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samedi 13 janvier 2018

Importuner





     Il y a quelques jours a été publiée dans le Monde une tribune dont le scandale s'est propagé dans le monde entier. Cette tribune a été rédigée par cinq femmes, Sarah Chiche, Catherine Robbe-Grillet, Peggy Sastre, Abnousse Shalmani, et signée par cent femmes, dont Catherine Deneuve. Le message général de ce texte s'attaque au féminisme radical et met en garde contre les dérives du mouvement #metoo et #balancetonporc. Les auteures voient dans ces hashtags un moyen de culpabiliser les hommes et de nous renvoyer, hommes et femmes, dans le puritanisme. Les auteures pensent notamment qu'il ne faut pas confondre la drague lourde ou maladroite avec du harcèlement sexuel. Les féministes radicales ont réagi de manière virulente en multipliant les invectives : ainsi la féministe Caroline de Haas a publié une tribune intitulée « Les porcs et leurs allié.e.s ont raison de s’inquiéter ». Là où se rend compte que l'écriture inclusive ne préserve pas d'une mentalité d'exclusion... Voilà un mouvement féministe qui prétend rendre la parole aux femmes et qui, quand cette parole se montre trop libre et trop impertinente envers la cause, emploie tous les moyens pour disqualifier, discréditer, mépriser, intimider, menacer ces femmes et les réduire au silence... Si on critique le féminisme radical, on est forcément soit un porc, soit un.e allié.e de ces porcs. Belle logique stalinienne1.


         Pour ma part, je suis assez d'accord avec l'idée générale de l'article paru dans le Monde. J'avais écrit un article « Qui est un porc ? » où je défendais l'idée que les féministes radicales.aux assimilent tous les hommes à des porcs, quels que soient leur comportement réel. Mais si je suis d'accord avec les idées générales défendues dans cette tribune, les saillies de cet article me gêne assez, à commencer par la défense de ce « droit d'importuner ». Le problème est que toute la presse et les cohortes féministes ont surtout relevé ce genre de passages, ce qui rend ambivalent tout l'article. Évidemment, cela est fait à dessein afin de pouvoir effacer toutes nuances et esquisser un champ de bataille très manichéen avec d'un côté les porcs machistes et leurs allié.e.s, et de l'autre les suffragettes 2.0 de #balancetonporc. On est alors sommé de choisir son camp entre le patriarcat fasciste et la cause des femmes. Il me semble au contraire que l'on peut faire droit à la nuance et critiquer les idées des autres avec une argumentation rationnelle plutôt qu'avec des invectives.



             Donc je voudrais justement citer tout le passage de cette tribune où est défendu le droit d'importuner : « Le philosophe Ruwen Ogien défendait une liberté d’offenser indispensable à la création artistique. De même, nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle. Nous sommes aujourd’hui suffisamment averties pour admettre que la pulsion sexuelle est par nature offensive et sauvage, mais nous sommes aussi suffisamment clairvoyantes pour ne pas confondre drague maladroite et agression sexuelle ».


          Première chose qui me semble contestable : la référence au philosophe Ruwen Ogien me semble très problématique. Sans être un spécialiste de Ruwen Ogien, j'ai suffisamment lu ses livres pour savoir qu'il faisait une différence fondamentale entre les personnes et les idées abstraites. Dans sa philosophie dite minimaliste, on a que la responsabilité morale de ne pas nuire aux autres. On n'a pas de devoirs moraux envers soi-même et les idées abstraites. En clair, on peut rester toute la journée dans son canapé à regarder des programmes débiles à la télévision et en mangeant des chips sans qu'on puisse nous donner l'injonction morale de faire des choses plus intelligentes et plus constructives dans sa journée. Pour Ruwen Ogien, on n'a pas non plus de devoirs moraux envers des idées abstraites comme des symboles religieux ou politiques comme des drapeaux nationaux par exemple. D'où l'idée que l'art peut parfaitement offenser et choquer en s'attaquant à ces idées abstraites. Mais toute autre chose est d'offenser et de nuire à une personne concrète, douée de la capacité de ressentir les choses contrairement à un symbole. Le minimalisme moral de Ruwen Ogien ne peut absolument pas servir de caution à l'idée qu'on peut désormais importuner les gens à volonté. C'est un contresens total sur sa philosophie.


