Dans
un article très récent daté du 4 décembre intitulé « There
is no third choice », l'activiste et philosophe
abolitionniste Gary Francione nous explique qu'il n'y a que deux
choix possibles : soit on se participe au système qui exploite
les animaux, soit on n'y participe pas. En clair, soit on est végane
abolitionniste et on est un gentil, soit on n'est pas végane
abolitionniste et on est donc un méchant. Évidemment, « ne
pas être végane abolitionniste » ouvre un champ très vaste
de personnes dans la société : cela va du mangeur de viande
invétéré, de l'aficionado qui ne raterait pour rien au monde une
corrida au flexitarien qui essaye de manger moins de viande. Mais
dans la tête de Gary Francione, cela comprend également les
végétariens qui n'ont pas encore cessé de manger des œufs et des
produits laitiers, mais aussi les véganes welfaristes. Tous sont
logés à la même enseigne : ils participent honteusement à
l'exploitation animale. On navigue dans l'extrémisme pur et dur, et
je pense qu'il est important de dénoncer le discours de Francione
parce qu'il est très en vogue dans les milieux de la libération
animale et qu'il crée des dissensions inutiles et néfastes au sein
de ces mouvances.
Tout
l'article de Francione repose sur la dénonciation du « welfarisme »
et l'accusation que ce welfarisme contribue à l'exploitation
animale, même si le but est d'aider les animaux. Mais d'abord
répondons à une question qui viendra de celui qui n'est pas
accoutumé au langage de la libération animale : qu'est-ce que
le « welfarisme » ? Ce terme vient du mot anglais
« welfare », bien-être. Le welfarisme est donc l'idée
qu'il faut agir pour le bien-être des animaux par tous les moyens
possibles, y compris en composant avec le monde de l'élevage, des
abattoirs, des cirques, des zoos, les laboratoires scientifiques qui
font de l'expérimentation animale, etc... Pour prendre un exemple
tout à fait typique de l'action des welfaristes, ceux-ci feront
pression sur le grand public (qui n'est pas nécessairement acquis à
la cause végane, c'est le moins que l'on puisse dire) et sur le
monde de l'élevage industriel (qui est franchement opposé à la
cause végane) pour augmenter la taille des cages des poules. Parfois
cette augmentation n'est que de cinq centimètres, autant dire pas
grand chose... Mais l'idée est qu'après une progression lente
certes, mais certaine, les animaux verront une amélioration
substantielle de leur condition.
Autre
exemple emblématique du welfarisme, la campagne « Jeudi
Veggie » de l'association belge EVA qui invite le grand public
à s'abstenir de viande un jour par semaine et à découvrir une
alimentation complètement végétale à l'aide de recettes et de
menu adapté dans les restaurants. L'idée est d'amener
progressivement les gens à transformer leurs habitudes alimentaires
et à transiter vers un monde végane.
Mais
ces positions sont critiqués par les abolitionnistes dans un cas
comme dans l'autre. Dans la cas des cages, il faudrait que les poules
ne soient plus du tout dans des cages. Un abolitionniste américain
Tom Regan dit d'ailleurs à ce sujet : « Nous ne sommes
pas là pour agrandir les cages, nous sommes là pour les abolir ».
Les welfaristes ne rejettent évidemment pas cette idéal d'un monde
sans cage, mais font valoir que, dans le monde actuel, il est
illusoire de croire que les choses vont changer rapidement. Et dans
l'immédiat, quelques centimètres de plus pour la surface des cages
soulagent un peu le calvaire que doivent endurer les poules dans les
élevages industriels. Certes l'exploitation a toujours lieu, mais la
situation des animaux est un peu meilleure (ou un peu moins pire...).
Francione
accuse les welfaristes de faire le jeu de ceux qui exploitent les
animaux. Avec des expressions comme la « viande heureuse »,
les éleveurs peuvent se donner bonne conscience tout en continuant
d'exploiter et de tuer des animaux. Pareillement, Francione voit les
campagnes « Jeudi Veggie » ou « Meat Free Monday »
en Angleterre un moyen détourné de ne pas se tourner directement vers le
véganisme abolitionniste, seule attitude louable de son point de vue
très dogmatique.
