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samedi 20 juillet 2019

Images de l'homme immobile




Images de l'homme immobile


Les taches noires serpentines
des locomotives sur la neige
Le ciel est fumée de charbon
dessus les toits sans palme.

Si c'était Heidelberg – ou Nuremberg -
les araignées grises de mon cerveau
tisseraient de vieilles réminiscences romantiques.

Mais c'est petite ville neuve – dormante – noire.
Noire avec ma vie bloquée
entre les baraques de sa gare.

Et tous les rails mènent ailleurs.

Nettoyeur de locomotives - « putzer » je suis
Dans les roues hautes aux rouges boueux
sur les plaques aux noirs lisses des tenders
se mire mon inertie
de n'être pas ce que je suis.
Mon inertie imbibée de pétrole et d'huile.

Pendant ce temps, immobiles eux aussi,
empoussiérés eux aussi
les Plantin – les Garamond et les sveltes Elzévir
de mes beaux poèmes
vivent en tribus séparés dans leurs casses.

Sur une galée doit s'effriter la composition
inachevée
du « Promenoir des Deux Amants ».
C'était du Garamond romain – corps 24.


*

Petite rue de Paris que j'animai.
Montparnasse poussait ses hurlements d'art
tout autour
pas dedans.

Mon crâne métallique comme une chaîne.
Chaque maillon a sa nuance.
Et le premier moment blanc
tient au noir d'aujourd'hui.

Attendre – attendre.
Mais bruits de chaîne quand même.

Il me faudrait une promenade
sans vertes sentinelles
même dans un bois de sapins.

Guy Levis Mano









A. Aubrey Bodine










Guy Levis Mano a écrit ce poème alors qu'il était prisonnier de guerre dans l'Allemagne de la Seconde Guerre Mondiale. En plus d'être poète, Guy Levis Mano était typographe et imprimeur. D'où son obsession des polices de caractères : Garamond, Elzévir, Plantin... Il a même écrit ses poèmes sous le pseudonyme de Jean Garamond. Il a dirigé aussi une petite maison d'édition qui publiait de la poésie.


Ce poème me touche parce que, d'une part, il m'évoque la figure de mon grand-père qui avait été aussi prisonnier de guerre à la même époque et a ensuite travaillé aux chemins de fer comme chef de gare. D'autre part, il exprime avec force l'obligation de travailler pour un boulot dans lequel on a pas envie forcément de travailler. Là c'est la guerre et l'état de prisonnier qui contraint le poète à abandonner ses poèmes et les machines à imprimer. Mais même en temps de paix, les contraintes sont fortes et conduisent bien souvent à l'inertie de n'être pas ce que l'on est. Mon grand-père avait une formule définitive sur le sujet, quasi stoïcienne : « On ne fait pas ce qu'on aime. On aime ce qu'on fait ». Cela n'empêche pas la nostalgie des hurlements d'art. Quand on a la conscience aiguë que « tous les rails mènent ailleurs », cela demande pas mal de travail sur soi d'accepter l'ici de notre situation engluée dans l'inertie. Cesser de se lamenter pour un destin qui ne se réalise pas : apprécier malgré tout la situation présente, mais ne pas non plus perdre ses couleurs intérieures, ne pas brader non plus ses rêves et ses idéaux pour se conformer à la grisaille du quotidien.












Henri Cartier-Bresson







Lire également :

- Soûtra du Tournesol (Allen Ginsberg, à propos de locomotives, de tournesol et de racines d'acier noueuses)


- Lotobiographie (Claude Pélieu)







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Guy Levis Mano










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