Si
je ne suis pas pour moi, qui le sera ?
Si
je ne suis que pour moi, qui suis-je ?
Si
ce n'est pas maintenant, quand ?
Hillel
(Mishna, Pirke Avot,1:14)
Rembrandt, Philosophe lisant ou Saint-Anastase, 1631, musée national de Stockholm |
Hillel
était un rabbin important du premier siècle avant notre ère. On
lui doit toutes sortes de commentaires et d'interprétations de la
Torah juive. Ce qui est intéressant dans cette aphorisme, c'est
qu'il indique qu'on ne peut répondre à la question métaphysique
« Qui suis-je ? » sans passer par la question de
savoir quelle est notre relation aux autres et sans trouver une
relation harmonieuse avec les autres. Je ne peux pas vivre dans
l'abnégation totale où je me dévouerai entièrement aux autres. Si
je n'existe pas pour moi, qui existera-t-il pour lui-même ? De
quel droit pourrait-il se dévouer à lui-même alors que, moi, je
dois me dévouer à lui ? Et si tout le monde est sensé être
entièrement altruiste, qui bénéficiera en fin de compte de cet
altruisme ?
À
l'inverse, l'égoïsme total qui consiste à n'exister que pour soi
est également une aberration. « Si je ne suis que pour moi,
qui suis-je ? » Qui suis-je pour penser que seul
compte mon intérêt ? Qui suis-je, dès lors que j'oblitère
complètement l'existence de l'autre ? Qui suis-je si je ne me
pense pas dans la relation aux autres ? Toute la question selon
Hillel, c'est de trouver la relation la plus équilibrée entre ces
deux pôles : l'abnégation totale envers les autres et
l'égoïsme le plus crasse où l'existence des autres ne compte pas.
Et c'est maintenant qu'il faut trouver cet équilibre. Si vous
reportez constamment ce questionnement, vous allez rater un enjeu
essentiel de cette vie qui passe vite, très vite.
On
pourrait mettre cette sentence d'Hillel : « Si je ne
suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, qui
suis-je ? Si ce n'est pas maintenant, quand ? »
en perspective avec le vœu des bodhisattvas dans le bouddhisme du
Grand Véhicule. Le vœu des bodhisattvas consiste à vouloir le
bonheur des autres et faire passer ce bonheur avant le sien. Le
bodhisattva veut se consacrer au bonheur des autres aux dépens de
son propre intérêt et tout ce qu'il gagne en agissant ainsi, il
veut encore l'offrir pour le bien des autres. Le bodhisattva sacrifie
même sa propre réalisation et sa libération des existences
conditionnées par la douleur et la souffrance pour travailler au
salut des autres. Il revient ainsi d'existence en existence pour
sauver tous les êtres sensibles qu'il peut, son but étant de venir
en aide et de libérer TOUS les êtres sensibles que compte
l'univers.
Comme
le dit le philosophe bouddhiste indien du VIIIème siècle,
Shântideva :
« Puissè-je
demeurer dans le monde,
Aussi
longtemps que durera l'espace,
Aussi
longtemps que demeureront les êtres sensibles
Afin
de dissiper leurs souffrances !1 »
À
cela, Hillel répondrait certainement par la première phrase de son
aphorisme : « Si je ne suis pas pour moi, qui le
sera ? ». Cette abnégation est bien belle, mais qui
profitera alors du bonheur alors ? Pourquoi le monde devrait-il
se diviser entre ceux qui doivent se sacrifier pour le bonheur des
autres et ceux qui profitent de cette générosité et de cette
abnégation ? Au fond, il y a une rhétorique fondamentalement
égalitaire chez Hillel. Quand les religions ou les idéologies
politiques demandent de se sacrifier pour un idéal, pour Dieu ou
pour le bien de l'humanité, il faut se demander si on n'essaye pas
de manipuler et de nous transformer en esclave consentant du pouvoir.
