« Une
bière brassée avec savoir-faire se déguste avec sagesse ».
Voilà une mention légale qui doit figurer sur chaque bouteille de
bière belge et sur chaque publicité faisant l'éloge de ces bières
en Belgique. Mais qu'est-ce que la sagesse en l'occurrence ?
Dans le cas présent, la sagesse est synonyme de sens de la
modération, de la capacité de tempérance, savoir se limiter dans
sa consommation de bière et savoir s'arrêter complètement quand la
situation l'exige, quand on prend le volant par exemple. Mais est-ce
là le tout de la sagesse ?
On
dit aussi aux enfants : « Sois sage comme une image ».
La sagesse serait alors un calme complet, le respect scrupuleux d'un
silence ainsi que le respect à la lettre que ce nous impose ceux qui
possèdent l'autorité, les grands dans le cas présent. Évidemment,
c'est une vision très inerte et chosifiée de la sagesse. Je me suis
toujours demandé : mais comment une image pourrait-elle être
sage ? La sagesse serait dans ce sens la qualité de n'être
rien d'autre que l'apparence belle et vertueuse que la société nous
demande de présenter à la face du monde. La sagesse serait la force
de l'exemplarité de celui qui sait bien se tenir dans le rang et qui
n'en déviera pas d'un millimètre. Mais la sagesse est-elle cette
chose triste, morne et conformiste que les personnes vertueuses
acceptent d'endosser pour le plaisir des chefs et des sous-chefs ?
Après tout, ne préfère-t-on pas quand même que les enfants soient
vivants, courent partout et rient plutôt que de les avoir toujours à
portée, le doigt collé sur la bouche ?
Une
autre image d’Épinal de la sagesse est celle d'un vieillard à la
longue barbe blanche qui saurait une masse colossale de choses. Mais
en ce cas l'accumulation de connaissances peut-elle être à coup sûr
être considéré comme un signe de sagesse ? Montaigne disait
qu'il valait mieux une tête bien faite qu'une tête bien pleine.
Pourtant, la lecture et l'étude contribuent à alimenter la
réflexion. La sagesse n'est pas seulement l'apanage des érudits :
on peut être un idiot savant et un analphabète peut faire preuve
d'une grande sagesse ; pour autant la sagesse aime la
fréquentation des livres et des textes. La lecture ouvre un champ à
l'esprit vaste et profond, et ce champ est un terreau fertile pour la
sagesse.
Du
point de vue bouddhique, la sagesse (prajñā)
peut résonner en tant que tempérance, calme ou connaissance, mais
la sagesse ne peut se penser indépendamment de la conduite éthique
ou discipline (shīla)
et la concentration méditative (samādhi).
Au niveau de la tempérance, la discipline bouddhique encourage à
ne pas commettre toutes sortes d'actes qui pourrait s'avérer
nuisibles pour soi-même et pour autrui, qui pourrait aussi nous
détourner du chemin du Dharma. Boire de l'alcool peut nous amener à
sombrer dans l'ivresse et l'oubli. Sous l'emprise de l'alcool, nous
pouvons adopter des conduites regrettables, nous battre, tenir des
propos incohérents, sans compter la douleur d'une gueule de bois...
C'est pourquoi la discipline bouddhique nous enjoint à ne pas boire
d'alcool ou, en tous cas, en restreindre sévèrement sa
consommation, de façon à ne pas perdre le contrôle.
Il
faut déjà un minimum de sagesse pour discerner en quoi l'alcool
peut être néfaste, mais tant qu'on n'en reste au niveau de śhīla,
on s'impose quelque chose alors que nos désirs profonds vont dans le
sens complètement inverse ! On s'impose de ne pas boire par
volonté d'avoir une conduite pure ; pourtant, on est tenaillé
par l'envie de boire, de connaître la griserie enchantée de
l'alcool. Notre volonté va dans un sens , nos désirs dans l'autre ;
notre volonté cherche le droit chemin, nos désirs les chemins de
traverse. Notre volonté recherche la respectabilité, les honneurs,
les louanges, l'esprit de sérieux, le contrôle ; nos désirs
recherchent la fête, la nuit, la convivialité, les célébrations
de l'instant, les rêves. Tant qu'on reste qu'au niveau de la
discipline, il y a toujours cette dualité en nous.
