-
Mais ce qu'il y a de grand, ce qu'il y a d'exceptionnel convient
peut-être à d'autres, à Socrate et aux individualités de sa
trempe. Pourquoi donc si nous sommes aptes par nature à de telles
prouesses, tous les hommes ou la plupart des hommes ne leur
ressemblent-ils pas ?
-
Est-ce que tous les chevaux sont rapides ? Ou tous les chiens
habiles à suivre une piste ? Non ! Mais après ?
Parce que je ne suis pas bien doué, devrai-je pour cela renoncer à
faire de mon mieux ? À Dieu ne plaise ! Moi, Epictète,
je ne serai pas meilleur que Socrate, mais même si je n'arrive pas à
son niveau, je m'en contente. Je ne serai pas non plus Milon, mais je
ne néglige pas pour autant de mon corps, ni Crésus, et pourtant je
ne me désintéresse pas de ma fortune. En un mot, il n'est aucune
autre chose dont nous ne renoncions à prendre soin sous prétexte
que nous désespérions d'atteindre le plus haut niveau dans ce
domaine.
Épictète,
Entretiens, Livre I, chapitre II.
Épictète. Gravure de Théodore Galle d'après un modèle de Pierre-Paul Rubens (1615) figurant dans un ouvrage de Juste Lipse ("L. Annaei Senecae philosophi Opera, quae exstant omnia") |
Dans
le domaine spirituel, on entend souvent que la sagesse est un idéal
trop élevé et trop exigeant, quelque chose pour lequel on ne
pourrait pas être à la hauteur. Le philosophe stoïcien Épictète
(50 – 125 de notre ère) contestait fermement ce type de
découragement. Ce n'est pas parce qu'on n'est au niveau de Socrate
qu'il faut renoncer à chercher la sagesse. Ce n'est pas parce qu'on
n'est pas un modèle de vertu qu'il faut renoncer à bien se
comporter et à essayer d'améliorer ses actes. Ce n'est pas parce
que nous ne sommes pas parfaitement altruistes et complètement
désintéressés qu'il faut renoncer à penser à aider les autres.
Ce n'est pas parce qu'on ne maîtrise pas complètement ses affects
et ses états émotionnels qu'il faut renoncer à se contrôler
soi-même. Ce n'est parce qu'on est parfois colérique qu'il faut
renoncer à dompter sa colère.
Épictète prend l'exemple du sport : imaginons Milon de
Crotone, l'athlète le plus célèbre de l'Antiquité, de multiples
fois couronnés dans les jeux les plus célèbres de l'époque, jeux
olympiques, jeux delphiques, jeux isthmiques, etc... Aujourd'hui, on
peut prendre pour exemple des athlètes plus contemporains, Arnold
Schwarzenegger pour le body-building ou Christiano Ronaldo pour le
football. Il est évident que si on se met à faire du sport, on
n'atteindra pas le niveau de ces athlètes. On en sera même très
éloigné. Faut-il pour autant renoncer à faire du sport ?
Personnellement, je fais de la musculation et je sais que je n'aurai
jamais le physique d'un Arnold Schwarzenegger ou quoi que ce soit qui
en approche. Mais cela m'est bien égal. Je ne fais pas du sport pour
avoir le physique le plus impressionnant mais pour entretenir mon
corps et me sentir bien dans ma peau.
Pareillement,
Épictète nous dit que l'on ne sera jamais aussi riche que Crésus.
Aujourd'hui on évoquerait plutôt la figure de Bill Gates et de Jeff
Bezos. Ce n'est pas parce que ma fortune est modeste que je renonce à
gérer mon compte en banque de manière prudente et raisonnable. Je
ne dilapide pas mes maigres ressources en vain, et j'essaye de faire
fructifier le peu que je possède déjà.
Dans
le même état d'esprit, nous ne sommes peut-être pas des champions
de la sagesse, mais on peut essayer d'être un peu plus sage dans la
vie, un peu moins insensé et aux prises avec la vanité et
l'orgueil. On peut essayer d'infléchir nos comportements vers un peu
plus d'altruisme sans que nous soyons des modèles de sainteté en la
matière.
Ce
qui est remarquable avec cette citation d'Épictète, c'est que
celui-ci sort d'un certain modèle de l'Antiquité, à savoir le
modèle du Sage comme un surhomme qui échapperait complètement à
l'expérience humaine. Dans les textes antiques, on présente
régulièrement le Sage comme quelqu'un qui transcende complètement
les difficultés de l'existence sans être touchés par celles-ci.
Dans le cadre de la philosophie grecque, on pourrait citer l'exemple
d'Anaxarque d'Abdère. Diogène Laërce raconte
dans sa « Vie et Doctrine des
Philosophes Illustres » l'épisode
où Anaxarque fit preuve d'un immense courage dont il fit preuve
quand il fut capturé par le tyran de Chypre Nicocréon qui le
haïssait profondément. Nicocréon exigea qu'on infligeât à
Anaxarque la torture en écrasant ses os avec des pilons en fer.
Anaxarque demeura pourtant stoïque face à ces tourments et répliqua
au tyran : « Broie le sac
d’Anaxarque ; mais Anaxarque, tu ne le broies pas1 ! »
Nicocréon, fou de rage, ordonna qu’on lui tranche la langue ;
et Anaxarque se coupa lui-même sa langue avec ses dents et la cracha
au visage de Nicocréon.
C'est
typiquement le genre d'attitude héroïque que l'on est en droit
d'attendre du Sage dans l'Antiquité. Et très souvent on présente
la sagesse sous une forme binaire : soit on est sage, soit on ne
l'est pas. Dans cet état d'esprit, on peut comprendre le
découragement qui guette si on se sent incapable d'une telle
impassibilité ou d'un tel courage héroïque. Ne vaut-il mieux pas
alors se détourner de la quête de sagesse ?
