L'impulsion
du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est
prescrite est liberté.
Jean-Jacques
Rousseau, Du Contrat Social (1762), Livre I, Chapitre VIII :
"De l'état civil".
Alicia Savage |
Cette
citation de Rousseau dans le Contrat Social lie intimement la
liberté à la morale. En ce sens, elle est typique de l'esprit des
Lumières. Le philosophe allemand Emmanuel Kant reprendra dans les
grandes lignes cette conception de la liberté liée à la morale et
au devoir dans sa « Critique
de la Raison Pratique » et
d'autres de ses ouvrages comme « La Fondation de la
Métaphysique des Mœurs ». Pour Kant, on est libre dès
lors qu'on se demande rationnellement : « Que dois-je
faire ? Qu'est-il juste que je fasse? ». Suivre cet
impératif catégorique qui s'impose à notre raison et qui nous ce
que l'on doit faire, c'est la véritable liberté aux yeux de Kant.
Tandis que suivre un impératif hypothétique (« si je suis
gentil, c'est pour être bien vu en société, pour être de telles
ou telles personnes, pour recevoir une récompense, pour gagner de
l'argent, pour aller au paradis, etc... »), c'est lié sa
conscience à des intérêts divers, et donc ne pas être vraiment
libre.
Cette
conception de liberté chez Rousseau ou chez Kant va à l'encontre de
ce qu'on serait tenté de penser spontanément comme la liberté.
D'ordinaire, on conçoit la liberté comme la possibilité de faire
tout ce qu'on a envie. Et on considère les devoirs à accomplir
comme autant de contraintes qui ruinent notre liberté. Mais, dit
Rousseau, dans ce cas, loin d'être libre, on est l'esclave de nos
désirs et de nos passions. Toutes les impulsions qui nous traversent
l'esprit nous dominent, et nous sommes le pantins de pulsions qui
nous échappent. Si je me pense libre de me lever à l'heure qui me
plaît, je suis la marionnette de ma paresse et de ma propension à
vouloir rester au chaud sous ma couette. Si je vais au café et que
je bois plus de raison, je peux penser être libre de faire la fête,
mais en réalité je suis mu par le goût de l'alcool et la volonté
d'ivresse. L'alcoolique n'est pas libre de boire, mais il est sous la
dépendance de l'alcool.
Pour
être libre, je dois employer ma raison et déterminer ce qu'il est
juste que je fasse, quel est mon devoir en ce monde. Je dois
déterminer des lois juste à suivre pour mon comportement et devant
chaque situation morale. Suivre ces lois, c'est la liberté morale de
l'individu, c'est aussi l'autonomie. Le mot « autonomie »
vient du grec auto- (soi-même) et -nomos (la loi), faire sa propre
loi, suivre ses propres principes. L'autonomie s'oppose à
l'hétéronomie. L'hétéronomie signifie : suivre la loi qu'un
autre a prescrit et nous impose de l'extérieur (« hétéro »
signifie « autre »). Obéir aveuglément à un colonel
d'armée, à un dictateur, à un roi ou à un patron, ce n'est
évidemment pas de la liberté ! L'idéal des Lumières suppose
de libérer l'individu de ses chaînes. Rousseau ainsi regrette cet
asservissement de l'homme au début du Contrat Social :
« L'homme est né libre, et partout il est dans les fers ».
Mais cela suppose que l'individu se prenne en main, qu'il ne dépende
pas de ses supérieurs et des institutions supposées le contrôler.
Se prendre en main suppose qu'il se questionne lui-même sur ce qu'il
est bon et juste de faire, et surtout qu'il ait le courage
d'accomplir le devoir que son raisonnement et sa conscience ont
déterminé.
Dans
« Qu'est-ce les Lumières », Kant nous encourage à
accéder à la « majorité », être pleinement un adulte
qui prend ses responsabilités, et ne plus être dans une situation
de minorité où on est comme un petit enfant à qui on dit de faire
ceci ou cela. Pour accéder à cette majorité de l'esprit, il faut
faire un usage régulier de la raison et s'interroger soi-même sur
ce que l'on doit faire. L'intérêt pour Kant est de promouvoir une
société où les gens n'agiraient pas comme des moutons, et où
chaque citoyen aurait la possibilité de faire un usage public de la
raison pour contribuer à l'avancement de la société toute entière.
Le projet moral est intrinsèquement lié au projet politique.
Chez
Jean-Jacques Rousseau aussi, cette question de la liberté morale se
pose dans le contexte du Contrat Social, un texte éminemment
politique. Dans le chapitre VIII du livre I du Contrat Social,
Rousseau envisage 3 formes de libertés. La première forme de
liberté est la liberté naturelle. C'est la définition la plus
évidente de la liberté : faire tout ce qu'on a envie quand on
en a envie. Se lever tard à l'heure qu'on veut, aller ou ne pas
aller au boulot, manger et boire tout ce qu'on désire, raconter ce
qui nous chante, aller se coucher quand ça nous plaît... Cette
liberté naturelle est le fait de l'homme sauvage qui vit dans la
Nature et qui n'est assujetti à aucune des lois que les hommes ont
promulgué au cours de l'Histoire.
