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mercredi 1 mars 2017

Je meurs sans haine




L'affiche rouge



Vous n'avez réclamé ni la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE

Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand


Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan


Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant


Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant


Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes

Louis Aragon, 1956.







"L'Affiche Rouge" de Louis Aragon, interprété par Léo Ferré :


















     Voilà un très beau poème de Louis Aragon, que Léo Ferré a mis en chanson. Le titre « L'affiche rouge » est de ce dernier, car le poème d'Aragon s'appelait initialement « Strophes pour se souvenir ». Ce poème a été écrit en 1956 en l'honneur de Missak Manouchian (dit aussi « Michel » Manouchian) et son groupe de résistants FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans – Main d'Œuvre Immigrée), fusillés par les Allemands en 1944. Missak Manouchian était un poète arménien qui avait fui l'Arménie au moment du génocide de son peuple par l'armée turque en 1915.

     Comme beaucoup de travailleurs étrangers, il s'était engagé dans la Résistance contre les forces nazies. Ils avaient fini par se faire capturer par la Gestapo ; et la propagande avait décidé d'en faire un exemple en exploitant ces gens au nom étranger pour effrayer le citoyen français lambda. Les Allemands avaient donc affiché cette affiche rouge dans les rue de Paris et de France, mettant en scène ces combattants à la mine patibulaire et, jouant sur la xénophobie ambiante, les avaient présentés comme une armée du crime menaçant le citoyen français. Le triangle rouge de l'affiche, semblable au triangle rouge que les communistes et les gauchistes devaient arborer dans les camps de concentration pointait vers les exactions supposées de ce groupe de résistants métèques. En dessous de chaque vignette de ces combattants de l'ombre, les actions et les attentats qui leur étaient attribués. « L'affiche qui semblait une tache de sang / Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles / Y cherchait un effet de peur sur les passants ». L'affiche rouge avait pour but de faire frémir le brave Français, mais le résultat a été l'exact opposé de l'effet recherché : cette affiche est devenu le symbole de la vivacité de la Résistance aux yeux du peuple français. Comme le raconte Aragon, certains s'aventuraient la nuit à écrire sur l'affiche : « MORTS POUR LA FRANCE », comme si le patriotisme n'avait que faire des appartenances nationales. Ceux-là étaient Français de préférence et servaient la France jusqu'à en mourir ; d'autres prônaient la préférence nationale, mais ne servaient pas la France.

    La fin du poème d'Aragon évoque la lettre poétique que Manouchian a adressé à sa femme avant de mourir. Aragon reprend notamment cette phrase forte : « Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand ». C'est important de se rappeler quand on combat pour la justice et contre l'oppression de ne laisser son cœur à des sentiments de haine, parce qu'alors on devient soi-même injuste et cruel. Je ne pense pas qu'il soit toujours possible de demeurer dans la non-violence et le pacifisme. Pour moi, Hitler méritait d'être combattu. Mais pour que le combat soit juste, il faut sans cesse que la violence est toujours un mal et que la haine et la malveillance n'apportent que du malheur et de l'injustice. Certains idéologues opposent les peuples entre eux et vivent de la haine, de la peur de l'autre. C'était le cas hier et c'est le cas malheureusement aujourd'hui. Tant qu'on est en démocratie, on peut s'opposer à eux par les mots, l'action politique et la critique intellectuelle. Et si malheureusement la guerre éclate, il faut parfois choisir son camp, mais tout faire pour résister à la haine. Les idéologues qui vivent de la peur et de la haine emmènent des peuples avec eux dans un tourbillon destructeur. Si nous nous mettons à haïr ces peuples, alors les propagateurs de la haine auront gagné. « Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand » est pour moi en ce sens le plus sublime cri de la Résistance.

       On ne combat pour la haine, on combat pour la vie. Pour ceux qui restent après nous puissent demeurer « dans la beauté des choses ».








Michel Manouchian (1906 - 1944)






PS : le lettre de Michel Manouchian à sa femme juste avant son exécution.


    Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée, Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.

     Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

    Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment et comme récompense.

      Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous... J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l'armée française de la libération.

      Avec l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine. Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t'embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.


Manouchian Michel 











Louis Aragon 






Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




1 commentaire:

  1. En Limousin, en Creuse précisément, se trouve un de ces rares monuments aux morts présentant une inscription anti-guerre, ou pacifiste, "Maudite soit la guerre", à Gentioux-Pigerolles : https://maitrerenardinfo.files.wordpress.com/2013/03/dscf2426.jpg

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