Les bienfaits de l'Esprit d'Éveil (I,9, 10 & 11)
Commentaire du Bodhisattvacaryāvatāra de Shāntideva
9. À l'instant ou l'esprit d'Éveil se lève en eux,
Les faibles enchaînés dans la prison du samsāra
Reçoivent le nom de Fils-Allés-en-la-Joie
Et sont vénérés par le monde des hommes et des dieux.
10. Tel le suprême élixir qui transforme en or,
Il fait de ce corps impur assumé
Le joyaux sans prix de la forme d'un Vainqueur.
Saisissez fermement ce qu'on appelle l'esprit d'Éveil !
11. Puisque l'esprit sans limite du Guide unique des migrants,
Après une complète investigation, a vu sa grande valeur,
Vous qui désirez vous séparer des états mondains,
Saisissez fermement le précieux esprit d'Éveil !
Quand l'esprit d'Éveil ou bodhicitta prend racine et se développe en vous pleinement, vous devenez, nous dit Shāntideva, un « fils de Ceux-Allés-en-la-Joie », un fils des Bouddhas, entendez : un bodhisattva. Là où ce texte me laisse perplexe ; c'est quand Shāntideva nous explique qu'une fois l'esprit d'Éveil s'est levé en nous, on va être vénéré par le monde des hommes et des dieux. Je ne suis pas certain que votre pratique extrêmement vertueuse soit systématiquement reconnu par la société autour de vous. La plupart des qualités spirituelles passent complètement inaperçues des gens. Des charlatans, par contre, sont vénérés et encensés par une foule de gens extrêmement crédules.
Il est vrai que Shāntideva vivait dans l'Inde du VIIIème siècle-, une époque où le bouddhisme était une religion reconnue et respectée, même si l'hindouisme avait politiquement pris le dessus depuis au moins quelques siècles. Shāntideva a vécu à Nalanda, une université célèbre à l'époque. Il devait vivre entouré de bodhisattvas, et ces statues devaient être particulièrement vénérées par les fidèles. Pour lui, il ne devait pas faire de doute qu'un bodhisattva serait reconnu et admiré par la société autour de lui. Moi qui n'ai pas grandi dans ce contexte, je trouve cela nettement plus douteux.
Ensuite, Shāntideva nous explique que l'esprit d'Éveil est comme le processus alchimique qui transforme le plomb en or : cet esprit d'Éveil transforme le « corps impur » en corps pur d'un Bouddha. Dans le bouddhisme, le corps est considéré comme « impur » dans la mesure où les entrailles d'un corps nous dégoûtent : on a envie de voir l'apparence corporelle d'une belle femme ou d'un bel homme, mais personne n'a envie de voir l'intérieur de ce corps, les viscères, le sang, les excréments, les os qui sont contenus dans cette limite qu'est la peau. Par ailleurs, le corps est voué aux maladies, aux infirmités, aux blessures et finalement à la mort.
Selon la mythologie bouddhiste, le corps du Bouddha serait tout autre, incomparable avec le corps des simples mortels humains, il serait doté de trente-deux marques majeures et quatre-vingt signes mineurs. Je ne vais pas énumérer tous ceux-ci, seulement dire qu'on y trouve des critères de beauté qui ont influencé la statuaire : une grande taille, de longues et belles mains, une tête ronde, des épaules larges, la voix mélodieuse, des dents bien blanches, etc... On y trouve aussi des caractéristiques beaucoup plus étranges comme un teint doré, des doigts palmés, un sexe caché dans une gaine, quarante dents au lieu de 32 pour une personne normale, une protubérance sur le crâne, les paumes de mains et de pieds marqués de la roue du Dharma.
Avec le temps, la légende a pris le pas sur la réalité biologique du corps du Bouddha, de toute façon disparu depuis des siècles. Je me souviens d'un enseignement d'un lama où celui-ci expliquait que le Bouddha faisait 4 mètres de haut, qu'il flottait sur un petit nuage, que sa peau était semblable à de l'or et que seul Devadatta, le disciple félon, était incapable de voir ces marques extraordinaires du Bouddha Shākyamuni. Évidemment, ce genre d'affirmations n'est rien d'autre que de la superstition. J'en veux pour preuve un soûtra du canon pâli1 où un jeune ascète Pukkusati adepte du Dharma demande l'autorisation de passer la nuit dans un hangar à un moine errant qui s'y était installé. Ce que ne sait pas Pukkusati, c'est que le moine errant en question n'est autre que le Bouddha en personne. S'il avait eu des doigts palmés, un teint d'or et une taille de 4 mètres, je pense que Pukkusati aurait reconnu immédiatement le Bouddha. Le Bouddha avait donc l'apparence d'un être humain normal, peut-être très beau, peut-être avec beaucoup de prestance et de charisme, mais sans caractéristique extraordinaire qui aujourd'hui le ferait passer pour un extra-terrestre !
La phrase de Shāntideva « Tel le suprême élixir qui transforme en or, il fait de ce corps impur assumé le joyaux sans prix de la forme d'un Vainqueur », je ne peux la comprendre qu'au sens figuré, c'est-à-dire cette alchimie de la transformation personnelle qui fait de nous une meilleure personne, une transformation de notre psychologie, une transformation de notre attitude et de notre personnalité, une transformation de notre rapport au corps. Mais je ne peux pas l'entendre au sens où l'entendait Shāntideva et ses contemporains ainsi que beaucoup de bouddhistes très religieux encore de nos jours qui pensent que le Bouddha est un être matériellement à part. Biologiquement parlant, un bouddha est comme chacun d'entre nous. Il ne se distingue que spirituellement de nous. Je pense que les personnes religieuses ont besoin de miracles, ils ont besoin de parler du « joyaux sans prix de la forme d'un Vainqueur » pour parler du Bouddha Shākyamuni ne comprenant pas que le véritable miracle est dans la sagesse, ce miracle est dans l'amour infini, ce miracle est dans la sérénité, ce miracle est dans la vision pénétrante.
1 Soûtra de la Distinction des Eléments, Dhatuvibhangasutta, Majjhima Nikâya, III, 237-247 : Môhan Wijayaratna, Le Bouddha et ses disciples, éd. Cerf, Paris, 1990, pp. 232-240.
Voir aussi :
- Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 1 à 3)
- Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 4)
- Les bienfaits de l'Esprit d'Eveil (I, 5)
- Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,6)
- Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,7)
- Les bienfaits de l'esprit d'Eveil (I,8)
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