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jeudi 19 juillet 2018

Hédonisme et eudémonisme - 2ème partie




Hédonisme et eudémonisme


(Seconde partie)



Voir la première partie de cet article




       Je réagis ici à la seconde partie d'un article de Matthieu Ricard intitulé « Hédonisme et eudémonisme, plaisir et bonheur : la grande confusion ». Tout comme la première partie, je suis d'accord avec le fond de l'article : différencier la recherche du plaisir et la recherche du bonheur, et mettre la priorité sur le bonheur. Ma seule réticence est que le contraste opéré par Matthieu Ricard me semble un peu trop caricatural. Dans la première partie, j'avais expliqué que l'hédonisme est multiple et ne se réduit pas à la recherche aveugle et effrénée du plaisir. J'avais distingué plusieurs formes de l'hédonisme : hédonisme consumériste, hédonisme festif, hédonisme sportif et enfin l'hédonisme du philosophe Épicure qui me paraît évidemment beaucoup plus pertinente que les autres formes de l'hédonisme. Pareillement pour cette seconde partie, Matthieu Ricard ne parle que d'une forme d'eudémonisme : un eudémonisme aux colorations très nettement bouddhistes. Même s'il ne le dit pas clairement, on devine, ne serait-ce qu'avec les termes employés, que c'est de l'eudémonisme bouddhiste dont il veut parler.



     Je vais avoir l'occasion d'y revenir. Mais je voudrais d'abord résumer les idées de Matthieu Ricard dans la deuxième partie de son article. Les plaisirs dépendent des objets extérieurs qui sont la cause de ce plaisir : le gâteau que je dévore goulûment provoque une sensation gustative agréable, la jolie jeune femme que je regarde provoque une sensation visuelle agréable, écouter un concerto de Mozart provoque une sensation auditive agréable. Dans tous ces cas, le plaisir est suscité par une cause extérieure à nous-mêmes. 


   Le bonheur par contre provient d'une disposition intérieure, une harmonie au sein de nous-mêmes. Comme le dit Matthieu Ricard : « Tandis que les plaisirs ordinaires se produisent au contact d’objets agréables et prennent fin dès que cesse le contact, eudaimonia est ressentie aussi longtemps que nous demeurons en harmonie avec notre nature profonde. Elle a pour composantes la liberté intérieure, la sérénité, la force d’âme, et l’amour altruiste, un altruisme qui rayonne vers l’extérieur au lieu d’être centré sur soi ». Il en résulte que le bonheur véritable résulte non pas des opportunités d'être abreuvé aux sources extérieures du plaisir, mais d'un travail spirituel sur soi-même et la reconnaissance de notre véritable nature dans la méditation.


     J'aurais tout de suite envie de dire que cette dualité plaisir/bonheur me semble encore trop forcée dans le trait. Épicure parle dans son œuvre du travail que l'on peut faire sur les plaisirs pour changer son rapport au monde, apprendre par exemple à se contenter d'une vie simple et frugale et tirer même plaisir de cette simplicité, cela culminant dans le simple plaisir d'exister. À l'inverse, pour beaucoup de gens le bonheur dépend aussi beaucoup des conditions extérieurs : comme va notre famille, notre situation économique et sociale, l'avancement de notre carrière, la situation géopolitique de notre pays, la situation de notre environnement, etc...


      Matthieu Ricard explique ensuite que la recherche du bonheur n'exclut pas en fait le plaisir : on peut vivre le plaisir dans l'instant présent tant qu'on ne s'attache pas à cet objet du plaisir. Matthieu Ricard cite Tilopa, un maître spirituel indien du IXème siècle : « Ce ne sont pas les choses qui te lient, mais ton attachement aux choses ». Si le plaisir est recherché avec frénésie, qu'on veut sans cesse reproduire ce plaisir, alors on est dans la dépendance, l'addiction et la production d'émotions perturbatrices, ce qui est très négatif : le plaisir devient l'ennemi de notre bonheur et du bonheur d'autrui. Les toxicomanes et les alcooliques sont typiquement dans ce rapport destructeur au plaisir. À l'inverse, si on ne s'accroche pas au plaisir, si on le savoure dans l'instant présent en le laissant filer comme tout file à travers le temps, alors il n'y a pas de problème : le plaisir de l'instant vécu et savouré avec sagesse est comme un ornement pour le bonheur.




*****




     Si on veut parler des différentes formes de l'eudémonisme, il faut peut-être faire une distinction entre ce que j'appellerai « eudémonisme populaire » et « eudémonisme philosophique » en sachant que le mot d'eudémonisme n'est jamais tombé dans le langage courant comme l'a pu le faire le mot d'hédonisme ou d'autres mots à la base philosophiques comme cynisme, scepticisme, stoïque, etc... Donc, en général, quand on parle d'eudémonisme, c'est de l'eudémonisme philosophique dont on veut parler. Mais il me semble intéressant d'évoquer les conceptions plus rudimentaires du bonheur comme : « être heureux, c'est vivre en famille », « être heureux, c'est connaître le grand amour »,« être heureux, c'est avoir une belle carrière », « être heureux, c'est être honoré dans la société », « être heureux, c'est en bonne santé »...


