Je
suis tombé hier sur un article de Melanie Joy intitulé « Humilier
les véganes nuit aux animaux »,
publié sur le site de Tobias Leenaert, The
Vegan Strategist,
en anglais le 5 octobre 2015, et traduit ensuite en français sur le site Peuvent-ils
souffrir ?.
Melanie Joy est une psychologue sociale américaine surtout connue
pour sa réflexion autour de la notion de « carnisme ».
On lui doit un livre « Why We Love Dogs, Eat Pigs, and
Wear Cows: An Introduction to Carnism » ( titre que l'on
pourrait traduire par : « Pourquoi
nous aimons les chiens, mangeons des cochons et portons de la vache :
une introduction au carnisme »)
. Melanie Joy y souligne les contradictions morales de la plupart des
gens qui disent sincèrement aimer les animaux, leur chien notamment,
mais qui n'ont aucun scrupule à manger de la viande ou porter des
vestes en cuir.
Melanie Joy |
Dans
l'article « Humilier
les véganes nuit aux animaux »,
Melanie Joy évoque une conférence donnée en faveur de la
libération animale où l'orateur, un végane, a été pris à partie
par d'autres véganes qui lui ont reproché de faire le jeu de
l'exploitation animale parce que les méthodes qu'ils prônaient
n'étaient pas suffisamment radicales à leur goût. Melanie Joy ne
le dit pas, mais on imagine assez bien que ce sont des adeptes de
Gary Francione qui ont ainsi cherché à humilier l'orateur pour
imposer leur vision dogmatique de la libération animale et du
véganisme. Melanie Joy concentre alors son analyse sur ce que
signifie le fait d'humilier les gens dans nos sociétés :
« L’humiliation
est malheureusement un comportement social répandu, qui n’est pas
éliminé en grande partie parce qu’il est commun au point d’être
invisibilisé. Et l’humiliation publique est un spectacle de plus
en plus populaire, une réminiscence des jeux de la Rome antique et
est incontestablement encore plus dommageable. Ainsi, le fait
d’accepter et de célébrer les comportements d’humiliation
n’existe pas uniquement au sein du mouvement végane. Cependant, le
mouvement végane est supposé agir comme un contrepoint à ces
attitudes dominantes qui génèrent des souffrances au lieu de les
soulager.
Clairement, le fait qu’un comportement injuste soit socialement
acceptable n’est pas une excuse pour que nous l’adoptions sans
réserve ».
L'analyse
de Melanie Joy est trop longue pour que je la passe entièrement en
revue, j'invite d'ailleurs tout le monde à lire cet
article.
Mais je voudrais m'intéresser à deux points particulier de
l'article. Le premier de ces points est le fait qu'il est normal et
naturel qu'il y ait des débats entre véganes quant aux stratégies
à adopter pour répondre un mode de vie végane, respectueux de la
Terre et des animaux et sur tout autre sujet philosophique, éthique,
politique ou écologique attenant au véganisme. Ces débats peuvent
être vifs, mais ils doivent se passer dans le respect mutuel. Comme
le dit Melanie Joy : « Il
serait tragique que les véganes soient d’accord sur tout. Notre
diversité fait notre beauté et notre force. Cependant, la façon
dont nous sommes en désaccord a de l’importance. Beaucoup
d’importance. Quand
nous nous rassemblons pour discuter, plutôt que nous disputer, au
sujet de nos différentes idées, nous pouvons nous enrichir, nous et
notre mouvement. Dans une telle situation, nous abordons nos
désaccords avec curiosité et compassion. Nous sommes ouverts à
l’idée d’apprendre les uns des autres et même quand nous sommes
fortement convaincus sur un sujet, nous n’humilions pas l’autre
et nous ne lui portons pas atteinte. Nous donnons du pouvoir à
nous-mêmes et à notre mouvement plutôt que de l’affaiblir. La
prise de pouvoir est le contraire de la honte ».
Je
pense que cette notion de prêter à attention à comment
nous sommes en désaccord est vraiment essentielle. Il faut pouvoir
écouter l'autre, accepter que les autres aient des idées qui soient
en discordance avec les autres. La tolérance, le fait que l'on
puisse coexister et coopérer avec ceux qui pense différemment de
nous, est une vraiment une valeur morale fondamentale. Cela me fait
penser à Nâgasena, un moine bouddhiste de l'Antiquité en Inde, qui
expliquait au roi Milinda comment il fallait dialoguer sur des
matières spirituelles et philosophiques :
«
Le
roi Milinda : « - Vénérable Nâgasena, accepterais-tu
de t’entretenir avec moi ?
-
Je le ferai, ô roi, si tu entends t’entretenir avec moi à la
manière des sages instruits ; mais si tu entends procéder à
la manière des rois, je ne le ferai pas.
-
Comment s’entretiennent les sages instruits ?