Cette
mentalité a perduré, même à l'époque contemporaine. Je me
souviens d'un texte d'Arnaud Desjardins où ce dernier explique qu'un
Sage ne verrait pas son humeur modifiée, même si on l'envoyait à
Auschwitz. Cette figure du Sage impassible, imperturbable,
parfaitement égal à lui-même dans toutes les circonstances
persiste donc dans le temps et alimente nos représentations. C'est
très décourageant parce que nous savons que nous sommes
susceptibles de perdre patience, même en attendant le bus. Ce
passage d'Épictète va à rebours de cette mentalité et se met à
portée de notre humanité, sans attendre une quelconque surhumanité
qui naîtrait de nos exercices spirituels et de notre quête de
sagesse.
Shāntideva
explique qu'il faut développer la patience très progressivement en
partant des petites choses :
« Il
n'est rien qui, par l'accoutumance,
Ne
devienne aisé.
Aussi
en vous familiarisant avec de moindres maux,
Apprenez
à en supporter de grands.
N'a-t-on
pas vu cela pour des douleurs inutiles
Comme
les piqûres de serpents, de taons,
Les
sensations de faim et de soif
Et
autres démangeaisons ? 2
»
On
ne devient pas un grand homme d'un bond, mais par une petite
succession de petites progressions. Et peu importe nos talents et nos
prédispositions. Il faut avoir la résolution de s'améliorer et de
se transformer soi-même tant que se faire se peut. À
la fin de son Apologie de Raymond Sebond, Michel de Montaigne
évoque un autre grand philosophe stoïcien, Sénèque : « Ô
la chose vile et abjecte que l’homme s’il ne s’élève
au-dessus de l’humanité », et
Montaigne commente cette sentence : « Voilà
un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de
faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande
que le bras, et d’espérer enjamber plus que de l’étendue de nos
jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l’homme se monte
au-dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir que
de ses yeux, ni saisir que de ses prises ».
Ce
bond au-dessus de son humanité ne sera pas chose facile, et
peut-être comme le suggère Montaigne, chose impossible. Cette
volonté de devenir un Sage transcendant ses affects humains, trop
humain est peut-être un « désir utile » comme
Montaigne le dit ou un « idéal régulateur »
comme le dirait Emmanuel Kant : un peu comme le marin qui fait
route vers le nord en allant vers l'étoile polaire sans jamais
atteindre concrètement cette étoile polaire, cet idéal du sage
peut orienter notre vie vers plus de sagesse sans qu'on atteigne
nécessairement cet idéal.
Cela
me rappelle que ma professeure de philosophie antique m'avait
vivement critiqué parce que j'avais utilisé dans un travail cette
anecdote d'Anaxarque d'Abdère que j'ai cité plus haut et où il
nargue son bourreau. Elle pensait qu'il n'y avait aucune preuve
historique derrière cette anecdote. Ce qui est vrai, mais si on va
par ce chemin, il n'y a pas non plus beaucoup de preuves historiques
directes de la vie de Socrate... Mais en réalité, ce qui
m'intéressait dans cette anecdote, ce n'est pas son historicité ou
sa vraisemblance, mais ce que cette anecdote nous dit de l'idéal de
sagesse chez les Grecs.
Ensuite,
j'avais cité une autre anecdote, touchant cette fois un disciple
célèbre d'Anaxarque, Pyrrhon d'Elis, le fondateur du scepticisme.
Pyrrhon doutait que le monde soit réel. Pourtant, un jour il avait
fui les crocs d'un chien méchant qui voulait le mordre en se
réfugiant dans un arbre. Là, ma professeure de philosophie antique
trouvait que ce n'était pas très conséquent de la part de Pyrrhon
qui se contredisait à l'évidence par ce genre de démonstration. Si
le monde est irréel, pourquoi fuir les crocs d'un chien ? Quand
j'ai cité une anecdote où l'on fait preuve d'un héroïsme
extraordinaire, cela n'allait pas ; et quand j'ai cité une
anecdote qui correspond plus à la nature peureuse et pas du tout
héroïque des hommes, cela n'allait pas non plus.
Mais
là encore pourtant, il y a un enseignement derrière cette anecdote.
Pyrrhon montre par ses actes qu'il ne faut pas chercher absolument à
atteindre les idéaux qu'on défend dans son discours. Il ne faut pas
suivre sa logique jusqu'au bout puisqu'on ne peut être sûr de rien.
Rester raisonnable vaut beaucoup mieux, même cela doit nous vouloir
quelques moqueries. À quoi bon
vouloir être absolument héroïque face aux morsures d'un chien ?
Le chien n'en retirera aucune leçon de sagesse, et nous mordu, on ne
sera pas plus sage pour la cause. Ne poussons pas nos principes
jusqu'à un absolu où ils perdent leur sens. Dans l'existence,
soyons orienté vers cette existence, et non pas vers des idéaux et
des principes éthérés. Dans cette existence, nous ne sommes pas
parfaits, nous ne sommes pas impassibles en toutes circonstances,
mais on peut insuffler une certaine dose de sagesse dans cette vie.
Et c'est tout ce qui compte.
1
Diogène Laërce, « Vies
et doctrines des philosophes illustres »,
Librairie Générale Française, Paris, 1999,
IX, 59.
2
Shāntideva,
« Vivre
en héros pour l’Éveil »
(Bodhicharyāvatāra),
traduction de Georges Driessens, Seuil/Points Sagesses, Paris, 1993,
chap. VI, 14 & 15.
Voir également :
- Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle
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