      Ces conceptions du bonheur sont généralement méprisées par les philosophes, parce que beaucoup trop incertaines : que faire si vous êtes trahis par vos proches ? Ou que vous perdez vos proches dans un incendie ou un autre accident ? Que faire si vous êtes renvoyé de votre boulot ou que vous voyez votre projet de carrière s'effondrer devant vous ? Que faire si vous tombez malade ? Ce qui vous arrivera tôt ou tard ! Ces sagesses populaires sont méprisées par les penseurs et les philosophes ; mais elles sont néanmoins très présentes dans le grand public. Et je les cite ici aussi parce qu'elles ont, malgré leurs faiblesses évidentes, une part de vérité indéniable : qui peut dire sincèrement qu'il n'est pas affecté par le sort de sa famille ? Qu'il ne recherche pas le soutien et l'affection de ses proches ? Qu'il est indifférent à l'amour ? À sa carrière ? À sa santé ? À son compte en banque ? À son statut dans la société ? À sa réputation ?


     D'ailleurs, les différents eudémonismes philosophiques sont la plupart du temps des réponses à ces bonheurs brisés. Ce sont là les « consolations de la philosophie » pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre de Boèce. Il s'agit de pallier aux incertitudes angoissantes qui pèsent sur le bonheur au sens profane.


    Cela s'accompagne souvent d'autres conceptions populaires concernant le bonheur. Le bonheur ne dépend pas de nous : on en peut rien y faire. Soit on a de la chance, on est tombé dans la bonne famille, on est beau comme un dieu, plein aux as et dans une forme olympique ; ou, au contraire, on n'est pas né sous une bonne étoile et que tous les malheurs du monde nous tombe sur la tête. Cette conception du caractère hasardeux du bonheur s'oppose à la conception tout aussi populaire qu'il faut être volontaire dans son entreprise de trouver le bonheur, que le bonheur dépend de nous et de notre effort : « Quand on veut, on peut ». Souvent aussi, le bonheur est vécu comme une illusion absurde : c'est le thème des « imbéciles heureux » qu'il conviendrait de critiquer amèrement pour leur naïveté et leur sourire niais.


     Ces thèmes ont été repris de manières diverses et variées par les philosophes. Notamment par tous les philosophes qui ne sont pas eudémonistes, soit parce que nos déterminisme nous pousse soit vers le bonheur, soit vers la dépression et la mélancolie, soit parce qu'une certaine conception pessimiste de l'existence, notamment chez Schopenhauer, interdit de penser le bonheur autrement que comme une illusion. Soit parce que ce n'est pas le rôle de la philosophie de rechercher le bonheur et que ces philosophes considèrent que c'est un problème vulgaire qui ne s'élève pas à la hauteur de la Vérité (la question typique du bac : faut-il privilégier le bonheur à la Vérité?).


      Ainsi pour Emmanuel Kant 1  : « Le bonheur est un idéal, non de la Raison, mais de l'imagination ». Pour Kant, quand je cherche le bonheur, je ne peux pas arriver à une conclusion certaine, définitive et valable pour tout le monde (« universelle ») de ce qu'est le bonheur parce que chacun a sa propre idée du bonheur : pour les uns, c'est jouer aux échecs, pour d'autres, c'est être seul dans une Nature idyllique tandis que d'autres préféreront la compagnie des gens en ville. La Raison philosophante n'est donc pas là pour s'occuper du bonheur, mais plutôt pour se demander quelle est notre devoir : « que dois-je faire ? », « qu'est-il juste de faire ? ». Cette Raison est là aussi évidemment pour s'occuper de la vérité : « que puis-je savoir ? », « quelles sont les conditions de possibilité du savoir ? ». La recherche du bonheur relève donc de l'imagination, du bon sens, de la tempérance, de l'intuition, de la créativité et d'une certaine joie de vivre, toutes choses qui ne sont pas proprement philosophiques.


     De manière générale, les philosophes qui ne sont pas eudémonistes et qui sont majoritaires dans la pensée contemporaine et universitaire se revendiquent rarement comme « anti-eudémonistes ». Ils se contentent en général de mépriser la quête du bonheur et l'eudémonisme en les ramenant à des pensées simplistes, du « New-Age », du « développement personnel », de la « psychologie de bazar » (sic)... Pour ma part, je verrai en eux, ces philosophes non-eudémonistes ou anti-eudémonistes un manque de courage, du défaitisme et une vision étroite du monde : renoncer au bonheur, se contenter d'une vie dépressive plutôt que d'avoir le courage d'assumer la joie de vivre.


