs (principalement le travail salarié), les
luttes pour faire valoir nos droits à jouir de telle ou telle chose
ainsi que par les devoirs qui nous incombent envers des proches ou
d'autres personnes. Il n'y a peut-être que la période des vacances
où on a l'impression de goûter (un peu) à une liberté totale ;
mais cette liberté totale reste tout de même restreinte par les
embouteillages sur l'autoroute des vacances, la turista, les
pickpockets sur la plage et d'autres inconvénients similaires !
La
philosophie bouddhique nous encourage à accepter ce qui est plutôt
que de désirer constamment toutes sortes de choses. Se délivrer du
désir est essentiel pour connaître la liberté. Le désir conduit à
l'insatisfaction et à la frustration ; en outre, le désir crée
toutes sortes d'attachements pour les choses de ce monde, ce qui nous
enchaîne à ce monde conditionné. Les désirs eux-mêmes
n'apparaissent pas spontanément, mais émergent dans la conscience
en dépendance de causes et de conditions. Ne pas écouter
aveuglément les appels du désir est le premier pas vers la
sagesse !
Donc
on peut valider sans problème la première partie de la sentence de
Rousseau : « l'impulsion
du seul appétit est esclavage ».
Mais la seconde part ? L'obéissance aux lois qu'on s'est
prescrites conduit-elle à l'autonomie et à la liberté ? Cela
suppose de penser la raison comme une entité distincte et
indépendante du corps et des émotions perturbatrices comme le désir
ou l'aversion. La raison est comme une fenêtre de liberté qui ouvre
sur un monde complètement soumis à la causalité et aux
conditionnements. Or l'analyse bouddhique nie que le « moi »
soit une entité indépendante et séparée du reste du monde. La
raison de ce « moi » pensant n'est pas plus une entité
indépendante et séparée que le « moi » qui l'a
produite !
Quand,
à la suite de Rousseau et de Kant, on définit l'autonomie comme le
fait d'obéir à sa propre loi, on peut légitimement se demander si
on se donne vraiment à soi-même ses propres lois. Je pense que la
plupart des lecteurs de ces lignes (si pas la totalité d'entre eux)
seront d'accord pour dire que tuer quelqu'un sans raison est quelque
chose de très mal. Si je demandais à mes lecteurs la liste des lois
et impératifs qu'ils jugent bon de se fixer, on retrouverait
quasiment dans toutes les listes un commandement ressemblant à :
« je ne tuerais point ». Toute personne dotée d'un bon
sens et de raison en viendrait à cette conclusion. Mais arrive-t-on
à cette conclusion exclusivement par soi-même ? Est-ce que ce
jugement de la raison pratique provient de notre seul raisonnement ?
Est-ce que notre éducation ne juge pas un rôle là-dedans ?
Est-ce que le fait qu'on nous appris que c'était mal de tuer n'a pas
initié un jugement qu'on trouve d'ailleurs soi-même tout à fait
raisonnable ? Est-ce des commandements issus de l'hétéronomie
(se voir imposé des lois et des impératifs par quelqu'un d'autre)
comme le commandement de la Bible « tu ne tueras point »
ou le précepte bouddhique « ne pas prendre la vie » n'a
pas influencé de manière fondamentale ce jugement ? Est-ce
qu'il n'y a pas de l'hétéronomie à la base de tout sentiment
d'autonomie ? Et est-ce que cette hétéronomie ne continue pas
à hanter les choix conscients de l'autonomie ? Quand on pense
par soi-même à ce qui est bien ou mal, est-ce qu'on n'est pas pensé
par notre héritage culturel, parental, sociétal ?
On
voit aussi que le langage en société tend à rendre très confuse
les notions de pouvoir et de devoir. C'est particulièrement vrai dans
les structures où la hiérarchie est particulièrement forte comme
l'église ou l'armée. Il y a encore une vingtaine d'années, les
policiers et les militaires avaient un « droit de réserve » :
ils devaient se taire et ne pas divulguer d'informations
compromettantes, ils ne pouvaient pas manifester. Aujourd'hui, ce
« droit de réserve » s'appelle plus justement un devoir
de réserve. Quand j'étais petit, mon père me demandait souvent
d'accomplir les tâches ménagères en utilisant systématiquement la
formule : « Veux-tu bien ranger ta chambre ? Veux-tu
bien faire la vaisselle ? Veux-tu bien te taire ? ».