Ce
faisant, Francione ne prend pas du tout en compte la sensibilité des
animaux. Il se cantonne à des principes louables en eux-mêmes, mais
qui deviennent un facteur de crispation et de négativité dès lors
qu'ils servent uniquement à condamner les personnes de bonne
volonté qui ne pensent pas comme lui. Si, avec des campagnes comme
le Jeudi Veggie, des personnes découvrent l'alimentation végétale
et réduisent leur consommation de viande ou de poisson, cela impacte
directement les animaux.
Un
argument souvent opposé aux abolitionnistes comme Francione est que
même l'alimentation végane implique la mort accidentelle de petits
animaux sur les champs qui sont labourés et où passe la
moissonneuse-batteuse. Il n'y a donc pas de pureté des véganes en
ce domaine. Qu'ils fassent preuve d'un peu d'humilité dès lors
qu'ils se mettent à juger le parcours des autres. Dans son article
du 4 décembre, Francione répond à cet argument en comparant cela
avec les morts accidentelles sur la route : « Même si
l'on conduit prudemment, on sait que certaines personnes seront tuées
chaque année sur la route. Cela signifie-t-il qu'il n'y a pas de
différence qualitative entre le fait de tuer des gens délibérément
sur la route et le fait de conduire prudemment même si cela implique
que certaines personnes seront tuées par accident ? Bien sûr
que non. La position welfariste appliquée à ce contexte humain
reviendrait à dire que puisqu'on ne peut pas supprimer complètement
les morts accidentelles, c'est OK de commettre des meurtres en
écrasant les gens du moment que l'on réduise leur souffrance.
Personne n'accepterait une telle position ».
Le
raisonnement de Francione peut sembler séduisant, mais il y a un
gros problème : nous vivons dans une société qui condamne
massivement le meurtre des humains, et notamment le fait d'écraser
les gens délibérément sur la route. Bien sûr, dans le jeu Grand
Theft Auto, on est encouragé à écraser les gens sur la route,
mais c'est précisément un jeu vidéo et il fait scandale par
ailleurs à cause de son immoralité manifeste. Par contre, dans la
même société, il est massivement admis qu'on tue les animaux pour
en faire de la viande ou du cuir. Les gens pensent réellement qu'ils
ont besoin de la viande pour survivre. Ce n'est donc pas vu comme une
cruauté à l'égard des animaux. Cela fait une différence de
poids : les welfaristes admettent parfaitement que tuer
intentionnellement un animal pour faire de la viande ou autre chose
n'est pas comparable à la mort accidentelle des animaux lors du
labour ou de la moisson. Mais les welfaristes vivent dans la société
réelle et agissent dans ce monde réel en faisant des concessions à
l'idéologie dominante en admettant des petites améliorations qui,
prises individuellement, peuvent sembler effectivement ridicules,
mais qui, à la longue, vont améliorer les choses pour les animaux.
L'argument
des animaux tués dans les opérations diverses de la culture des
champs est là justement pour montrer qu'on ne peut pas diviser de
manière simpliste le monde en deux camps : les gentils qui ne
participent pas à l'exploitation animale et les méchants qui y
participent. C'est beaucoup plus complexe que cela : quelqu'un
qui réduit substantiellement sa consommation de produits animaux
doit être loué, pas autant qu'un végane certes, mais on ne peut
pas le mettre dans le même panier de ceux qui mangent de la viande
en grand en quantité à tous les repas. De même, dans le même
ordre d'idées, un végane ne doit pas considérer qu'il a atteint la
perfection : il y a encore des choses à faire pour améliorer
la condition animale, prôner une agriculture plus douce, sans
labour, sans pesticide, etc... qui occasionnera moins de souffrance
animale.
Si
les welfaristes font des concessions, c'est pour avancer. Le reproche
que l'on pourrait faire aux abolitionnistes francioniens, c'est
qu'ils ont de beau principe, mais que ces principes mettent
énormément de temps pour se répandre dans la société et de
manière très incertaine : très peu de gens deviennent
véganes, comme ça, d'un seul coup ! Donc en restant aussi
fermés, les abolitionnistes se condamnent à toucher très peu de
gens et surtout à avoir très peu d'impact positif sur la vie des
animaux.
