Hédonisme et eudémonisme
(Seconde
partie)
Voir
la première
partie de cet article
Je
réagis ici à la seconde partie d'un article de Matthieu Ricard
intitulé « Hédonisme
et eudémonisme, plaisir et bonheur : la grande confusion ».
Tout comme la première partie, je suis d'accord avec le fond de
l'article : différencier la recherche du plaisir et la
recherche du bonheur, et mettre la priorité sur le bonheur. Ma seule
réticence est que le contraste opéré par Matthieu Ricard me semble
un peu trop caricatural. Dans la première partie, j'avais expliqué
que l'hédonisme est multiple et ne se réduit pas à la recherche
aveugle et effrénée du plaisir. J'avais distingué plusieurs formes
de l'hédonisme : hédonisme consumériste, hédonisme festif,
hédonisme sportif et enfin l'hédonisme du philosophe Épicure qui
me paraît évidemment beaucoup plus pertinente que les autres formes
de l'hédonisme. Pareillement pour cette seconde partie, Matthieu
Ricard ne parle que d'une forme d'eudémonisme : un eudémonisme
aux colorations très nettement bouddhistes. Même s'il ne le dit pas
clairement, on devine, ne serait-ce qu'avec les termes employés, que
c'est de l'eudémonisme bouddhiste dont il veut parler.
Je
vais avoir l'occasion d'y revenir. Mais je voudrais d'abord résumer
les idées de Matthieu Ricard dans la deuxième partie de son
article. Les plaisirs dépendent des objets extérieurs qui sont la
cause de ce plaisir : le gâteau que je dévore goulûment
provoque une sensation gustative agréable, la jolie jeune femme que
je regarde provoque une sensation visuelle agréable, écouter un
concerto de Mozart provoque une sensation auditive agréable. Dans
tous ces cas, le plaisir est suscité par une cause extérieure à
nous-mêmes.
Le bonheur par contre provient d'une disposition
intérieure, une harmonie au sein de nous-mêmes. Comme le dit
Matthieu Ricard : « Tandis
que les plaisirs ordinaires se produisent au contact d’objets
agréables et prennent fin dès que cesse le contact, eudaimonia
est ressentie aussi longtemps que nous demeurons en harmonie avec
notre nature profonde. Elle a pour composantes la liberté
intérieure, la sérénité, la force d’âme, et l’amour
altruiste, un altruisme qui rayonne vers l’extérieur au lieu
d’être centré sur soi ».
Il en résulte que le bonheur véritable résulte non pas des
opportunités d'être abreuvé aux sources extérieures du plaisir,
mais d'un travail spirituel sur soi-même et la reconnaissance de
notre véritable nature dans la méditation.
J'aurais
tout de suite envie de dire que cette dualité plaisir/bonheur me
semble encore trop forcée dans le trait. Épicure parle dans son
œuvre du travail que l'on peut faire sur les plaisirs pour changer
son rapport au monde, apprendre par exemple à se contenter d'une vie
simple et frugale et tirer même plaisir de cette simplicité, cela
culminant dans le simple plaisir d'exister. À
l'inverse, pour beaucoup de gens le bonheur dépend aussi beaucoup
des conditions extérieurs : comme va notre famille, notre
situation économique et sociale, l'avancement de notre carrière,
la situation géopolitique de notre pays, la situation de notre
environnement, etc...
Matthieu
Ricard explique ensuite que la recherche du bonheur n'exclut pas en
fait le plaisir : on peut vivre le plaisir dans l'instant
présent tant qu'on ne s'attache pas à cet objet du plaisir.
Matthieu Ricard cite Tilopa, un maître spirituel indien du IXème
siècle : « Ce ne sont
pas les choses qui te lient, mais ton attachement aux choses ».
Si le plaisir est recherché avec frénésie, qu'on veut sans cesse
reproduire ce plaisir, alors on est dans la dépendance, l'addiction
et la production d'émotions perturbatrices, ce qui est très
négatif : le plaisir devient l'ennemi de notre bonheur et du
bonheur d'autrui. Les toxicomanes et les alcooliques sont typiquement
dans ce rapport destructeur au plaisir. À
l'inverse, si on ne s'accroche pas au plaisir, si on le savoure dans
l'instant présent en le laissant filer comme tout file à travers le
temps, alors il n'y a pas de problème : le plaisir de l'instant
vécu et savouré avec sagesse est comme un ornement pour le bonheur.
*****
Si
on veut parler des différentes formes de l'eudémonisme, il faut
peut-être faire une distinction entre ce que j'appellerai
« eudémonisme populaire » et « eudémonisme
philosophique » en sachant que le mot d'eudémonisme n'est
jamais tombé dans le langage courant comme l'a pu le faire le mot
d'hédonisme ou d'autres mots à la base philosophiques comme
cynisme, scepticisme, stoïque, etc... Donc, en général, quand on
parle d'eudémonisme, c'est de l'eudémonisme philosophique dont on
veut parler. Mais il me semble intéressant d'évoquer les
conceptions plus rudimentaires du bonheur comme : « être
heureux, c'est vivre en famille », « être heureux, c'est
connaître le grand amour »,« être heureux, c'est avoir
une belle carrière », « être heureux, c'est être
honoré dans la société », « être heureux, c'est en
bonne santé »...
