« Je
ne crois pas en la charité ; je crois en la solidarité. La
charité est verticale, c'est pourquoi elle est humiliante. Elle va
du haut vers le bas. La solidarité, elle, est horizontale. Elle
respecte les autres et elle apprend des autres. J'ai beaucoup à
apprendre des autres personnes. »
Eduardo
Galeano (1940-2015)
Cette
sentence de l'écrivain uruguayen de gauche Eduardo Galeano, que j'ai
trouvé par la grâce des réseaux sociaux, exprime bien le sentiment
« socialiste » par rapport à ces valeurs morales que
sont la charité et la solidarité. La charité est verticale, nous
dit Galeano. Et effectivement, on peut se rappeler les patrons et les
dames patronnesses du XIXème qui faisaient la charité
aux pauvres et aux ouvriers nécessiteux pour se donner bonne
conscience, mais qui entretenaient un régime d'inégalité féroce
qui maintenait les pauvres dans la pauvreté, la misère et la
nécessité. La charité était dévoyée pour donner au système
capitaliste une image de bonté et d'humanité derrière l'inhumanité
des chiffres et de la rentabilité économique. Le peuple de gauche
en a gardé une rancune tenace contre cette valeur de la charité.
Dans la charité, on maintient un regard condescendant sur les petits
pauvres. On leur tend avec mépris quelques miettes de ses richesses,
et encore on le fait principalement pour renforcer sa position
sociale, se donner l'image d'un homme pieux, généreux, plein de
bonté et d'égard et briller dans la société des biens-pensants.
La
solidarité est, par contre, une valeur beaucoup plus fraternelle.
Elle est horizontale, nous dit Galeano. Dans la solidarité, des
hommes aident d'autres hommes et reçoivent de l'aide en retour. Tout
le monde s'entraide. Chacun s'entraidant, on assure la cohésion du
groupe, on rend ce groupe solide ; solidarité vient d'ailleurs
de cet adjectif, solide. Dans cette solidarité, sont dissoutes les
distinctions qui font qu'il y a quelqu'un qui donne et quelqu'un qui
reçoit, quelqu'un qui agit et quelqu'un qui subit, quelqu'un qui
peut et quelqu'un qui ne peut pas, quelqu'un qui lève le menton
dans une moue dédaigneuse et quelqu'un qui baisse la tête et qui
regarde le sol boueux à ses pieds. Tout cela est aboli dans la
solidarité : rien que des hommes libres et égaux qui
s'épaulent les uns les autres, des hommes qui ont tout à apprendre
les uns des autres, des hommes qui s'unissent les uns des autres et
agissent pour changer le monde.
*****
On
comprend aisément pourquoi le peuple de gauche a privilégié la
valeur morale de la solidarité et méprisé, voire ringardisé la
valeur de la charité. Je voudrais pourtant nuancer cette distinction
entre ces deux valeurs, car il me semble que, dans cette conception,
la solidarité est idéalisée tandis qu'on ne rend peut-être pas
entièrement justice à la charité. L'Histoire est passée par là,
et l'utilisation de la charité et du christianisme en général par
la classe bourgeoise dominante afin de maintenir la classe ouvrière
dans l'inaction et la soumission a laissé des traces profondes de
rancune dans les consciences, tandis que l'exaltation de la
solidarité dans l'idéal révolutionnaire a conféré une aura
historique indéniable. Le travail de la philosophie est donc de
repenser ces deux valeurs dans leur vérité respective
indépendamment des aléas de l'Histoire qui déforment ces valeurs
dans un sens ou dans un autre.
Je
me rappelle que le philosophe français Marcel Conche expliquait qu'un de ses
professeurs avait coutume de dire : « Il y a autant de
différence entre la charité et faire la charité qu'entre l'amour
et faire l'amour ». Un homme peu regardant peut adresser
toutes sortes de boniments à une demoiselle dans le seul but de lui
faire l'amour. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il éprouve un
amour réel. Il a seulement décidé de cacher ses motivations
sexuelles sous les apparences plus flatteuses de l'amour. Cela ne
remet pas en question l'amour proprement dit. Pareillement, la
charité doit être différenciée de cette attitude dédaigneuse que
les biens-pensants ont appelé « faire la charité ». Le
bourgeois qui cherche à conforter sa position en donnant avec mépris
quelques piécettes aux pauvres qui survivent dans leurs quartiers
miséreux fait certes la charité, mais est-il vraiment animé par un
sentiment de charité ? On peut en douter.
La
charité (caritas en latin, agapé en grec) est définie
dans la pensée chrétienne comme l'amour du prochain (et aussi comme
l'amour de Dieu, mais je laisserai ici cet amour de Dieu de côté,
d'autant que Jésus explique dans les Évangiles que l'amour du
prochain et l'amour de Dieu sont une seule et même chose). Cet amour
du prochain est donc un amour ouvert à l'ensemble du monde, à la
prochaine personne que nous rencontrerons sur notre chemin. Ce n'est
donc pas un amour limité à sa famille, à ses amis ou aux personnes
du même clan que nous. C'est une dimension plus vaste et illimitée
de l'amour. On peut rapprocher la charité de maitri dans le
bouddhisme et la pensée indienne, l'amour bienveillant qui souhaite
le bien-être et les causes du bien-être pour tous les êtres
sensibles de l'univers.