J'en
profite pour faire une mise au point : on parle bien ici de
végane welfariste, c'est-à-dire de gens qui considèrent qu'il faut
se mettre en adéquation dans sa vie quotidienne avec ses idéaux,
même s'ils proposent des alternatives adaptées à la société
réelle que le grand public peut entendre. On ne parle pas des
associations de défense de certains animaux qui dénoncent la
cruauté envers les chats, les chiens ou les canaris, mais qui ne
considèrent pas le fait de mettre des porcs, des vaches ou des veaux
dans des élevages industriels, de leur faire vivre l'enfer et puis
de les tuer comme de la cruauté. Même s'il est louable de défendre
de manière sentimentale les chiens-chiens et les chats-chats, un
véritable mouvement de libération animale doit porter sur les
émancipations de tous les animaux, pas seulement de nos compagnons
poilus de la vie de tous les jours. En 1975, Peter Singer commençait
son livre « La libération
animale » en affirmant :
« L'image
qui dépeint ceux qui protestent contre la cruauté envers les
animaux comme autant « d'amoureux des animaux » sentimentaux et
émotifs a eu pour effet d'exclure du domaine de la discussion morale
et politique sérieuse la totalité du problème de notre traitement
des non-humains. Il est facile de voir pourquoi nous avons fait cela.
Si nous acceptions de prendre le problème au sérieux, si, par
exemple, nous examinions de plus près les conditions où vivent les
animaux dans les « fermes-usines » modernes qui produisent notre
viande, nous pourrions nous retrouver mal à l'aise devant des
sandwichs au jambon, des rôtis de bœuf, des poulets fris, et tous
ces autres articles de notre alimentation que nous préférons ne pas
nous représenter comme étant de l'animal mort. On ne trouvera pas
dans ce livre d'appels sentimentaux à la sympathie pour les animaux
« mignons ». L'abattage des chevaux ou des chiens ne me scandalise
pas plus que l'abattage des porcs ».
Donc sur le but à atteindre, ceux qui veulent un monde végane sont quelque part tous abolitionnistes en ce que tous veulent la fin de l'exploitation et des traitements infâmes que les hommes réservent aux animaux. C'est sur les moyens pour arriver à ce but que les avis divergent : les abolitionnistes veulent que l'on milite pour le véganisme au niveau individuel et pour le droit des animaux au niveau politique, c'est-à-dire l'interdiction immédiate de la viande, de l'élevage et de l'exploitation de manière générale. Les abolitionnistes francioniens n'acceptent aucun compromis comme le flexitarisme ou même le végétarisme comme étape temporaire vers les véganisme. Dans son article du 4 décembre, Francione critique de manière acerbe cette notion de « journey » parcours voyage, transition vers une alimentation 100% végétale que l'on ferait « à petit pas » (« baby steps »).
Personnellement,
je suis ouvert au débat. Même si je défends une approche souple et
progressive qui sera qualifiée de « welfariste » par
Francione et ses acolytes, je suis prêt à discuter et argumenter
avec les uns et les autres. Je peux comprendre qu'il y ait dans le
mouvement de libération animale des gens plus radicaux que d'autres.
Francione et les abolitionnistes ont parfaitement le droit de
critiquer les « welfaristes » en les qualifiant de mou ou
de trop complaisant, mais le problème est qu'avec Francione la
critique se transforme tout de suite en injures, anathèmes et
excommunication : « Tu n'es pas dans la droite ligne de
l'abolitionnisme ; donc tu n'es pas végane, tu es un ou une
carniste, un vendu à la solde des bouchers et de ceux qui torturent
les animaux ». Dans son article, Francione traite
dogmatiquement les welfaristes de « spécistes ». Je
trouve ce genre d'insultes outrageantes et inutilement blessantes,
surtout que Francione passe beaucoup plus de temps à vomir sur les
associations véganes et de défense des animaux que sur le lobby de
la viande et de l'élevage !