Ces
conceptions du bonheur sont généralement méprisées par les
philosophes, parce que beaucoup trop incertaines : que faire si
vous êtes trahis par vos proches ? Ou que vous perdez vos
proches dans un incendie ou un autre accident ? Que faire si
vous êtes renvoyé de votre boulot ou que vous voyez votre projet de
carrière s'effondrer devant vous ? Que faire si vous tombez
malade ? Ce qui vous arrivera tôt ou tard ! Ces sagesses
populaires sont méprisées par les penseurs et les philosophes ;
mais elles sont néanmoins très présentes dans le grand public. Et
je les cite ici aussi parce qu'elles ont, malgré leurs faiblesses
évidentes, une part de vérité indéniable : qui peut dire
sincèrement qu'il n'est pas affecté par le sort de sa famille ?
Qu'il ne recherche pas le soutien et l'affection de ses proches ?
Qu'il est indifférent à l'amour ? À
sa carrière ? À
sa santé ? À son compte en banque ? À son statut dans la
société ? À sa réputation ?
D'ailleurs,
les différents eudémonismes philosophiques sont la plupart du temps
des réponses à ces bonheurs brisés. Ce sont là les « consolations
de la philosophie » pour reprendre le titre d'un ouvrage
célèbre de Boèce. Il s'agit de pallier aux incertitudes
angoissantes qui pèsent sur le bonheur au sens profane.
Cela
s'accompagne souvent d'autres conceptions populaires concernant le
bonheur. Le bonheur ne dépend pas de nous : on en peut rien y
faire. Soit on a de la chance, on est tombé dans la bonne famille,
on est beau comme un dieu, plein aux as et dans une forme olympique ;
ou, au contraire, on n'est pas né sous une bonne étoile et que tous
les malheurs du monde nous tombe sur la tête. Cette conception du
caractère hasardeux du bonheur s'oppose à la conception tout aussi
populaire qu'il faut être volontaire dans son entreprise de trouver
le bonheur, que le bonheur dépend de nous et de notre effort :
« Quand on veut, on peut ». Souvent aussi, le bonheur est
vécu comme une illusion absurde : c'est le thème des
« imbéciles heureux » qu'il conviendrait de critiquer
amèrement pour leur naïveté et leur sourire niais.
Ces
thèmes ont été repris de manières diverses et variées par les
philosophes. Notamment par tous les philosophes qui ne sont pas
eudémonistes, soit parce que nos déterminisme nous pousse soit vers
le bonheur, soit vers la dépression et la mélancolie, soit parce
qu'une certaine conception pessimiste de l'existence, notamment chez
Schopenhauer, interdit de penser le bonheur autrement que comme une
illusion. Soit parce que ce n'est pas le rôle de la philosophie de
rechercher le bonheur et que ces philosophes considèrent que c'est
un problème vulgaire qui ne s'élève pas à la hauteur de la Vérité
(la question typique du bac : faut-il privilégier le bonheur à
la Vérité?).
Ainsi
pour Emmanuel Kant 1
: « Le
bonheur est un idéal, non de la Raison, mais de l'imagination ».
Pour Kant, quand je cherche le bonheur, je ne peux pas arriver à une
conclusion certaine, définitive et valable pour tout le monde
(« universelle ») de ce qu'est le bonheur parce que
chacun a sa propre idée du bonheur : pour les uns, c'est jouer
aux échecs, pour d'autres, c'est être seul dans une Nature
idyllique tandis que d'autres préféreront la compagnie des gens en
ville. La Raison philosophante n'est donc pas là pour s'occuper du
bonheur, mais plutôt pour se demander quelle est notre devoir :
« que dois-je faire ? », « qu'est-il juste de
faire ? ». Cette Raison est là aussi évidemment pour
s'occuper de la vérité : « que puis-je savoir ? »,
« quelles sont les conditions de possibilité du savoir ? ».
La recherche du bonheur relève donc de l'imagination, du bon sens,
de la tempérance, de l'intuition, de la créativité et d'une
certaine joie de vivre, toutes choses qui ne sont pas proprement
philosophiques.
De
manière générale, les philosophes qui ne sont pas eudémonistes et
qui sont majoritaires dans la pensée contemporaine et universitaire
se revendiquent rarement comme « anti-eudémonistes ».
Ils se contentent en général de mépriser la quête du bonheur et
l'eudémonisme en les ramenant à des pensées simplistes, du
« New-Age », du « développement personnel »,
de la « psychologie de bazar » (sic)... Pour ma part, je
verrai en eux, ces philosophes non-eudémonistes ou anti-eudémonistes
un manque de courage, du défaitisme et une vision étroite du
monde : renoncer au bonheur, se contenter d'une vie dépressive
plutôt que d'avoir le courage d'assumer la joie de vivre.