-
L’un noue un argument et l’autre le dénoue, l’un présente une
réfutation et l’autre la renvoie, l’un reconnaît l’habileté
particulière de l’autre et réciproquement ; les sages
instruits ne s’en irritent pas : voilà comment ils
s’entretiennent.
-
Et comment les rois procèdent-ils ?
-
Quand ils s’entretiennent, ils approuvent un point et ordonnent de
punir quiconque s’y oppose : voilà comment ils procèdent.
-
Vénérable, je m’entretiendrai avec toi à la manière des sages
instruits, non pas à la manière des rois. Que le Vénérable parle
en toute confiance, comme avec un moine, un novice, un disciple laïc
ou un serviteur du monastère ; qu’il n’ait pas peur.
-
C’est bien, approuva l’Ancien. »
Ce
que Nâgasena essaye de dire, c'est qu'il faut accepter que l'autre
aie des vues divergentes et chercher des arguments opposés sur la
raison pour s'y opposer si on pense que l'autre a tort. Et ne pas
chercher à punir l'autre en l'agressant ou en l'humiliant comme dans
le cas que soulevait Melanie Joy. Il y a un très grand dogmatisme
dans les milieux véganes, et c'est souvent gênant car on vous y
disqualifie très vite en vous disant : « Tu n'es pas
végane, tu n'es pas antispéciste, tu ne défends pas les animaux ».
Exclure l'autre de la communauté ou le rabaisser l'autre n'est
vraiment pas très glorieux, et cela ne fait pas avancer d'un pouce
la cause végane. Comme le dit Melanie Joy, il faudrait plutôt
privilégier la compassion et la curiosité, garder toujours à
l'esprit que l'on peut apprendre des autres. Ce faisant, même s'il y
a un débat très vif, on se placera dans une dialectique ascendante
qui donnera de la force et de la puissance à la cause végane. Si,
par contre, on s'affronte par injures, humilations, excommunications,
anathèmes interposés, il ne restera que de la rancune et de la
négativité dans la communauté. Il me semble qu'il faut faire le
choix de gagner en puissance et en positivité, renforcer les
passions joyeuses au sein de la communauté végane en restant
ouvert, enthousiaste et en n'excluant pas les autres, mais les
intégrant dans un débat où les uns et les autres seront entendus,
où leurs opinions seront discutées avec la volonté d'apporter la
lumière de la raison.
Un
autre point que je voudrais faire ressortir de l'analyse de Melanie
Joy est sa distinction qu'elle opère entre véganes trop visibles et
véganes invisibles. Les véganes sont trop visibles quand on expose
tous les faits et gestes de leur vie quotidienne en exigeant d'eux
une cohérence absolue qui est quasiment impossible à respecter.
Comme l'explique Melanie Joy : « La
culture dominante exige souvent des véganes qu’ils se conforment à
des standards impossibles à atteindre : on attend de nous que nous
soyons des parangons de vertu (nous sommes des hypocrites si nous
portons de la soie, des extrémistes si nous n’en portons pas), des
modèles de santé (s’il arrive que nous tombions malade, toute
notre idéologie est remise en question) et des experts sur tout
(nous n’avons pas le droit de prôner le véganisme si nous n’avons
pas toutes les réponses au problème du carnisme – ce qui, bien
sûr, est impossible) ».
Tous
nos faits et gestes sont scrutés et analysés pour voir si cela
correspond au millimètre à l'idée (souvent étonnante) que les
gens se font du véganisme. Autour de moi, on m'a souvent fait la
réflexion lors de repas pris en commun que je ne refusais pas
l'alcool, ce qui n'est quand même pas « très végane ».
Je suppose qu'on imagine que le végane doit être un ascète qui
passe ses journées à se mortifier au somment de sa montagne. Végane
ne rime pas nécessairement avec sainteté. Par ailleurs, l'alcool
est toujours produit à partir de raisin, de houblon, d'orge... donc
des végétaux. La définition du mot « végane » indique
quelqu'un qui ne consomme pas de produits animaux. C'est tout. Il n'y
a donc pas de contradiction à consommer de l'alcool quand on est
végane. Tout au plus, le végane privilégiera les vins, bières ou
alcool qui ne contiennent aucun collagène d'origine animale (des
substances utilisées en petites quantités pour éviter que l'alcool
ne soit trouble). Mais comme le dit Melanie Joy, quand on est exposé
de la sorte, on ne peut esquiver les critiques malveillantes, soit un
hypocrite parce qu'on en se conforme pas à l'image de la perfection
végane, soit on s'y conforme et on est taxé d'extrémiste
dangereux !
C'est
déjà pénible avec le reste de la société, mais quand cela vient
des véganes eux-mêmes, c'est encore plus douloureux. « De
plus, beaucoup de véganes sont très sensibilisés à l’idée
qu’ils pourraient nuire, être immoraux ou ne pas être « assez
biens » et ils ont intériorisé le message de la culture
dominante selon lequel ils doivent être parfaits afin d’avoir de
la valeur. Ils ont du mal à accepter que leurs efforts soient
suffisants et bien souvent ils n’y arrivent pas. Le perfectionnisme
toxique est donc, sans surprise, une cause commune de dépression et
d’épuisement chez les véganes. Quand
d’autres véganes renforcent le perfectionnisme toxique, les
résultats peuvent donc être dévastateurs.
