On
entend beaucoup parler ces temps-ci de méditation dans les
entreprises, des bienfaits de la pleine conscience ou mindfulness
dans le management. En soi, cela me paraît être une bonne chose :
si les entrepreneurs s'enthousiasment pour la méditation et veulent
organiser des séances de zazen au milieu de l'open space, pourquoi pas, en fait ? Néanmoins, quelque chose me laisse
sceptique : est-il judicieux de réduire la méditation à une
pratique prometteuse en terme d'augmentation de la productivité ?
Est-on plus aware des objectifs quantitatifs fixés par
l'entreprise quand on s'est livré à une séance de pleine
conscience ? Est-ce qu'on est un meilleur employé quand on
s'applique sagement à s'asseoir en lotus et à faire le vide dans
son entreprise ?
En
fait, l'augmentation de sa productivité, de sa rentabilité ou de
ses performances individuelles n'a jamais été décrite comme un but
ou un profit de la méditation. S'il y a un but ou un profit dans la
méditation, c'est celui d'apaiser l'esprit, calmer les tensions et
les conflits intérieurs, voir les causes de notre malheur et trouver
un bonheur durable. C'est du moins en ces termes que le Bouddha
faisait l'apologie de la méditation. J'ai peur qu'en prostituant la
méditation à des objectifs de meilleure rentabilité pour
l'entreprise, on ne perde l'intérêt profond de la méditation. Cela
risque de donner une méditation peu profitable pour notre cadre
dynamique, qui ne lui apporte pas de sérénité et d'apaisement et
qui n'améliore pas non plus sa productivité ou sa rentabilité.
Il
me semble pertinent de dire que l'entreprise peut trouver un profit
dans le fait d'organiser des séances de méditation pour ses
employés qui le désireraient, mais ce profit est un profit
indirect. Les employés qui feront zazen se sentiront mieux dans leur
peau, ils pourront relâcher le stress le temps de la séance de
méditation. Ce faisant, ils auront l'esprit plus clair pour
accomplir un meilleur travail. Il ne faut donc pas vanter la
méditation comme un moyen d'améliorer ses performances ; ce
serait très contre-productif parce que cela ajouterait un stress à
l'employé qui se demanderait quel gain de performance il aurait
accompli au cours de la séance de zazen ; alors que, dans la
méditation, il faut simplement développer la vigilance à l'instant
présent et apaiser le flux du mental.
Si
vous êtes vendeur de voiture et que vous pratiquez zazen pour vendre
encore plus d'automobiles, vous allez au-devant de grandes
déconvenues, tant dans la méditation que dans votre commerce, car
aucun Sage en ce monde n'a dit qu'on était plus efficace pour vendre
des voitures quand on médite ! Par contre, si vous méditez
pour être apaisé, plus doux, plus bienveillant à l'égard
d'autrui, peut-être que cela vous rendra plus avenant, plus agréable
pour vos clients. Peut-être pas aussi ! Mais vous serez plus
zen pour affronter votre échec commercial ! Ce qui est un autre
profit de la méditation.
Le
Bouddha a toujours défini la méditation comme un moyen habile pour
mettre fin à la douleur, au stress et à l'insatisfaction. Au fond,
la méditation n'est jamais aussi efficace que quand elle vise cet
objectif seul. Pourtant, les maîtres Zen sont venus problématiser
ce principe. Pour ceux-ci, il fallait être mushotoku
pour reprendre le mot japonais. Mushotoku 無所得
signifie « sans but,
ni profit ». Pour les maîtres zen, on ne devrait pas pratiquer
zazen dans le but d'obtenir quelque chose, la paix, le bonheur,
devenir un Sage ou devenir un Bouddha. Tout cela est illusion. On
devrait pratiquer sans espérer un quelconque gain à sa pratique :
pratiquer zazen sans autre but que celui de pratiquer zazen. Si on
est toujours agité qu'auparavant, pas de souci, on continue à
pratiquer zazen, si on est aussi malheureux qu'auparavant, pas de
souci, on continue à pratiquer zazen.
Cela
semble difficile, et ça l'est, car, dans la vie courante, on fait
toujours quelque chose en vue d'autre chose. Si je travaille, c'est
pour gagner de l'argent. Si je me repose, c'est pour regagner de la
forme. Si j'offre des fleurs à une jolie fille, c'est pour lui
plaire et la séduire. Si je cuisine, c'est pour manger.Si je lis,
c'est pour devenir plus cultivé ou plus intelligent. Quoi que l'on
fasse, on vise toujours un profit, une utilité, un gain avec notre
action. Et voilà qu'arrive un maître Zen qui nous demande
d'abandonner les gains et les profits que l'on pourrait retirer de la
méditation.