Par
contraste, l'eudémonisme philosophique assume pleinement cette
recherche du bonheur comme un pivot central de la philosophie. C'est
certainement le plus évident dans la pensée bouddhiste. On peut
même dire que le bouddhisme est l'eudémonisme par excellence,
puisque le tout premier enseignement portait sur les Quatre Nobles
Vérités :
- 1°) la Noble Vérité de la souffrance,
- 2°) la Noble Vérité de l'origine de la souffrance,
- 3°) la Noble Vérité de la cessation de la souffrance,
- 4°) la Noble Vérité du chemin qui mène à la cessation de la souffrance.
Tout
dans la philosophie du Bouddha tourne autour de la résolution de ce
problème central dans l'existence qu'est la souffrance, et donc de
la possibilité de trouver un bonheur absolu qui nous délivrerait de
tous les maux, si pas physiques, au moins mentaux, psychologiques et
spirituels. Et pour répondre à Kant, ce bonheur n'est pas seulement
un bonheur relatif qui dépend des envies, des désirs et des
représentations des différentes personnes, mais bien un état de
cessation de la souffrance et de béatitude qui ne dépend pas des
conditions, mais de la disposition intérieure du Sage qui est
parvenu à apaiser les conflits intérieurs et qui a développé la
vision pénétrante sur la nature de ce monde.
Citons
encore deux autres formes d'eudémonisme qui étaient célèbres dans
l'Antiquité : l'épicurisme dont j'ai déjà parlé dans la
première
partie. Pour Épicure, le bonheur est constitué d'instant de
plaisirs, le bonheur étant l'agencement intelligent et harmonieux de
ces moments de plaisirs. Pour les stoïciens, par contre, le bonheur
se situe dans le devoir et la droiture morale : le bonheur
d'être droit dans ses bottes et d'avoir la sensation d'avoir
accompli ce qui devait être accompli.
Il
y a d'autres formes de l'eudémonisme : on pourrait citer par
exemple la pensée de Spinoza ou l'utilitarisme, mais je n'ai pas
envie ici d'être exhaustif. Mon souci était d'indiquer la pluralité
des conceptions du bonheur ainsi la question de savoir si le bonheur
dépend exclusivement de nous ou dépend-il des autres. Il ne me
reste plus alors qu'à souhaiter à tous ceux qui liront ces lignes
et à tous les êtres de l'univers de pouvoir rapidement trouver un
bonheur durable et véritable !
Sarva
Mangalam ! Toutes les bénédictions.
Frédéric Leblanc,
le 19 juillet 2018.
Henri Cartier-Bresson |
Voir aussi :
- Le bonheur et les autres : Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?
- Soûtra des Bénédictions (Mangala Sutta) ainsi que son commentaire.
Concernant Matthieu Ricard :
- Empathie et altruisme
Développer l'empathie et l'altruisme selon la philosophie bouddhiste
Développer l'empathie et l'altruisme selon la philosophie bouddhiste
Les notes sur « Cerveau et méditation » de Matthieu Ricard et Wolf Singer :
- 3ème partie: Nano-bonhomme et baleine cosmique
Voir également :
- Esprit d’Éveil
Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle).
Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle).
- Soûtra du Fardeau et son commentaire
- Un bien véritable (Spinoza)
- C'est beaucoup et c'est l'ombre d'un rêve (Jen Moréas)
- Joie (Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?)
- Si c'est le bonheur que tu cherches (Chengawa Lodrö Gyaltsen)
- Sans savoir pourquoi (Sōseki Natsume)
- Une chose merveilleuse et grande (Etty Hillesum)
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Je dois décidément être un bien mauvais bouddhiste car je ne crois guère chercher le bonheur ou alors un bonheur ultime. Je ne renie pas le bonheur néanmoins mais dans ma vie, en composant avec ma tournure d'esprit, je me contente de petites joies, ce n'est toutefois peut-être pas si différent finalement d'une forme d'épicurisme. Mais je ne suis pas vraiment tourné vers le bonheur, je suis plutôt Schopenhauer dans sa vision de la vie que tu qualifies de pessimiste et que, comme tout bon pessimiste sans doute, je qualifierais de réaliste, résultant, me semble-t-il, d'avoir ouvert grands les yeux sur la cruauté consubstantielle au monde. Je me pose une question : la cessation de la souffrance implique-t-elle un état de bonheur comme tu le postules ? Peut-être, d'une certaine manière, mais je ne vois pas vraiment les choses comme ça, je vois plutôt la cessation de la souffrance comme une dissolution du moi et/ou de l'être personnel (je sais pas trop comment appeler ça à vrai dire), après la mort du moins (je ne sais pas si le plein éveil peut se produire durant la vie et j'ai en fait du mal à entrevoir comment un être pleinement éveillé serait vraiment en ce monde, certes il existe des êtres "relativement" éveillés qui vivent en ce monde mais je ne sais pas à quoi ressemble leur "monde intérieur"). En somme, la cessation de la souffrance va de pair dans ma pensée avec un "non-être", bonheur et malheur n'ayant plus de sens dans ce cas, et qui exclut bien entendu de facto toute incarnation. En gros, c'est plutôt la libération totale que le bonheur qui me motive. Je ne parle que pour moi bien sûr.
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