Par
ailleurs, les exemples moraux que met en exergue le bouddhisme du
Grand Véhicule sont généralement tirés de contes et de légendes,
et pas de faits historiques. Ainsi les jatakas, le récit de vie
antérieure du Bouddha, contient toutes sortes d'histoires pieuses où
celui qui deviendra le Bouddha se sacrifie de manière tragique pour
le bien des êtres. Ainsi cette histoire où le Bodhisattva coupe son
corps pour donner à manger à une panthère et ses quatre petits. La
légende veut que cette panthère et ses quatre petits soient devenus
par la suite les cinq premiers disciples du Bouddha. Dans d'autres
histoires, le futur Bouddha sacrifie tous ses biens, sa femme et ses
enfants pour le profit d'un de ses ennemis. Tout cela est édifiant, mais
le problème est que cela repose sur des légendes invérifiables,
très probablement inventées de toute pièce pour glorifier la
générosité et le sens de l'abnégation du futur Bouddha2.
Dans
la vie concrète, on surveille toujours son propre intérêt. Même
quand on est généreux, on ne l'est pas au point de se ruiner
soi-même. On ressent toujours une limite dans sa générosité. La
philosophie bouddhique a très peu envisagé cette dimension éthique
de la question de la générosité, du partage, de l'abnégation dans
des termes réalistes, qui évoquent des situations concrètes auquel
on peut être confronté. Ce qui me semble intéressant avec
l'aphorisme de Hillel, c'est d'envisager le point d'équilibre entre
altruisme et égoïsme et peut-être faut-il envisager ce point
d'équilibre de manière dynamique : l'entraînement de l'esprit
dans le Dharma va transformer progressivement l'esprit dans une
perspective plus altruiste. Ainsi la pratique méditative de cultiver
l'amour bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité, les
pratiques méditatives de substituer soi-même à autrui, chérir
autrui plus que soi-même vont modifier notre capacité à se tourner
vers les autres et à se dévouer vers les autres, mais sans que ce
soit une course au sacrifice et à celui qui aura le plus travaillé
contre son intérêt. Il faut toujours pouvoir retrouver son
équilibre. Il ne faudrait pas que vous vous sentiez malheureux
d'avoir été généreux, courageux ou serviable envers autrui. En
fait, la joie doit nous habiter dans le fait de venir en aide à
autrui. Les désirs égoïstes sont la source de la souffrance dans
le bouddhisme. S'en délivrer est une joie et un bonheur, même si le
bodhisattva n'a pas expressément recherché ce bonheur personnel.
Comme
le dit Shântideva :
« Le
corps est heureux par les mérites
Et
l'esprit par la sagesse ;
Même
vivant dans le samsâra pour le bien d'autrui,
Pourquoi
les compatissants se décourageraient-ils ?
Par
la force de l'esprit d'Éveil,
Il
épuise ses fautes passées
Et
réunit un océan de bienfaits.
(...)
Par
conséquent, montée sur le coursier de l'esprit d'Éveil
Qui
dissipe toute fatigue et abattement,
Allant
de bonheur en bonheur,
Quelle
personne, connaissant cet esprit, serait-elle accablée ?3 »
L'esprit
d'Éveil
est la volonté que tous les êtres parviennent à l'Éveil
et que tous les êtres soient libérés de la souffrance. Cet esprit
d'Éveil
tend à faire le bonheur des autres ; mais ce faisant, il induit
notre conscience dans une dynamique de bonheur et de joie qui lui est
favorable. Comme le dit Shântideva, l'esprit trouve le bonheur par
la sagesse ; et dans la sagesse, les notions de moi-même et
d'autrui tendent à s'évanouir et à disparaître. D'où j'ai dit
que le problème de trouver l'équilibre juste entre soi-même et
autrui est dynamique et tend à se reconsidérer selon notre
évolution dans le Dharma. Mais ce qui ne me semble pas juste, c'est
de passer outre cette question de l'équilibre, soit qu'on se fasse
violence pour se sacrifier et venir constamment en aide avec
soi-même, soit qu'on s'abandonne au confort de l'égoïsme au mépris
des autres autour de nous.
1Shântideva,
Bodhisattvacaryâvatâra,
X, 55. « Vivre
en héros pour l'Éveil »,
Georges Driessens, Seuil/Points Sagesse, Paris, 1993. « La
marche vers l'Éveil »,
Comité Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézère (France), 2007 (2e
édition).
2Pour
un traduction des jatakas, voir notamment : Kshemendra, « La
liane magique. Les hauts faits du bodhisattvas », éd.
Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézère (France), 2001.
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