En
ce sens, la charité n'est pas coupable de créer une verticalité
entre les êtres humains. Que du contraire, elle est même
intrinsèquement liée à l'humilité dans l'éthique du Christ.
Qu'on se rappelle l'épisode où Jésus lave les pieds de ses
compagnons. Pour comprendre le glissement de sens de la charité vers
« faire la charité », il faut se référer à
l'Histoire. La charité appelle évidemment le souhait de venir en
aide aux autres. Durant le moyen-âge, les maisons de charité
avaient pour but d'accueillir les pauvres, les miséreux, les
orphelins, les malades et les fous, toutes personnes en détresse
dans la société d'alors où il n'y avait pas d'autres structures
pour les accueillir. D'un sentiment, on est passé à une action :
« faire la charité » sans que, nécessairement, le
sentiment de la véritable charité entre en ligne de compte, puisque
ces institutions avaient pour but essentiel, derrière la belle
façade de l'aide aux pauvres et aux démunis, d'exercer un contrôle
social strict sur ces populations.
Maintenant,
la question est : peut-on repenser à nouveaux frais la charité
par rapport à la solidarité ? Peut-être que le mot est trop
connoté « chrétien », mais l'amour du prochain, l'amour
illimité reste, il me semble, d'actualité. L'humanité a
terriblement besoin d'amour, et d'un amour qui brise les barrières,
les frontières, les limitations, les rancœurs passées et à venir
ainsi que les mentalités bornées.
La
première différence avec la solidarité est que la charité ou
amour du prochain est d'abord le sentiment d'une personne prise dans
son individualité. Je décide par moi-même d'éprouver de la
bienveillance et de la compassion envers autrui. Après ce sentiment
peut (et c'est heureux) se partager, mais il est en premier lieu la
motivation d'une personne seule en elle-même. Tandis que pour la
solidarité, il faut toujours au minimum être deux, deux personnes
qui se sentiront plus fortes, plus solides si elles unissent leur
effort et s'entraident mutuellement. On peut aimer des gens qui ne
nous aiment, on peut même aimer des gens qui nous veulent du mal.
« Aime ton ennemi » disait Jésus Christ. Cela suppose un
certain degré de sainteté ou d'inconscience, diront les mauvaises
langues. Mais dans tous les cas, ce n'est pas contradictoire avec la
définition d'un amour illimité pour son prochain. On ne peut pas
par contre être solidaire de gens qui n'ont rien à faire de nous ;
et on peut encore moins être solidaire avec son ennemi. Celui qui
est solidaire avec une personne malintentionnée à son égard n'est
pas solidaire, c'est juste un benêt !
La
deuxième différence découle logiquement de la première. La
charité ou amour de son prochain relève d'une attitude morale d'un
individu à l'égard d'autres individus. La solidarité implique une
dimension beaucoup plus politique. Je ne dis pas que la solidarité
est toujours politique : si j'échange des services et des coups
de main avec mon voisin, c'est peut-être seulement de la morale, un
échange de bons procédés entre braves gens. Mais la solidarité a
naturellement tendance à aller beaucoup plus vers la politique. Pour
que les hommes s'unissent, il faut qu'il y ait une adversité contre
laquelle ils sont impuissants. Cette adversité peut venir de la
Nature : quand tout le monde se mobilise pour secourir les
victimes d'un tsunami ou d'un tremblement de terre. Ou elle peut
venir de l'oppression d'autres hommes. Dans les deux cas, il faut une
organisation qui permettent une union efficaces de ces êtres
humains, donc de la politique au sens noble du terme. Il n'est donc
dès lors pas étonnant que les socialistes et les communistes se
revendiquent beaucoup plus de la solidarité que de la charité !
C'est
là la force et la faiblesse de la solidarité par rapport à la
charité. La solidarité tend à unir les gens dans une même lutte,
un même effort. Pour autant, le revers de la médaille est que la
solidarité doit constamment être promue et encouragée car si les
gens l'abandonnent, elle perd de son sens. Par contre, on peut être
seuls à pratiquer l'amour du prochain dans un monde hostile. Vous
n'avez pas besoin d'un autre pour développer cet amour (même si
c'est nettement mieux et nettement plus rassurant quant à l'avenir
du monde!).
Henri Cartier-Bresson, France, 1938. |
*****
Voilà
donc pour la charité et la solidarité. Il serait également
opportun de se poser la question de comment s'opère la jonction
entre l'amour du prochain et la solidarité et de comment la
solidarité peut en sens inverse se dépasser dans l'amour du
prochain. Je laisserai ici cette question en suspens, d'autant plus
qu'elle nécessite une investigation de la psychologie et de la
sociologie, en plus de la réflexion proprement philosophique.
Je
voulais juste ici montrer que l'amour du prochain et la solidarité
ne s'opposent pas nécessairement si l'on comprend bien les deux
termes et que l'on ne fait pas une utilisation dévoyée de ces deux
termes. Et même si j'ai passé une certain temps à décrire
l'arrière-fond historique de ces deux concepts, j'insiste sur le
fait que l'amour du prochain (ou charité) ne doit pas être considéré comme
une valeur qui s'adresse seulement aux chrétiens et la solidarité
comme une valeur qui fait de vous automatiquement un communiste
révolutionnaire ! C'est là le trésor commun de toute
l'humanité !
Eduardo Galeano |
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