Cette formulation avait le don de m'énerver : non, je ne
voulais pas ranger ma chambre. Non, je ne voulais pas faire la
vaisselle. Non, je ne voulais pas me taire, mais je devais me
taire, ranger ma chambre ou obéir aux ordre ! Cela montre bien
que le langage tend à confondre le registre de la volonté (donc de
la liberté et de l'autonomie) et le registre du devoir imposé par
ceux qui détiennent l'autorité (donc le registre de l'hétéronomie).
Je
ne veux pas défendre une thèse extrême qui serait que toute
l'autonomie serait traversée de part en part par l'hétéronomie. Ce
qui serait une exagération certainement grotesque. On voit bien
qu'on est capable de prendre ses distances par rapport aux avis et
convictions de nos parents. Il arrive qu'on change d'avis et qu'on se
montre critique par rapport à l'éducation que nous ont laissé nos
parents, nos écoles et le paysage spirituel et intellectuel dans
lequel on a grandi. Mais ce travail de la raison autonome ne se passe
pas sans qu'un certain nombre d'influences diverses et variées
s'exercent sur cette raison, souvent à son insu. Du point de vue
bouddhique, on ne devrait pas tenir cette raison comme une entité
objective et neutre, affranchie du monde. Cette raison est un
phénomène psychique qui s'inscrit dans la temporalité, susceptible
d'évoluer et de changer à cause d'autres phénomènes externes à
elle-même.
La
raison n'est donc pas un absolu. Et elle ne permet pas de connaître
l'absolu non plus. Elle se compose de pensées qui cherchent à être
logiques et cohérentes en elle, qui tentent d'apporter une
explication satisfaisante du monde et des choses, mais qui ne peut
qu'échouer à percevoir la vérité ultime qui se cache derrière
les phénomènes. Le philosophe indien du VIIIème siècle
Shāntideva
explique dans son Bodhisattvacaryāvatāra
(L'Entrée
dans la Conduite des Bodhisattvas)1 :
« Le
relatif, ce qui voile, et l'ultime
Son
acceptées comme les deux vérités.
L'ultime
n'est pas du domaine de l'intelligence.
Car
ici l'intelligence est dite ce qui masque ».
L'intelligence,
l'intellect, cette part du mental qui pense et analyse le monde et
les choses n'est pas opérante pour comprendre la vérité ultime.
Tout au plus, elle peut être un doigt pointé vers cette vérité
ultime, mais ce n'est pas elle qui prend conscience de cette vérité
ultime. Enfermée dans l'activité du mental, la raison ne peut
comprendre la véritable nature des phénomènes. Elle est même un
masque de la compréhension de la vérité ultime, parce que, toute
imbue de son rôle de compréhension du monde, elle ne perçoit pas
qu'elle a cessé d'être opérante dans le domaine de l'ultime.
Accéder
à la connaissance ultime nécessite de pouvoir apaiser l'activité
du mental et de développer l’œil de la vision pénétrante dans
la méditation. À
partir de là, on peut gagner tout doucement en sagesse, une sagesse
qui prend racine plus profondément que l'activité du mental.
Attention ! La philosophie bouddhique ne rejette pas la raison,
l'intelligence, l'activité intellectuelle du mental. Sinon les
penseurs bouddhistes n'auraient pas écrit autant d'ouvrages de
philosophie bouddhique. Mais aucun de ces raisonnements ne peut
raisonnablement croire qu'ils détiennent ou ont saisi la vérité
ultime. Seule un travail sur l'esprit dans la concentration
méditative peut faire espérer connaître cette vérité ultime en
développant la vision pénétrante (vipashyanā) en nous.
La
raison elle-même n'est pas un fin en soi ; elle n'est qu'un
outil du mental pour expliquer et comprendre le monde. Un outil qui
peut être utilisé à bon escient pour mener une action juste et
développer l'autonomie, mais qui peut aussi employée à mauvais
escient pour justifier des actions mauvaises et des systèmes
politiques qui enferment les hommes dans l'injustice et le fanatisme.
Si on prend une attitude néfaste comme le racisme, on se rend compte
qu'historiquement toutes sortes de penseurs et de scientifiques ont
justifié le racisme et la ségrégation entre les races avec des
arguments rationnels et scientifiques. Ces arguments se sont tous
révélés faux au fil du temps, mais toujours est-il que c'est bien
la raison de certains hommes dans des sociétés données, une raison
manipulée par les instincts de haine et de domination, qui a élaboré
ces doctrines qui se voulaient rationnelles.
