Quand
je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de
la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je les
vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces
distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair
la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le
voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout
lieu identique. L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément
sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle est dans
l’espace ; elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas
dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y
est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès
où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le
visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante.
Maurice
Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, 1964, p. 70-71.
Mary Chen |
Voilà
un passage célèbre et très beau d'un des grands noms de la
phénoménologie française, Maurice Merleau-Ponty. J'avais déjà en
fait commenté ce passage sur le Reflet de la Lune dans
un article intitulé : « Le
carrelage au fond de la piscine ». Mais un internaute
m'ayant posé des questions sur ce passage et mon commentaire, je me
suis dit qu'il ne serait pas inutile d'y revenir et d'éclaircir un
peu les choses.
Petit
élément de contextualisation tout d'abord : Maurice
Merleau-Ponty fait partie d'un courant philosophique du XXème
siècle de la phénoménologie. Font partie de ce courant Edmund
Husserl, Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre, Michel Henry et bien
d'autres... Pour bien comprendre les idées directrices de la
phénoménologie, il faut remonter à une dualité ancienne de la
philosophie : l'être et l'apparence. L'apparence, c'est que je
perçois d'une chose. Cette apparence me permet de connaître la
chose ; mais en même temps, cette connaissance fondée sur la
perception de la chose a toujours été très problématique :
l'apparence peut se révéler être une illusion comme un mirage
d'oasis dans le désert où il n'y aurait aucune oasis réelle.
L'apparence peut aussi donner une image très limitative de l'objet
réel : si je regarde la couverture d'un livre, je ne vois pas
le dos du livre et je ne vois pas les pages à l'intérieur du livre.
Je ne perçois qu'un petit aspect de la chose réelle à la fois, et
encore, les aspects les plus fondamentaux du livre réel me sont
inaccessibles : je ne vois pas tous les atomes de matière qui
composent ce livre par exemple. Ma perception n'est au final qu'une
petite fenêtre sur le monde réel.
Pour
Emmanuel Kant, on ne perçoit que l'apparence des choses, ce qu'il
appelle le « phénomène ». La chose en soi reste
inaccessible à nos sens et à notre raison. La raison qui a fait un
travail critique sur elle-même reconnaît cette limite. D'un côté,
la sensibilité qui perçoit le monde et l'entendement qui essaye de
penser ce monde au moyen de catégories et de raisonnements justes ;
de l'autre, la raison qui sait qu'elle ne peut accéder à la chose
en soi, mais qui tente d'y réfléchir et de s'en faire une idée la
plus précise possible. C'est la ligne de partage que trace Kant
entre le phénomène et la chose en soi (ou « noumène »
si on veut employer un mot compliqué).
Les
phénoménologues reprennent cette dualité entre l'être et
l'apparence, la chose en soi et le phénomène, mais pour inverser
complètement la problématique. Dans la philosophie classique
jusqu'à Kant, la question était : comment puis-je connaître
l'être avec certitude MALGRÉ
les apparences qui sont souvent trompeuses ?
Comment déchirer les voiles des apparences et avoir une vision de ce
qui est ? Comment connaître la chose en soi sans être
systématiquement ramené aux phénomènes que j'appréhende avec mes
sens et que je pense avec mon entendement ?
Avec
les phénoménologue, la question devient : comment puis-je
connaître le phénomène sans être enfermé par mes idées, mes
concepts figés de l'être de la chose ? Reprenons l'exemple du
livre. J'ai dit plus haut que je ne voyais qu'une face du livre à la
fois. Et si j'ouvre le livre, je ne vois que les deux pages qui sont
ouvertes sous mes yeux. La phénoménologie commence quand j'accepte
d'abandonner l'idée du livre et tout ce que je crois en savoir pour
me concentrer sur comment le livre m'apparaît. Pour cela, il faut
que je pratique la suspension du jugement, l'époché
en grec ancien. La suspension du jugement chez les sceptiques de la
Grèce antique étaient un moyen d'arrêter d'entretenir des
certitudes par rapport à tout ce qu'on croit savoir. La suspension
du jugement chez les phénoménologues, c'est le moment où
j'abandonne ma certitude
de l'idée du livre et que j'observe la succession des moments de
perception du livre : quand je le regarde de face, quand je
regarde sa tranche, quand je le retourne, quand je l'ouvre, etc...
Jean-Paul Sartre commence d'ailleurs
son livre le plus fameux, l’Être et le Néant par cette formule :
« La
pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant
l’existant à la série des apparitions qui le manifestent ».
Le phénoménologue observe donc cette succession d'impressions
sensorielles qui font le phénomène et il observe comment la
conscience observe tout ce jeu d'apparences.
C'est
ici qu'on en vient à ce passage de « L’Œil et l’Esprit »
de Maurice Merleau-Ponty. Quand je regarde le carrelage au
fond de la piscine, j'ai l'impression que je vois MALGRÉ l'eau de la
piscine qui déforme les lignes droites du carrelage et MALGRÉ les
jeux de lumière qui se diffracte dans l'eau. Si la piscine était
vide, j'aurais l'impression de mieux voir le carrelage de la piscine.
Ce que dit Merleau-Ponty, c'est que non : si on veut bien
s'ouvrir à l'expérience phénoménologique, en fait, je vois le
carrelage GRÂCE à l'eau et aux jeux de lumière.