Mais
au niveau de la sagesse, ce combat, cette lutte en nous s'apaise. Si
on cesse de boire, ce n'est parce que notre volonté a vaincu nos
désirs, mais parce que notre désir pour l'alcool s'est estompé de
lui-même. Dans la sagesse, on ne s'impose pas de ne pas boire ;
l'envie ne se manifeste pas, impérieuse et lancinante. Et si
d'aventure, le sage boit quand même, il n'en fait pas tout un plat :
il ne se dit pas « c'est mal », il ne se dit pas non plus
« c'est bien ». C'est juste l'expérience du moment par
rapport à laquelle il est entièrement libre : il observe juste
l'expérience comme elle est sans la stigmatiser, mais sans
l'embellir non plus. Quelle est cette griserie ? Quelle est cet
engourdissement ? Quelle est cette douleur entre les tempes
quand les effets agréables s'évanouissent ? Il observe tout
cela très finement.
Le
sage est ainsi dans la tempérance, la modération, mais pas parce
qu'il s'est imposé une discipline rigoureuse : c'est une
sagesse qui savoure la vie telle qu'elle est, sans rien demander de
plus, une sagesse qui savoure la vie, y compris dans la tempérance,
la modération. La sagesse voit dans tous les aspects de l'existence
de manière duelle et apaise les tendances conflictuelles en nous.
Dès lors, étant libres, certains maîtres spirituels ont une vie
très stricte et ne boiront pas une goutte d'alcool, d'autres seront
plus souples, d'autres encore passeront même pour des alcooliques
débauchés ! On parle alors parfois de « folle sagesse »,
mais peu importe les termes : l'important est de savourer la vie
comme elle vient sans être sous l'emprise de désirs, de besoins ou
d'obligations sociales. Même si globalement la sagesse est plutôt à
chercher dans la tempérance ou la modération, elle ne rejette pas
les excès, les errances et la nuit, car tout cela fait partie de
l'homme.
La
sagesse est aussi très liée à la concentration méditative, le
samādhi. Le Bouddha dit d'ailleurs dans le Dhammapada (XX, 372) :
« Il
n’y a pas de méditation sans sagesse.
Il
n'y a pas de sagesse sans méditation.
Celui
en qui il y a sagesse et méditation
Est,
en vérité, en présence du Nirvāna ».
Le
but de la méditation est d'établir en nous le calme mental, mais
cette méditation a besoin de la sagesse pour repérer tous les
obstacles sur le chemin et les illusions : on peut penser ainsi
à la torpeur qui peut nous envahir ou aux expériences de félicité
que l'on pourrait prendre à tort pour le Nirvāna,
alors que c'est qu'une sensation agréable, certes profonde, mais qui
n'est l'absolu et qui n'est pas non plus permanente. Et la sagesse a
besoin du calme profond de la méditation pour se déployer
pleinement. On ne peut pas voir au travers d'une eau agitée par des
vagues déchaînées ; par contre, l'eau parfaitement calme d'un
lac paisible est suffisamment transparente pour qu'on y voit à
travers. En fait, dans la Voie du Bouddha, on ne recherche pas le
calme mental pour le calme mental, même si cette sérénité nous
apporte de la béatitude et une paix infinie dans notre existence. Le
calme profond est là avant tout pour qu'on puisse développer la
vision pénétrante (vipaśhyanā
en sanskrit ou vipassanā
en pāli).
Et
cette vision pénétrante permet de développer la connaissance la
plus essentielle qui soit sur la véritable nature des phénomènes.
Par cette connaissance transcendante, on voit l'impermanence des
phénomènes, on voit la souffrance qui se dégage des phénomènes
de ce monde, on voit l'irréalité de ces phénomènes, leur non-soi.
Enfin, connaissance suprême, on voit que seul le Nirvāna est la
paix, cessation de tous les troubles de l'existence. Ces quatre
points, il ne suffit de la connaître intellectuellement, de les
avoir étudié dans les soûtras ou les textes philosophiques
bouddhistes, mais il faut les connaître intimement dans le cœur de
son expérience de la vie. On en revient au fait que la sagesse ne
peut être seulement une accumulation de connaissances savantes ;
la sagesse se vit, la sagesse se ressent, et en même la sagesse nous
conduit au-delà des sensations et des perceptions. En même temps,
même si elle n'est pas absolument indispensable, l'étude patiente
et minutieuse des textes philosophiques nous indique là où
regarder, là où développer vipaśhyanā,
la vision pénétrante. Ces textes sont le doigt pointé par les
Sages du passé vers la lune. Ne regardons pas le doigt, mais bien la
lune. La lune de la sagesse qui connaît chaque chose comme une
ombre, un reflet.
Caras Ionut |
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