Mais
même s'il est difficile d'atteindre cet état de mushotuku,
cet état d'être libre des profits et des gains facilite
incroyablement la méditation. On pratique zazen pour zazen ; et
on se réjouit, non pas parce qu'on parvient à tel ou tel état de
félicité, tel ou tel état de clarté, tel ou tel état d'élévation
spirituelle, mais simplement parce qu'on pratique zazen. On n'attend
plus rien de zazen, et chaque zazen devient dès lors une merveille,
même s'il ne s'y passe rien de particulier, surtout s'il ne s'y
passe rien de singulier ! Dès lors, on habite d'autant plus
aisément la méditation, et on multiplie les chances que se
produisent en tout genre.
Il
y a une tension dialectique entre la volonté de départ d'acquérir
les bienfaits promis par le Bouddha, paix de l'esprit, souplesse du
corps, absence de troubles et de conflits et en fin de compte au-delà
de la souffrance, et le détachement par rapport à cette volonté
d'acquérir des bienfaits et des profits, qui a été promu par les
maîtres Zen. Mais qu'on ne s'y trompe pas : les maîtres Zen ne
s'opposent pas au Bouddha. Ils ne font que suivre un prolongement
logique de la philosophie du Bouddha. Dans son tout premier
enseignement, le Bouddha expose les Quatre Nobles Vérités : la
souffrance, l'origine de la souffrance, la cessation de la souffrance
et le chemin qui mène à la cessation de la souffrance. Cela suggère
une volonté de cheminer afin de mettre un terme à la souffrance.
Mais l'origine de la souffrance, nous dit le Bouddha dans ce même
soûtra, est à trouver dans le désir, et la cessation de la
souffrance, dans le détachement par rapport à ce désir. Au fond,
être mushotoku,
être sans but, ni profit, c'est réaliser cette vérité du Bouddha
qui est la délivrance vient de l'acceptation sereine de ce qui est,
même si ce qui est n'est pas l'idéal que l'on pourrait vouloir ou
souhaiter.
C'est
vrai pour les buts et les profits que l'on peut viser au sein du
Dharma, ça l'est d'autant plus pour les buts et les profits que les
entreprises peuvent viser. Moins on se fixe de buts et de profits
dans zazen, plus on est ouvert aux possibilités qu'offre zazen. Les
entreprises ne devrait pas brider la liberté que procure zazen en
imposant un canevas strict des buts et des objectifs que les séances
de méditation devraient fournir en faveur de l'entreprise, mais
laisser les gens pratiquer zazen pour pratiquer zazen. Peut-être que
Paul sera effectivement plus productif après une séance de pleine
conscience, mais Paul lui sera plus créatif. Peut-être que cela
bénéficiera à l'entreprise, car Paul va créer une nouvelle
campagne de marketing qui va booster les profits de l'entreprise,
mais peut-être pas. Peut-être qu'en fait Paul va se servir de sa
nouvelle créativité pour redécorer la chambre de son gosse. Quant
à Jacques, pratiquer la pleine conscience lui donnera peut-être
envie de prendre une année sabbatique pour s'adonner aux plaisirs de
la méditation dans un monastère de l'Himalaya...
Ce
que je veux dire aux managers et aux entrepreneurs, c'est que l'on ne
peut pas fixer un cadre déterministe sur la méditation. Chacun fait
de la méditation ce qui lui convient. Peut-être que ce caractère
imprévisible peut faire peur, mais de manière globale, la pratique
de la méditation apporte du mieux-être là où elle est pratiquée,
ce qui veut dire que les travailleurs plus heureux et plus sereins
auront plus envie d'apporter un travail positif dans leur entreprise.
Si je peux me permettre de tracer un parallèle : avec la
physique quantique, on ne sait jamais où se situe exactement
l'électron. Il y a juste une probabilité que l'électron soit dans
les environs du noyau de l'atome, pour autant, ce caractère
imprévisible de l'électron n'empêche pas la matière d'être là
devant nous : la chaise reste la chaise, la table reste la
table. En méditation, on ne sait pas les effets que cela produira
sur tel individu particulier ; pour autant, de manière globale,
cela contribue au bien-être global. Et si ce bien-être peut
effectivement se chiffrer en dividendes supplémentaires... parfois
pas ! Mais dans ce cas, il est toujours plus agréable d'aller
au boulot dans une entreprise dans laquelle on se sent bien !
Voilà,
je ne sais pas si les entrepreneurs et les managers seront sensibles
à ce concept de mushotoku,
sans buts, ni profits. Mais il y a là quelque chose d'intéressant
pour celui qui est rivé toute la journée sur les chiffres et les
courbes de son entreprise....
Gonkar Gyatso, Bouddha de notre temps. |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
RépondreSupprimerIntéressant, merci. Je suis arrivé sur votre blog un peu par hasard, je vais lire peu à peu, il y a beaucoup de thèmes. Quand je médite détendu et concentré, je regarde mon esprit, l'esprit regarde l'esprit en quelque sorte. Et tout en étant sans recherche à obtenir quoi que ce soit, je me vois bien tel que je suis, à condition d'être attentif et ne pas laisser l'esprit vagabondé. Et je vois ce que je peux abandonner et ce que je peux éventuellement cultiver. Bien à vous.
RépondreSupprimer