(...) Le perfectionnisme toxique nous pousse également à réduire
l’individu que nous jugeons à n’être rien de plus que les
comportements « honteux » pour lesquels nous le
jugeons ».
Ce
perfectionnisme peut s'appliquer à tout : si, par exemple, on a
gardé une vieille ceinture en cuir ou un gilet en laine d'une
période où on n'était pas encore végane. Mais aussi pour des
choses qui ne sont pas en elles-mêmes véganes comme le fait de
l'alcool, de fumer des cigarettes, de manger du tofu (parce que le
soja, c'est mal, on ne sait pas très bien pourquoi!) ou manger des
produits qui contiennent du gluten de blé comme le pain, le seitan,
etc... Ce qui est problématique, c'est que tous les efforts que l'on
a pu fournir pour devenir végane sont ainsi niés. Or le fait de
s'abstenir de viande, de poisson, de lait, d’œufs et de ne plus
acheter de bottes ou de vestes en cuir est quand même beaucoup plus
lourd dans la balance que le fait de porter un vieux gilet en laine
ou de boire une bière qui contient des collagènes animaux ! Il
faut bien comprendre que l'on ne peut être absolument parfait dans
une société aussi imparfaite que la nôtre !
Les
véganes sont par ailleurs invisibles quand leur effort pour se
dégager des habitudes alimentaires dominantes et pour contribuer à
la cause animale restent ignorées de tous. Comme le dit Melanie
Joy : « Notre travail est
ingrat. En tant que militants véganes, nous travaillons souvent sans
répit, sans être rétribués ou pour bien moins d’argent que nous
gagnerions autrement et la seule raison pour laquelle nous faisons
cela, c’est parce que nous nous soucions des animaux. Ces derniers
ne peuvent pas nous remercier et ils ne le feront jamais. Nos
efforts sont fréquemment invisibles, ridiculisés ou même combattus
par la culture dominante et parfois même par ceux qui sont les plus
proches de nous. Alors quand les autres militants, les seules
personnes au monde qui comprennent réellement ce que cela signifie
d’être végane dans un monde où l’on mange des animaux, quand
ceux-ci nous font précisément les choses que la culture dominante
fait — nous traiter d’hypocrites, nous ridiculiser et nous
attaquer — nous pouvons nous démoraliser ».
Je
pense que c'est effectivement là une bonne raison de faire preuve de
plus d'empathie vis-à-vis de ses collègues véganes : ne pas
affaiblir le mouvement par des humiliations répétées et des
remarques qui ne sont absolument pas constructives. On vit dans une
société qui atomise les individus : tout le monde se retrouve
seul, tout le monde est opposé à tout le monde, lancé dans une
bataille de tous contre chacun où la concurrence et la rivalité
font rage. Au boulot, tout le monde se tire dans la pattes, tout le
monde médit de tout le monde, et le soir, on rentre seul chez soi
dans sa petite voiture qui essaye de sortir des embouteillages.
Évidemment
dans cette logique, la fraternité, la solidarité et même l'amitié
n'ont pas beaucoup de sens. Mais faut-il à tout prix reproduire ce
schéma de la société capitaliste dans les mouvances véganes ?
Faut-il céder au dénigrement des uns et des autres parce que cela
va renforcer notre petit ego et que l'on va pouvoir se dire avec
orgueil : je suis vachement plus végane que Pierre, Paul ou
Jacques ? Car même si c'était vrai, quelle importance est-ce
que cela a vraiment ?
Comme
le dit Melanie Joy pour conclure : « Mais
même si nous nous soucions peu des conséquences éthiques de
l’humiliation, il faut savoir que ce comportement a également des
conséquences pratiques. L’humiliation
parmi les véganes est intrinsèquement une très mauvaise stratégie
; cela fait fuir les non véganes alors que nous avons besoin de leur
soutien pour faire avancer notre mouvement, cela affaiblit les
véganes et cela engendre une terrible perte de temps et d’énergie
qui auraient
plutôt pu être dédiés à un militantisme végane efficace ».
Voilà autant de raisons de ne pas céder au dénigrement et à
l’humiliation.
Voir
l'article en original sur le site de The Vegan Strategist :
Ou
voir la traduction en français sur le site Peuvent-ils souffrir ?:
Voir
une conférence de Melanie Joy sur la notion de carnisme :
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici.
Melanie Joy est d'une intelligence et d'une sagesse remarquable. Ses réflexions me font énormément de bien, j'en pleurerais quand je la lis ou l'écoute.
RépondreSupprimerMerci pour cet échange entre Nâgasena et le roi Milinda. On en est à mille lieues dans l'agitation médiatico-politique et dans le petit monde animaliste aussi.