Il
s'agit de décrire, et non pas d'expliquer ni d'analyser. Cette
première consigne que Husserl donnait à la phénoménologie
commençante d'être une « psychologie descriptive » ou
de revenir « aux choses mêmes », c'est d'abord le désaveu de
la science. Je ne suis pas le résultat ou l'entrecroisement des
multiples causalités qui déterminent mon corps ou mon « psychisme
», je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le
simple objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie,
ni fermer sur moi l'univers de la science. Tout ce que je sais du
monde, même par science, je le sais à partir, d'une vue mienne ou
d'une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science
ne voudraient rien dire. Tout l'univers de la science est construit
sur le monde vécu et si nous voulons penser la science elle-même
avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous
faut réveiller d'abord cette expérience du monde dont elle est
l'expression seconde. La science n'a pas et n'aura jamais le même
sens d'être que le monde perçu pour la simple raison qu'elle en est
une détermination ou une explication.
Je
suis non pas un « être vivant » ou même un « homme »
ou même « une conscience », avec tous les caractères que la
zoologie, l'anatomie sociale ou la psychologie inductive
reconnaissent à ces produits de la nature ou de l'histoire, - je
suis la source absolue, mon existence ne vient pas de mes
antécédents, de mon entourage physique et social, elle va vers eux
et les soutient, car c'est moi qui fais être pour moi (et donc être
au seul sens que le mot puisse avoir pour moi) cette tradition que je
choisis de reprendre ou cet horizon dont la distance à moi
s'effondrerait, puisqu'elle ne lui appartient pas comme une
propriété, si je n'étais là pour la parcourir du regard.
Les
vues scientifiques selon lesquelles je suis un moment du monde sont
toujours naïves et hypocrites, parce qu'elles sous-entendent, sans
la mentionner, cette autre vue, celle de la conscience, par laquelle
d'abord un monde se dispose autour de moi et commence à exister pour
moi. Revenir aux choses mêmes, c'est revenir à ce monde avant la
connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l'égard
duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et
dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous
avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une
rivière.
Maurice
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard,
Paris, 1945.
Lizzy Gadd |
Voici
un texte fondateur de la phénoménologie rédigé par le philosophe
français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Il y exprime l'idée que
toutes les déterminations causales que les sciences tentent de
découvrir à propos du monde et de l'homme ne peuvent complètement
décrire ce que je suis. La science tente d'établir une analyse
objective de la réalité. Ce qui est très bien, mais cela pose un
problème majeur aux hommes que nous sommes : la science cherche
constamment à évacuer la subjectivité de l'homme dans sa démarche
rationnelle. Or comme nous le dit Merleau-Ponty : « Tout
l'univers de la science est construit sur le monde vécu ».
Si un scientifique fait de la science, il la fait avec sa conscience,
sa pensée, sa subjectivité qui l'accompagnent à chaque moment de
sa vie et de sa recherche scientifique : il peut bien sûr avoir
l'idéal d'élaborer une connaissance complètement objective du réel
en déterminant toutes les causes, les lois et les principes d'un
phénomène physique, chimique, biologique ou psychologique. Mais il
n'en demeure pas moins que cette connaissance est élaborée par une
conscience et elle est aussi étudiée par d'autres personnes avec
leur conscience subjective. La science s'adresse à des gens doués
de conscience et se veut utile à ces mêmes gens doués de
conscience dans leur vie de tous les jours. Si tel médecin trouve un
médicament contre la malaria ou le cancer, c'est parce que des
personnes dans le monde souffrent dans leur subjectivité et leur
sensibilité de ces maladies. La phénoménologie prend acte de ce
constat : il y a une conscience, une subjectivité à la source
de toute science, de toute connaissance sur moi-même ou sur le
monde. Comme le dit Merleau-Ponty : « si
nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier
exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord
cette expérience du monde dont elle est l'expression seconde ».
Il
s'agit donc bien d'aller voir cette expérience du monde à l'origine
de toute science, toute connaissance en elle-même, et non pas en se
basant sur les hypothèses et les théories de la science pourrait
forger sur la conscience ou le sujet humain. « Je
suis non pas un « être vivant » ou même un « homme »
ou même « une conscience », avec tous les caractères que la
zoologie, l'anatomie sociale ou la psychologie inductive
reconnaissent à ces produits de la nature ou de l'histoire, - je
suis la source absolue ». Il s'agit non pas
d'analyser une entité bien définie comme la « conscience »
ou un « homme », mais de voir comment l'expérience de ce
monde se déploie au fur et à mesure de notre subjectivité. La
conscience n'est pas une entité indépendante qui existerait en
elle-même, comme une île refermée sur elle-même. « La
conscience est toujours conscience de quelque chose »
disait Husserl. Et cet être au monde que la phénoménologie essaye
de penser et de décrire. Conscience de cette vie, conscience de ce
bureau, conscience de cette chaise, conscience de cette table,
conscience de cet ordinateur, conscience des bruits environnants dans
la maison ou dans la rue, conscience de l'air frais, conscience de ce
jour, conscience de cette nuit.
Il
faut faire retour à cela, l'expérience primitive des choses avant
d'avoir élaboré une connaissance : « Revenir
aux choses mêmes, c'est revenir à ce monde avant la connaissance
dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute
détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante,
comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord
appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière ».
Il a fallu d'abord que nous marchions à travers bois, à travers
champs, à travers vaux et montagnes pour que nous ayons eu l'idée
d'élaborer cette science que l'on appelle le « géographie ».
L'ambition de la phénoménologie est donc de revenir aux choses
mêmes : voir comment notre expérience d'une promenade, d'un
trajet, d'un voyage nous a amené à élaborer des cartes, des
représentations des paysages et des territoires, des discours de
plus en plus sophistiqué sur l'ordonnancement du monde et une
compréhension des vastes étendues de la Terre.
Voilà
le projet de la phénoménologie. Je ne suis moi-même pas un
pratiquant de cette branche de la philosophie, mais je pensais
intéressant de partager cet extrait d'un des ouvrages majeurs de
Merleau-Ponty car il illustre très bien la nature de ce projet. En
fait, ma réticence avec la phénoménologie vient de l'immense
prolifération de textes et de pages que celle-ci a pu produire sans
qu'on en voit toujours le bien-fondé et la rationalité. Il y a
toute une scolastique de la phénoménologie qui tourne
malheureusement en rond. Par ailleurs, tout occupé à la rédaction
de ce discours alambiqué, voire complètement abscons, les
phénoménologues ont manqué un mode important du retour aux choses
mêmes : le noble silence. La production incessante d'idées et
de concepts dans le mental n'est certainement pas le meilleur moyen
de voir la prise de conscience du monde environnant qui s'opère à
chaque instant de notre vie. Le meilleur moyen est d'apaiser le
mental et de prêter attention à l'esprit et aux objets de l'esprit,
et de voir le lien indéfectible d'interdépendance qui unit les
deux. Cela nécessite une pratique longue et assidue de la
méditation. Je trouve le projet exposé ici par Merleau-Ponty riche
en possibilités et en potentialités, mais ce discours de la
phénoménologie gagnerait aussi à se nourrir du silence de la
méditation.
Maurice Merleau-Ponty |
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