      Pour moi, il ne faut pas chercher à importuner les demoiselles. Il arrive que cela se produise malgré notre volonté de bien faire les choses, que ce soit du fait de notre maladresse ou du fait de la susceptibilité de la demoiselle, mais ce n'est pas quelque chose que l'on recherche délibérément. La personne que l'on cherche à séduire devrait se sentir en sécurité avec nous et libre de ses choix, et pas envahie de manière intempestive. Pour moi, c'est un principe élémentaire de galanterie. Cela ne va plaire aux féministes pour qui la galanterie est une chose horrible, un archaïsme patriarcal, une infamie... Mais il me semble que la galanterie a le mérite d'adoucir les relations de séduction. Albert Camus a souvent relaté une phrase que lui disait son père : « Tu sais, un homme, ça s'empêche ». Si d'aventure, la pulsion s'exprime de manière agressive et sauvage, c'est à l'homme de faire un minimum d'effort pour se contenir et s'élever au-dessus de la vulgarité et de la veulerie.


           J'ai l'impression que cette tribune du Monde est habitée par le fantasme de l'homme conquérant et dominant, le mâle alpha qui impose sa volonté et ses désirs aux femmes qui ne demandent qu'à être dominées, malgré le lot de violence ont régulièrement à subir. Personnellement, j'ai le sentiment qu'il faut sortir de ce schéma qui fait du mal à tout le monde, hommes et femmes. Les auteures de la tribune mentionnent certes que la femme doit sortir de son rôle de « proie », ne pas s'enfermer dans la position « d'éternelles victimes » comme le voudrait le féminisme de #metoo, mais c'est (j'ai l'impression) pour maintenir la sexualité comme un lieu de prédation et d'agression avec un prédateur et sa proie, situation qui peut éventuellement se retourner avec une configuration incluant une prédatrice et sa proie masculine.


         Pour ma part, je pense qu'on gagnerait à sortir de ce schéma de prédation. L'amour est là pour qu'on s'apporte mutuellement du plaisir et du malheur. L'axe de la séduction devrait être cette sentence de Nicolas de Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà je crois toute la morale ». Il s'agit de développer l'empathie et la compréhension de l'autre plutôt que de tout miser sur sa propre jouissance qui peut s'accomplir au détriment de l'autre. Une véritable morale hédoniste et eudémoniste de l'amour. Dans l'optique de Chamfort, la jouissance de l'autre est aussi importante que sa propre jouissance. Importuner ou mettre mal à l'aise n'est donc pas le but recherché, même si on sait bien que, dans certaines situations, on peut importuner l'autre sans le vouloir. Dans ce cas-là, on devrait admettre une certaine tolérance.


        Un ami m'a dit à propos de ce hashtag #balancetonporc : « Le porc de l'une sera le prince charmant de l'autre ». Et c'est très vrai : un homme qui, en abordant une demoiselle, pourra la choquer et l'importuner avec ses mots et ses attitudes tandis qu'il séduira une seconde demoiselle et la fera rire avec les mêmes mots et les mêmes attitudes. Je suis donc assez donc d'accord avec les auteures de la tribune du Monde quand elles disent que la liberté de dire non à un importun qui vient les draguer a pour corollaire la liberté d'importuner (mais j'ajouterai cette précision qui me semble importante : quand le fait d'importuner n'est pas le but premier de la démarche).


          Et je suis d'accord quand elles affirment que les femmes gagnent à ne pas s'enfermer dans un rôle ou statut « d'éternelles victimes », même si le passage où elles le font est très ambigu et s'expose dès lors à la critique rageuse des féministes (pas complètement à tort d'ailleurs) : « Surtout, nous sommes conscientes que la personne humaine n’est pas monolithe : une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une « salope » ni une vile complice du patriarcat. Elle peut veiller à ce que son salaire soit égal à celui d’un homme, mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit. Elle peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un non-événement ». L'idée est que les femmes peuvent multiplier les contradictions sans qu'on puisse leur reprocher ces contradictions. Par exemple, une femme peut être une battante, une cheffe, assurer une position de domination la journée et apprécier d'être dominée le soir au lit, d'être séduite et d'être l'objet du désir d'une homme la nuit. Par ailleurs, les femmes peuvent être fortes et dépasser les traumatismes d'un harcèlement ou d'une agression, et ne pas se réduire au statut de victimes malmenées par les hommes. Pour paraphraser ce vieux misogyne de Friedrich Nietzsche en écriture inclusive : « Tout ce qui ne tue pas me rend plus fort.e ». C'est une idée intéressante parce que d'ordinaire, ce sont les hommes qu'on incite à ne pas être faibles, à dépasser leurs peurs, à se relever chaque qu'on les frappe et à rendre coup pour coup. En cela, les auteures de la tribune sont aussi des féministes, même si c'est un féminisme peu compatible avec le féminisme officiel.