Alicia Savage |
Opposée
à cette liberté naturelle, la liberté civile est la marge de
manœuvre qu'on laisse à chaque citoyen dans les sociétés des
hommes. D'un certain point de vue, c'est une liberté restreinte par
rapport à la liberté naturelle : il faut se lever à l'heure
où le patron le décide, il faut faire son boulot, il faut respecter
les lois et les injonctions de la police... Mais en contrepartie, on
gagne le bien-être et la sécurité que peut nous procurer la
société. Rousseau résume très simplement cette balance entre ces
deux formes de liberté : « Ce que l'homme perd par le
contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à
tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne,
c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il
possède ».
La
liberté naturelle est limitée par la force physique de l'individu.
Dans la liberté naturelle, vous pourrez dormir là où vous avez
envie, à n'importe quelle heure, mais s'il fait froid la nuit et que
la pluie vous empêche de dormir, tant pis pour vous. Si vous voulez
manger des cerises et que vous n'êtes pas capable de grimper des
arbres, vous vous abstiendrez de ces cerises. Si vous vous cassez la
jambe en pleine nature, votre liberté naturelle se restreint tout
d'un coup considérablement. Au contraire, la liberté civile vous
permet de bénéficier des soins d'un hôpital. Néanmoins, cette
liberté civile, elle, est limitée par la volonté générale de la
société et par la propriété. Si vous n'avez pas d'argent et que
vous vivez dans une société où il n'y a pas de mécanismes de
solidarité comme la sécurité sociale, vous n'irez pas à l'hôpital
pour faire soigner votre jambe cassée. Et si vous perdez la
propriété de votre maison, vous vous retrouverez à la rue à
dormir à la belle étoile comme le bon sauvage, sauf que vous irez
vivre sous un pont au lieu de dormir sous un arbre comme celui-ci...
C'est
pourquoi l'idée du contrat social est si importante aux yeux de
Rousseau. Ce contrat social doit être le mieux pensé possible, le
plus juste, le plus équilibré, pour qu'il ne soit pas la matrice de
toutes les inégalités et toutes les injustices qui frappaient
l'Ancien Régime dans lequel vivait Rousseau. La société des hommes
pourraient être un formidable levier pour assurer le bien-être et
la liberté des hommes, mais souvent les personnes se retrouvent
broyées par un système politique injuste et réduits à l'état
d'esclavage où ils ne tirent aucun des bénéfices que l'on pourrait
attendre de la perte de liberté naturelle. Il aurait mieux valu
qu'ils restent dans la forêt tant la cruauté des hommes est grande.
Comme le dit Rousseau à propos de cette liberté civile souvent
bafouée : « Quoiqu'il se prive dans cet état (de
liberté civile) de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il
en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent,
ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme toute
entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle
condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est
sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en
arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un
être intelligent et un homme ».
La
société doit donc être pensée de la meilleure façon qui soit
pour être la plus juste et la plus équitable possible, afin que
cette liberté civile de se déplacer, d'agir, de parler, de penser,
d'apprendre, de s'élever spirituellement soit la plus développée
possible pour le plus grand nombre possible de citoyens. Il faut
aussi qu'il y ait le moins possible de violation des droits de
l'homme qui nous fasse regretter l'état d'avant le contrat social.
Par
ailleurs, ce contrat social est impératif, et du coup la liberté
civile qui en découle est impérative aussi. Imaginons un citoyen
qui voudrait jouir de tous ces droits de citoyen, mais ne voudrait
accomplir aucun des devoirs du citoyen. La volonté générale du
peuple devra rappeler à cet individu ses obligations de citoyen et
le contraindre à revenir dans le droit chemin. Rousseau explique :
« Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y
sera contraint par tout le corps (social) : ce qui ne signifie
autre chose sinon qu'on le forcera à être libre ». Statut
ambigu de la liberté ! Si vous n'êtes pas libre en acceptant
vos devoirs, on vous obligera à être libre. Étrange retournement
quand même, il faut le souligner !
La
troisième forme de liberté, la liberté morale, liberté qui nous
occupe présentement, suit le même trajet paradoxal : la
liberté morale se situe dans les devoirs et les lois que promulgue
notre raison à notre conscience. C'est ce que l'on doit accomplir
qui fait de nous des hommes libres. Dans cette liberté morale,
l'homme n'est plus confrontée à la volonté générale, mais à sa
propre volonté. Pour Rousseau, c'est le sens le plus profond et le
plus philosophique de la liberté, mais il le laisse de côté dans
le Contrat Social pour n'aborder que la liberté civile et la
dimension politique de cette liberté. On peut se demander si le
progrès et l'avancement d'une société est possible sans
l'épanouissement de la liberté morale chez les individus.