C'est
pourquoi la véritable liberté ne peut se trouver que par la sagesse
qui se libère des liens, des attachements et des illusions. Cela
demande un travail de transformation de soi-même. Cela demande aussi
plus subtilement une forme de non-agir : laisser ces
conditionnements se dissoudre d'eux-mêmes dans la compréhension
intime de la réalité interdépendante. Et il faut avoir la vision
pénétrante de la vérité ultime pour trouver la libération de ce
ensemble complexe et entremêlé qu'est l'existence.
*****
Cela
est la libération ultime. Mais à côté de cela, dans la sphère
relative, on doit bien constater la présence de différentes
libertés relatives qui portent chacune sur un objet différent. Pour
les bouddhistes, il y a les dix libertés ou dix conditions
favorables qui contribuent à ce qu'on soit suffisamment libre pour
pratiquer le Dharma et espérer connaître un jour la libération
ultime. Ces dix libertés se répartissent en 5 libertés provenant
de soi-même et 5 libertés que nous octroient les autres.
Les
5 libertés provenant de soi-même sont :
- 1°) être né en tant qu'être humain,
- 2°) être né dans un lieu où le Dharma est enseigné,
- 3°) jouir de toutes les facultés physiques et mentales,
- 4°) être libre des karmas d'empêchement (qui détournent trop violemment l'individu de tout cheminement spirituel)
- 5°) avoir confiance dans le message du Dharma.
Les
5 libertés que nous octroient les autres sont :
- 6°) l'apparition d'un Bouddha en ce monde,
- 7°) le fait que ce Bouddha ait enseigné le Dharma,
- 8°) la persistance de son enseignement (on en doit pas l'avoir oublié)
- 9°) la pratique réelle du Dharma,
- 10°) la présence d'êtres compatissants disposés autrui.
Les
économistes parleront de liberté d'entreprendre, de libre marché,
de libre concurrences : la liberté pour un investisseur
d'apporter des fonds à une entreprise, la liberté d'acheter et de
revendre des actions, des obligations, des biens ou des capitaux, la
non-intervention de l’État dans les rivalités entre acteurs du
marché... Ces libertés sont importantes pour faire tourner une
économie capitaliste, mais ces libertés nous asservissent souvent
au monde de l'argent...
On
entend aussi parler de libertés individuelles : laisser
l'individu libre de ses actes, de choisir lui-même ses plaisirs et
ses penchants, ses envies et ses rêves... Cela comprend aussi la
liberté de voyager et de migrer à la surface du globe terrestre.
Quand on est un touriste, cela ne pose guère de soucis : des
agences vous préparent un voyage tout organisé. Quand vous êtes un
damné de la terre par contre, c'est une autre histoire : les
grillages et les murs s'érigent entre vous et votre désir
d'exil....
On
peut évoquer aussi les libertés politiques : pouvoir dire ce
qu'on pense, pouvoir participer à la politique, pouvoir s'engager
tout comme pouvoir se dégager des partis-pris et des luttes de
pouvoir... Évidemment, les pessimistes répéteront ce slogan de mai
'68 : « La dictature, c'est "ferme
ta gueule", la démocratie, c'est « cause toujours" ».
Le citoyen peut-il vraiment faire entendre sa voix ? Ou est-il
contraint de subir le jeu incessant d'un pouvoir
dont les enjeux le dépassent ?
Enfin,
il y a cette liberté morale dont parlent Rousseau et Kant, la
possibilité de se libérer l'individu par la raison des
conditionnements culturels et sociaux qui l'enferment dans un lieu
donné pour l'ouvrir à l'universel. Je ne rejette pas entièrement
ce projet qui a sa grandeur, même si j'en ai énoncé les
difficultés et les limitations
1 Shāntideva,
Bodhisattvacaryāvatāra,
IX, 2. « Vivre
en Héros pour l’Éveil »,
traduction de Georges Driessens, Points / Sagesses, Paris, 1993.
Pest, Opsis & Bane |
Voir aussi :
- Liberté
La liberté est à l'extérieur ou à l'intérieur de soi ? La liberté est-elle relative ou absolue ?
- Libéral
Les différents sens possibles du mot "libéral" et le rapport particulier que chaque sens entretient avec la liberté.
Nos comportements sont-ils déterminés par notre cerveau ? Ou avons-nous un espace de liberté au sein de notre conscience ?
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