        Mais bon, vu comme c'est formulé, ce passage risque d'être interprété et est interprété comme une minimisation de la gravité des actes d'un pervers qui vient se frotter contre les femmes dans le métro. À ce jeu-là, pourquoi pas encourager les jeunes femmes à simplement hausser les épaules quand des racailles les invectivent dans la rue : « Hé, mademoiselle, tu baises ? » Pourquoi pas encourager ces mêmes jeunes femmes à considérer le viol qu'elles auraient subi comme un simple non-événement, qu'elle pourrait oublier bien vite ? Une grande misère sexuelle n'excuse pas tout. Et il faut pouvoir être ferme dans les condamnations des gestes et des actes inexcusables. Il faut d'autant plus le faire quand on veut ne pas mettre tous les hommes dans le même sac ou dans la même porcherie.


       Voilà. Il me semblait important de critiquer cet article, même si, dans l'ensemble, je partage les vues des auteurs de cette tribune.






Frédéric Leblanc, le 13 janvier 2018.












1 Le reste de l'article de Caroline de Haas est d'ailleurs à l'avenant, notamment ce passage où elle accuse toutes celles qui ne pensent pas comme elle de pédocriminalité : « Les signataires de la tribune du Monde sont pour la plupart des récidivistes en matière de défense de pédocriminels ou d’apologie du viol » (référence au cas de Roman Polanski qui est certes très discutable, mais ceux ou celles qui soutiennent qu'on peut continuer à regarder les films de ce réalisateur ne sont pas nécessairement des gens qui soutiennent et encouragent le viol sur mineur, faut-il le rappeler ?). On peut regretter que les accusations gratuites se fassent au détriment d'une argumentation rationnelle et d'un véritable échange d'idées. 



















Federico Erra








Voir aussi sur la question du féminisme radical et  de #balancetonporc : 











3 commentaires:

  1. Bonsoir Bai, je m'exprime de moins en moins sur le sujet, notamment avec des femmes parce ce que je ne veux pas monopoliser la parole et que j'estime que dans une certaine mesure, ce n'est pas mon combat à moi, je ne suis que "supporter", avec un esprit critique néanmoins. Je m'exprimerai là un peu, en tant qu'homme. J'avais déjà répondu en partie à ton article précédent sur le sujet en manifestant un certain désaccord. La tribune de cette semaine m'a pas mal interrogé et j'ai attendu les réactions de mes diverses connaissances et je me suis bien gardé de parler du sujet avec d'autres personnes que ma compagne. A vrai dire, je penche plutôt vers le féminisme radical dans les grandes lignes mais c'est dans les détails que je suis parfois perplexe. Je pose d'emblée les choses au préalable, je pense qu'il faudra quoi qu'il en soit, et quoi que je puisse penser, en passer par une certaine exagération "contre" les hommes, en faveur des femmes, pour permettre aux femmes d'acquérir la liberté qui leur revient et que, de toutes façons, ma pauvre pensée ne jouera aucun rôle là dedans. Cela posé, il se trouve qu'une de mes connaissances, une femme moins "féministe radicale" (ce qui ne veut pas dire pour autant sexiste ou masculiniste hein) que d'autres personnes de ma connaissance, m'avait dit il y a quelque temps regretter que le féminisme "mainstream" ou majoritaire aujourd'hui soit tout de même très victimaire et considère trop les femmes comme des petites choses faibles à défendre ; en l'occurrence, elle trouvait le "me too" plutôt geignard (c'est pas le mot qu'elle utilisait mais me souviens plus) et débouchait sur des plaintes pour des attitudes certes dérangeantes mais parfois relativement "anodines", bref loin du viol, comme s'être vue imposée une main sur une cuisse. Je ne saurais dire en ce qui me concerne si c'est geignard ou encore victimaire, avis que tu as l'air de partager, je n'en avais pas l'impression dans la mesure où la parole de ces femmes me parait légitime et que j'estime qu'elles ont le droit de ressentir ces "petits" gestes comme des invasions insupportables, d'autant plus que ces choses là se répètent régulièrement manifestement (je verrais malgré tout des nuances quant à la manière dont on arrive à mettre la main sur la cuisse de quelqu'un d'autre, car en soi cela me parait certes invasif et répréhensible, c'est clair, mais j'imagine que quelqu'un pourrait en arriver là de manière maladroite après une tentative de séduction à demi réussie mais bon, le sujet n'est pas là apparemment). Ce qui m'a le plus troublé dans le too, c'est plutôt les mises à l'index livrant des gens considérés comme des "porcs" à la vindicte populaire comme autrefois on lynchait en place publique, mais, outre cela, je constate de mon côté que le radicalisme le plus fort (j'utilise pas extrême, le mot est tellement utilisé à tort et à travers qu'il a perdu son sens) a tendance à me perdre en ce sens que je ne vois pas toujours nettement et pragmatiquement le dessein de cette pensée, les buts, finalités et moyens si tu veux. (suite ci-après)