    Par contraste, l'eudémonisme philosophique assume pleinement cette recherche du bonheur comme un pivot central de la philosophie. C'est certainement le plus évident dans la pensée bouddhiste. On peut même dire que le bouddhisme est l'eudémonisme par excellence, puisque le tout premier enseignement portait sur les Quatre Nobles Vérités :
  • 1°) la Noble Vérité de la souffrance,
  • 2°) la Noble Vérité de l'origine de la souffrance,
  • 3°) la Noble Vérité de la cessation de la souffrance,
  • 4°) la Noble Vérité du chemin qui mène à la cessation de la souffrance.


       Tout dans la philosophie du Bouddha tourne autour de la résolution de ce problème central dans l'existence qu'est la souffrance, et donc de la possibilité de trouver un bonheur absolu qui nous délivrerait de tous les maux, si pas physiques, au moins mentaux, psychologiques et spirituels. Et pour répondre à Kant, ce bonheur n'est pas seulement un bonheur relatif qui dépend des envies, des désirs et des représentations des différentes personnes, mais bien un état de cessation de la souffrance et de béatitude qui ne dépend pas des conditions, mais de la disposition intérieure du Sage qui est parvenu à apaiser les conflits intérieurs et qui a développé la vision pénétrante sur la nature de ce monde.


    Citons encore deux autres formes d'eudémonisme qui étaient célèbres dans l'Antiquité : l'épicurisme dont j'ai déjà parlé dans la première partie. Pour Épicure, le bonheur est constitué d'instant de plaisirs, le bonheur étant l'agencement intelligent et harmonieux de ces moments de plaisirs. Pour les stoïciens, par contre, le bonheur se situe dans le devoir et la droiture morale : le bonheur d'être droit dans ses bottes et d'avoir la sensation d'avoir accompli ce qui devait être accompli.


      Il y a d'autres formes de l'eudémonisme : on pourrait citer par exemple la pensée de Spinoza ou l'utilitarisme, mais je n'ai pas envie ici d'être exhaustif. Mon souci était d'indiquer la pluralité des conceptions du bonheur ainsi la question de savoir si le bonheur dépend exclusivement de nous ou dépend-il des autres. Il ne me reste plus alors qu'à souhaiter à tous ceux qui liront ces lignes et à tous les êtres de l'univers de pouvoir rapidement trouver un bonheur durable et véritable !


Sarva Mangalam ! Toutes les bénédictions.



Frédéric Leblanc,
le 19 juillet 2018.








1 Emmanuel Kant dans la deuxième partie des Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 1785.












Henri Cartier-Bresson















Voir aussi : 


Le bonheur et les autres :  Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ? 

- Soûtra des Bénédictions (Mangala Sutta) ainsi que son commentaire.







Concernant Matthieu Ricard : 






Empathie et altruisme

   Développer l'empathie et l'altruisme selon la philosophie bouddhiste







Les notes sur « Cerveau et méditation » de Matthieu Ricard et Wolf Singer :





4ème partie : Libre-arbitre et déterminisme








Voir également : 


La douleur d'un arahant (Nāgasena) et son commentaire


Esprit d’Éveil


     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicittaL'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 








- Un bien véritable (Spinoza)




Joie (Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?)


Si c'est le bonheur que tu cherches (Chengawa Lodrö Gyaltsen)


Sans savoir pourquoi (Sōseki Natsume)




En repos dans une chambre (Blaise Pascal)


Une fête en larmes (Jean d'Ormesson)





























Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




1 commentaire:

  1. Je dois décidément être un bien mauvais bouddhiste car je ne crois guère chercher le bonheur ou alors un bonheur ultime. Je ne renie pas le bonheur néanmoins mais dans ma vie, en composant avec ma tournure d'esprit, je me contente de petites joies, ce n'est toutefois peut-être pas si différent finalement d'une forme d'épicurisme. Mais je ne suis pas vraiment tourné vers le bonheur, je suis plutôt Schopenhauer dans sa vision de la vie que tu qualifies de pessimiste et que, comme tout bon pessimiste sans doute, je qualifierais de réaliste, résultant, me semble-t-il, d'avoir ouvert grands les yeux sur la cruauté consubstantielle au monde. Je me pose une question : la cessation de la souffrance implique-t-elle un état de bonheur comme tu le postules ? Peut-être, d'une certaine manière, mais je ne vois pas vraiment les choses comme ça, je vois plutôt la cessation de la souffrance comme une dissolution du moi et/ou de l'être personnel (je sais pas trop comment appeler ça à vrai dire), après la mort du moins (je ne sais pas si le plein éveil peut se produire durant la vie et j'ai en fait du mal à entrevoir comment un être pleinement éveillé serait vraiment en ce monde, certes il existe des êtres "relativement" éveillés qui vivent en ce monde mais je ne sais pas à quoi ressemble leur "monde intérieur"). En somme, la cessation de la souffrance va de pair dans ma pensée avec un "non-être", bonheur et malheur n'ayant plus de sens dans ce cas, et qui exclut bien entendu de facto toute incarnation. En gros, c'est plutôt la libération totale que le bonheur qui me motive. Je ne parle que pour moi bien sûr.

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