Images
de l'homme immobile
Les
taches noires serpentines
des
locomotives sur la neige
Le
ciel est fumée de charbon
dessus
les toits sans palme.
Si
c'était Heidelberg – ou Nuremberg -
les
araignées grises de mon cerveau
tisseraient
de vieilles réminiscences romantiques.
Mais
c'est petite ville neuve – dormante – noire.
Noire
avec ma vie bloquée
entre
les baraques de sa gare.
Et
tous les rails mènent ailleurs.
Nettoyeur
de locomotives - « putzer » je suis
Dans
les roues hautes aux rouges boueux
sur
les plaques aux noirs lisses des tenders
se
mire mon inertie
de
n'être pas ce que je suis.
Mon
inertie imbibée de pétrole et d'huile.
Pendant
ce temps, immobiles eux aussi,
empoussiérés
eux aussi
les
Plantin – les Garamond et les sveltes Elzévir
de
mes beaux poèmes
vivent
en tribus séparés dans leurs casses.
Sur
une galée doit s'effriter la composition
inachevée
du
« Promenoir des Deux Amants ».
C'était
du Garamond romain – corps 24.
*
Petite
rue de Paris que j'animai.
Montparnasse
poussait ses hurlements d'art
tout
autour
pas
dedans.
Mon
crâne métallique comme une chaîne.
Chaque
maillon a sa nuance.
Et
le premier moment blanc
tient
au noir d'aujourd'hui.
Attendre
– attendre.
Mais
bruits de chaîne quand même.
Il
me faudrait une promenade
sans
vertes sentinelles
même
dans un bois de sapins.
Guy
Levis Mano
Guy
Levis Mano a écrit ce poème alors qu'il était prisonnier de guerre
dans l'Allemagne de la Seconde Guerre Mondiale. En plus d'être
poète, Guy Levis Mano était typographe et imprimeur. D'où son
obsession des polices de caractères : Garamond, Elzévir,
Plantin... Il a même écrit ses poèmes sous le pseudonyme de Jean
Garamond. Il a dirigé aussi une petite maison d'édition qui
publiait de la poésie.
Ce
poème me touche parce que, d'une part, il m'évoque la figure de mon
grand-père qui avait été aussi prisonnier de guerre à la même
époque et a ensuite travaillé aux chemins de fer comme chef de
gare. D'autre part, il exprime avec force l'obligation de travailler
pour un boulot dans lequel on a pas envie forcément de travailler.
Là c'est la guerre et l'état de prisonnier qui contraint le poète
à abandonner ses poèmes et les machines à imprimer. Mais même en
temps de paix, les contraintes sont fortes et conduisent bien souvent
à l'inertie de n'être pas ce que l'on est. Mon grand-père avait
une formule définitive sur le sujet, quasi stoïcienne : « On
ne fait pas ce qu'on aime. On aime ce qu'on fait ». Cela
n'empêche pas la nostalgie des hurlements d'art. Quand on a la
conscience aiguë que « tous les rails mènent ailleurs »,
cela demande pas mal de travail sur soi d'accepter l'ici de notre
situation engluée dans l'inertie. Cesser de se lamenter pour un
destin qui ne se réalise pas : apprécier malgré tout la
situation présente, mais ne pas non plus perdre ses couleurs
intérieures, ne pas brader non plus ses rêves et ses idéaux pour
se conformer à la grisaille du quotidien.
Lire également :
Henri Cartier-Bresson |
Lire également :
- Soûtra du Tournesol (Allen Ginsberg, à propos de locomotives, de tournesol et de racines d'acier noueuses)
- Lotobiographie (Claude Pélieu)
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Guy Levis Mano |
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