Francione
catalogue les welfaristes comme « spécistes » parce
qu'ils n'accepteraient jamais qu'on applique des méthodes graduelles
vis-à-vis des êtres humains, alors qu'avec les animaux, ils
acceptent qu'il faille un certain temps de transition pour abandonner
ses habitudes alimentaires à base de produits animaux. Mais ce que
Francione ne comprend pas ou ne veut pas comprendre, c'est que l'idée
de tuer des humains dans notre société soit un mal est largement
acceptée dans notre société, alors que la société dans son
immense majorité considère qu'il est tout à fait normal d'abattre
des animaux pour manger, se vêtir, pour se divertir ou pour faire
des expériences. Ce sont des cadres mentaux largement implantés
dans l'esprit des gens ; et même un végane est influencé
inconsciemment par ses schémas idéologiques. Notre rapport à la
nourriture est affectif bien avant que d'être rationnel : cela
nous vient de la prime enfance et d'une culture dans laquelle nous
baignons. Même si de rares individus arrivent à opérer le
changement rapidement, la plupart des gens auront besoin de beaucoup
plus de temps. Francione réfléchit à partir de considérations sur
l'égalité morale entre les hommes et les animaux (ou d'ailleurs les
hommes doivent d'abord être vus comme des animaux humains). Mais
cela ne coule pas de source pour l'immense majorité de la
population. C'est pourquoi une approche graduelle est nécessaire
pour changer lentement les mentalités bien ancrées dans la tête
des gens.
Bien
sûr, cette lenteur apparaîtra aux abolitionnistes comme exaspérante
et insupportable. On peut le comprendre. Je préférerai aussi qu'on
pratique le « Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi,
Dimanche Vegan » plutôt que ce bien timide « Jeudi
Veggie ». Je préférerai qu'on libère les poules plutôt que
de d'agrandir les cages de dix centimètres. Mais comme on risque
d'attendre longtemps, il vaut mieux agir tout de suite pour ces
avancées certes restreintes, mais qui ont l'avantage de préparer
les esprits à d'autres avancées : si on agrandit les cages de
seulement cinq ou dix centimètres, cela peut sembler effectivement
minable, mais cela fait aussi avancer l'idée que mettre les animaux
dans les cages est un acte de cruauté. Cela ébranle et effrite peu
à peu les certitudes carnistes et les schémas de pensée spécistes.
En ce sens, le welfarisme est plus efficace que l'abolitionnisme et
conduira plus vite et plus certainement à un monde végane.
Demander à un omnivore de devenir végane sonnera probablement à ses oreilles comme demander quelqu'un en mariage lors du premier rendez-vous. |
Autres articles critiques à propos de Gary Francione :
J'ai participé à un débat entre végétariens et véganes sur la question de la production des œufs. Une végétarienne se demandait pourquoi exactement les véganes ne mangent-ils pas d’œufs, si ceux-ci sont recueillis dans de bonnes conditions. Cela a entraîné un débat assez vifs, surtout entres les véganes eux-mêmes. Je me suis dit alors que la question était suffisamment riche pour essayer de structurer mes arguments dans un texte suivi.
Autres articles sur le même thème :
Gary Yourofski est un militant bien connu et très zélé de la cause animale. Il a donné des conférences dans le monde entier sur le véganisme et la condition animale. Ses vidéos sur le net où il fait l'apologie d'un mode de vie végan avec énorme de force de conviction connaissent un énorme succès. Récemment, ses textes ont été traduits en langue française par (voir son site :http://garyyourofskytraductionfrancaise.blogspot.be/). Un passage a retenu mon attention car il est emblématique d'une certaine mentalité très vivace chez nombre de végans quand ils parlent des végétariens.
Manger les œufs de la poule qui vit dans notre jardin et que l'on traite avec bienveillance et respect, manger de la viande que l'on a trouvé dans les poubelles selon une éthique "freegan" qui lutte contre le gaspillage de la société végane, manger un animal renversé par une voiture sur la route, tout cela ne contribue en rien à alimenter la souffrance animale et l'exploitation animale. Est-ce vegan pour autant ? Gary Francione pense que non. Il invoque le "fait symbolique" de manger un animal où l'on accepte implicitement que l'animal puisse être de la nourriture ou une ressource alimentaire. J'estime pour ma part que ces actions ne vont pas à l'encontre de l'éthique et l'esprit du véganisme.
Autres articles sur le même thème :
- Vers un monde végane - lentement mais sûrement
Le chemin vers un monde végane passe-t-il par la promotion du flexitarisme ? Faut-il encourager les gens à réduire progressivement leur consommation de viande et de produits animaux et à végétaliser de plus en plus leur alimentation ?
Si tu veux que les gens arrêtent de manger, utiliser et tuer les animaux, tu es un abolitionniste. Point, à la ligne. |
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