En
fait, si j'ai l'impression de voir le carrelage de la piscine MALGRÉ
l'eau, c'est que j'ai une idée préconçue du carrelage (avec des
lignes droites et une couleur uniforme). Mais quand je regarde le
fond de la piscine sans être enfermée dans mes idées préconçues,
j'ai une perception pure et silencieuse de ce carrelage qui ondule
doucement avec des tâches de lumières. Dans cette vision-là du
carrelage, il y a l'empreinte du monde. Et le carrelage de la piscine
lui-même se reflète dans un jeu d'ombres et de lumières sur les
arbres qui borde la piscine. Dans cette vision silencieuse,
l'interdépendance des phénomènes m'apparaît dans toute sa
simplicité.
Dans
la vision « normale » des choses, j'adhère à toutes
sortes d'idées préconçues sur la piscine : la piscine est là
à tel endroit, elle est entourée d'arbres qui ne sont pas la
piscine, elle est remplie d'eau dans laquelle je peux nager ou
m'ébattre joyeusement ; et pour que l'eau ne s'en aille pas, il
y a du carrelage au fond de la piscine avec des motifs géométrique
pour la décorer. Dans la vision phénoménologique par contre, je ne
m'embarrasse pas des idées préconçues comme celles d'un carrelage
aux lignes géométriques droites, de l'eau contenue dans la piscine
et des arbres en-dehors. Dans la vision phénoménologique, le
carrelage ondule doucement avec la lumière, et l'eau déborde dans
un jeux de reflet sur les arbres environnants.
*****
J'aurais
envie de rattacher ce que je viens de dire à l'expérience de la
méditation bouddhique. Tout d'abord, on pourrait penser à la
formule du maître zen Shunryu Suzuki : « Esprit zen,
esprit neuf ». Pratiquer la méditation, c'est voir le
monde comme quelque chose d'entièrement nouveau, c'est voir la
fraîcheur de notre expérience de perception avant qu'elles ne
soient corsetées par tous les concepts, les notions et les idées
qu'on se fait sur les choses et sur le monde. Être comme une enfant
qui découvre le monde pour la première fois.
Ensuite,
il y a une école philosophique bouddhique qui a pour nom l'école
des Sautrāntika, qui a passé beaucoup de temps à analyser la
perception. Pour faire très bref, cette école divise la perception
d'un objet en deux classe : la perception conceptuelle et la
perception directe. La perception conceptuelle est cette perception
filtré par un concept de l'objet. La perception directe est la
perception dans l'instant présent et sans ce filtre précisément
d'une idée, d'une notion, d'un concept. Le concept général enrobe
toute une série d'instants de perceptions directes diverses et
variées. Si je vois un livre pour reprendre l'exemple plus haut, la
perception conceptuelle voit le livre, mais tout enrobé d'un concept
de « livre » qui ne varie pas d'un instant à l'autre. On
sait ce qu'est un livre, à quoi il sert, combien cela pèse et
comment il faut le manier. Le concept répond à ces questions, mais
il n'est pas toute la série d'impressions visuelles que je peux
avoir de cet objet : le livre vu de face, d'en haut, de
derrière, le livre fermé, ouvert, etc...
Pour
les Sautrāntika, c'est un soulagement existentiel que de pouvoir
s'affranchir de ces concepts qui sont autant de jugements sur le
monde et sur soi-même. Cette perception conceptuelle nous enferme
dans une sorte de logique dont il est difficile de sortir. La
perception directe est paradoxalement un moment où on se rend
passif et disponible au monde, mais en même temps une occasion de se
libérer de tous ces jugements et ces proliférations de pensées qui
conduisent à des tempêtes émotionnelles dans nos existences. Ces
perceptions directes peuvent onduler comme le carrelage au fond de la
piscine: elles comportent en elle une leçon de lâcher-prise en ce
qu'elles n'essayent pas d'être conformes à l'idée de l'objet
auquel elle se rapporte ; elles oscillent et fluctuent en
permanence, voilà tout. Insaisissables et libres, une fois qu'on les
contemple dans la méditation silencieuse, elles nous inspirent ce
sens de la liberté et de la fraîcheur toujours renouvelée.
On
objectera peut-être que il faudrait renoncer à la pensée et à la
conceptualisation pour s'ouvrir à la perception directe. Ce n'est
pas du tout vrai en réalité : à côté des cinq sens qui
perçoivent le monde physique, il y a le sens du mental dont le rôle
est de percevoir toutes les activités mentales, à savoir les
pensées, les concepts, les idées, les souvenirs, les images
mentales, les émotions, etc... Tout comme il peut y avoir un
perception directe d'une forme visuelle ou d'un son, on peut avoir
une perception directe d'une idée, d'une émotion, d'un sentiment ou
d'une pensée. La pensée « ceci est un livre » (ou
n'importe quel autre pensée ou phénomène mental) est reconnue
comme une pensée et observée dans son évolution, tout comme on
observerait instant par instant la formation d'un nuage dans le ciel,
l'évolution de sa forme, au travers duquel fusent parfois des rayons
de soleil, et enfin sa dissipation dans l'atmosphère. Et cette
pensée « ceci est un livre » ne se mêle plus intimement
à la perception visuelle de l'objet « livre » ou la
perception tactile de ce même livre.
La piscine de la Sauvenière à Liège (Belgique) en 1942, aujourd'hui la salle d'exposition de la Cité-Miroir. |
Voir
aussi à propos du même texte de Merleau-Ponty :
Autre citation de Maurice Merleau-Ponty :
À
propos de l'école philosophique Sautrāntika :
Voir aussi :
Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique du "Reflet de la Lune" ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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