Mais
il y a, me semble-t-il, un problème dans cette conception de la
liberté morale chez Rousseau. Que se passe-t-il si quelqu'un, par
son propre effort de raison, ses propres réflexions, arrive à la
conclusion qu'il n'est pas mal de tuer son prochain ? Voire
qu'il a le devoir de tuer telle ou telle personne pour l'offrir en
sacrifice à son dieu ? Cette personne fait-elle preuve de
liberté morale si elle suit à la lettre les commandements de ses
propres raisonnements tortueux et fous ? En d'autres mots,
est-ce que cette autonomie (faire sa propre loi) ne conduit pas au
chaos ?
Dans
l'esprit des Lumières, il y a une immense confiance portée à la
Raison, au Logos. Mais du coup, quelle est la relation entre
cette Raison avec un grand R et la raison avec un petit r qui
raisonne à longueur de journée dans la caboche des gens ?
Est-ce que la raison ne peut pas de temps à autre déraisonner
complètement ? Est-ce que suivre avec une logique imparable des
prémisses fausses et en arriver à des conclusions aberrantes,
est-ce encore de la raison ? Et cette Raison avec un grand R qui
sert de modèle aux philosophes, est-ce la raison de Dieu ou un
principe objectif que les hommes pourraient découvrir comme ils ont
découvert la loi de la gravité ou les lois de la thermodynamique ?
Emmanuel
Kant dissipe l'objection de la raison devenue folle en posant que les
lois que la raison prescrit au sujet pensant doivent être
universalisables : « Agis
de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir en même
temps comme une loi universelle »,
nous dit le philosophe de Kœnigsberg.
Si je me pose la question de tuer l'ignoble individu qui a volé mon
sandwich, je dois me demander : « et si tout le monde
faisait comme moi ? ». Si tout le monde tuait son prochain
pour la moindre broutille, on vivrait dans une société invivable,
donc je dois m'abstenir mon prochain, même s'il est méchant avec
moi. Je dois trouver d'autres solutions pour régler mes problèmes.
Très
bien. Mais du coup, ce principe de rendre mes lois universalisables
posent d'autres difficultés. Avec ce principe kantien de n'avoir de
maximes morales que, si elles peuvent être édictées comme lois
universelles, je peux arriver très facilement à la conclusion :
« je ne dois pas mentir ». Logique. Si tout le monde
mentait en permanence, la vie en société serait impossible. Très
bien. Mais si une situation particulière se présente. Imaginons que
vous vivez pendant la seconde guerre mondiale et que vous avez caché
des juifs chez vous. Des officiers de la Gestapo sonnent à votre
porte et vous demandent si de la vermine juive ne se cacherait pas
chez vous. Allez-vous leur mentir ou leur dire la vérité ?
Pour la plupart des gens doués de raison, il semble logique de
mentir dans ce cas particulier. Mentir, c'est pas bien, sauf que,
dans ce cas, nous avons un devoir d'humanité et mentir devient une
vertu, si on prend en considération les conséquences du mensonge :
sauver la vie des personnes qui sont chez vous.
Eh
bien pour Kant, pas du tout. Kant s'est violemment opposé à
Benjamin Constant dans un ouvrage intitulé « Sur
un prétendu droit de mentir par humanité ».
Pour Kant, il est moral de ne pas mentir, même dans ce cas précis
où la vérité reviendrait à condamner à mort des innocents. Pour
Benjamin Constant, dire la vérité n'est un devoir que pour ceux qui
méritent d'entendre cette vérité. Des brigands malintentionnés et
prêts à commettre des crimes ne méritent pas qu'on leur dise la
vérité. Pour Emmanuel Kant, cela reviendrait à briser le caractère
universelle des lois morales. Il y aurait une humanité à qui on
pourrait dire la vérité et une humanité à qui on pourrait ou on
devrait mentir. Il n'y aurait plus aucun critère clair de la morale,
et on devrait s'en remettre à des commandements extérieurs à notre
propre raison.
Ce
chemin de la liberté et de l'autonomie, ce chemin moral qui conduit
l'homme à être vraiment maître de lui-même est donc plus complexe
qu'il n'y paraît.
Alicia Savage |
Voir aussi :
- Liberté
La liberté est à l'extérieur ou à l'intérieur de soi ? La liberté est-elle relative ou absolue ?
- Libéral
Les différents sens possibles du mot "libéral" et le rapport particulier que chaque sens entretient avec la liberté.
Nos comportements sont-ils déterminés par notre cerveau ? Ou avons-nous un espace de liberté au sein de notre conscience ?
Alicia Savage |
Jean-Jacques Rousseau |
Emmanuel Kant |
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