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  2. J'ai entendu de la part de féministes radicales qu'entre la drague lourde et les attitudes importunes, ce serait une différence de nature et non de degré, alors, ok, je vois clairement le malotru qui cherche à forcer le passage, à imposer son être et ses désirs en somme sans prendre en compte nullement la personne qu'il a face à lui, ça pas de problème, mais là où je suis perplexe (même si je me sens pas concerné à vrai dire, cela m'intrigue intellectuellement), c'est sur le fait de savoir dans quelle mesure on peut juger d'un acte dans l'absolu quand il touche à des frontières qui me semble floues. Tu le dis dans ton article, une même action peut faire le malheur des uns ou le bonheur des autres en gros selon leur sensibilité, alors comment juger de cela absolument ? Certaines personnes trouvent les individus vulgaires et entreprenants repoussants, d'autres les vont les apprécier quitte parfois même à ce qu'il les "brusquent", bon, cela dit, il me semble qu'on ne puisse généraliser et accepter socialement un tel penchant pour la brusquerie même s'il existe (comme en atteste la tribune de la semaine et les propos de Deneuve, Lévy - que je ne supporte pas au passage - ou Millet) sans en faire souffrir toutes les autres femmes qui n'en veulent pas. Néanmoins, et c'est là que je te rejoins un peu, je n'ai pas encore trouvé de listes de critères qui permettraient de distinguer de manière absolue les attitudes qui seraient acceptables de celles qui ne le seraient pas quant on touche aux "limites". Je ne sais donc pas vraiment dans le détail ce que le féminisme le plus radical considère comme acceptable, tolérable, inacceptable, intolérable, anodin ou gravissime, il ne me semble pas qu'on puisse complètement évacuer la question du degré quand bien même on fasse appel à une distinction qui serait essentiellement de nature concernant les actes ou attitudes inopportunes et importunes.
    Autre chose qui m'intéresse sur un plan purement philosophique cette fois, car, sur le plan social, la question est de toutes façons actuellement réglée, je me demande ce qui fait que psychologiquement, on est plus sensible, en général je crois, à une invasion de son intégrité physique qu'à une invasion de sa personnalité "psychique", le harcèlement moral étant par exemple moins condamné que le harcèlement sexuel. Il ne fait aucun doute que les invasions qui touchent au physique sont ressenties comme plus traumatisantes (avec une gradation tout de même entre un simple contact de peau et une invasion comme un viol, enfin, j'espère que l'on maintient cette gradation) mais je me demandais pourquoi : est-ce psychobiologique, psychologique ou encore seulement social ? J'ai entendu dire des personnes qui estimaient même qu'un viol était pire qu'un meurtre, et, là, je n'ai pas pu résoudre la question cette pensée m'échappant complètement, je considère les deux comme atroces mais perdre la vie m'a toujours semblé pire ; alors, certes, on pourra toujours me rétorquer je n'ai jamais vécu de viol. Voilà, c'était un peu long, désolé, je n'aurai de toutes façons cette discussion qu'avec toi et des personnes qui se comptent sur les doigts d'une main. J'espère avoir fait dans la nuance.

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  3. En tant qu'homme j'ai toujours aimé les femmes qui résistaient un peu à mes tentatives de séductions. A l'inverse je n'aimais pas beaucoup les filles faciles. Heureusement que cette tribune est venu rajouter un peu de complexité sinon bonjour la normalisation des rapports humains.

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