Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.
François de la Rochefoucauld, maxime XXV des « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678).
Voilà certainement une des plus célèbres maximes de la Rochefoucauld. Je ne sais pas exactement ce que voulait dire l'auteur par cette formule très brève. Je précise que je ne suis pas du tout un spécialiste de François de la Rochefoucauld, je suis juste un amateur de ses maximes. Quand je réfléchis à cette formule : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », je vois deux sens que l'on peut dégager :
1°) La mort serait désagréable à regarder, on préférerait détourner son âme de sa réalité. C'est le thème du divertissement chez Blaise Pascal, et l'on dit la Rochefoucauld proche des thèses jansénistes : vous savez, le roi qui ne peut rester seul dans sa chambre, car alors la misère de sa condition mortelle viendrait le hanter et le déprimer. Contempler le soleil trop longtemps brûlerait nos yeux, contempler la mort trop longtemps sans s'en détourner par la grâce des divertissements brûlerait notre psychisme et notre moral.
2°) Comme le soleil nous éblouit de son éclat, nous empêchant de l'observer minutieusement, la mort nous éblouirait notre existence, nous empêchant d'en avoir une conscience claire. Cela se rapprocherait de la réflexion d’Épicure dans la Lettre à Ménécée : quand vous êtes vivant, vous n'êtes pas mort, et quand vous êtes mort, vous n'êtes plus là pour penser la mort.
Tâchons d'envisager ces deux sens. Tout d'abord, c'est presque un lieu commun de dire que la philosophie commence par une méditation de la mort. On se rappelle la formule de Platon dans le Phédon : « Philosopher, c'est apprendre à mourir ». Je me souviens d'un philosophe analytique qui se moquait d'André Comte-Sponville parce que ce dernier, dans le contexte du covid-19, rappelait notre condition mortelle et notre répugnance à penser cette mort pourtant inéluctable. Ce philosophe analytique parlait de cette conscience de la mort comme d'une « banalité » de philosophe vulgarisateur. Et il est vrai qu'il est très courant pour un philosophe qui se préoccupe de notre condition existentielle d'évoquer la mort, puisque c'est ce qui nous attend tous. Pourtant, est-ce que cette conscience de la mort est en soi une banalité ? Je ne le pense pas, parce que notre propre mort n'est jamais une banalité, il me semble. C'est en tous cas l'événement le plus fondamental de notre existence après notre naissance. Et c'est probablement l'un des premiers rôles sociaux du philosophe que de rappeler cette mort au reste de la société et d'aider à penser comment on peut vivre la conscience de cette mort au jour le jour.
Dans la philosophie bouddhiste, la mort est une des manifestations radicales de l'impermanence. Tout est voué à disparaître : ce qui se crée sera détruit, ce qui est assemblé sera séparé, ce qui croît finira par décroître, et ainsi en va-t-il de la vie qui va toujours vers son terme. Tout être vivant est voué à mourir. Bien sûr, nous avons tendance à nous détourner de cette prise de conscience, mais la méditation de la mort et de l'impermanence est là justement pour nous faire revenir à cette réalité de notre condition mortelle. Le Bouddha disait que de la même façon que toutes les empreintes d'animaux, l'empreinte d'éléphant était la plus grande, de toutes les méditations, la méditation de l'impermanence et de la mort était la plus grande.
Cela suppose aussi de regarder en face la peur de la mort, l'angoisse de la mort. Le but est d'atteindre une forme de sérénité par rapport à cette échéance qu'est la mort. Cela passe par l'accoutumance à l'idée de la mort, mais aussi par l'apaisement de notre émotion à laquelle on cesse de s'accrocher. On laisse partir cette émotion de peur et de déni comme on laisse partir toutes choses dans le flux de l'impermanence.
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L'autre interprétation de cette maxime de la Rochefoucauld est de concevoir la mort comme une forme d'éblouissement pour le mental, quelque chose d'impossible à contempler longuement et profondément. Avec le soleil, on voit toutes les choses qu'il éclaire : notre chambre, la fenêtre, la rue, le ciel, le paysage, que sais-je... Mais on ne peut pas soutenir durablement le regard du soleil. Avec la mort, ce serait de même : on peut voir des personnes mortes, des animaux morts, des plantes mortes, on peut assister à un enterrement, on peut éprouver la tristesse et la désolation, mais on ne voit pas la mort elle-même. Quand la mort arrive, il est trop tard pour la penser, pour la percevoir ou pour simplement la vivre. Nous sommes morts, et nous ne pensons plus, nous ne concevons plus et nous ne ressentons plus rien. Plus d'expérience, plus de conscience.
Cela explique peut-être la fascination pour les expériences de mort approchée, le fait d'être cliniquement mort et de revenir à la vie quelques minutes plus tard. Ces expériences nous rapprochent du mystère de la mort, mais est-ce vraiment la mort ? Ou juste l'expérience de l'agonie, ce qui précède la mort ? Dans le Zen, on conseille de pratiquer la méditation assise – zazen – comme si on entrait dans son cercueil. Il s'agit de se tenir au plus près de la mort et d'expérimenter la vie à la lisière de la mort. Une expérience de mort approchée somme toute, mais sans l'équipe de réanimation et le défibrillateur !
Peut-on alors pleinement réaliser ce qu'est la mort ? La regarder fixement pour reprendre l'expression de la Rochefoucauld ? Avant de répondre, il faudrait peut-être s'interroger sur ce qu'est la mort et se demander à quoi elle s'oppose concrètement. Faisons ce petit exercice mental, donnez sans réfléchir, le plus spontanément possible, le contraire des mots suivants :
GRAND – BAS – NOIR – GAUCHE – BEAU – INTELLIGENT – MORT
Il est très probable que vous ayez répondu : PETIT - HAUT – BLANC – DROIT – LAID – STUPIDE et VIE. Cela semble évident, pourtant un Indien aurait répondu à la dernière occurrence : NAISSANCE plutôt que VIE. Dans la philosophie indienne qu'elle soit hindouiste ou bouddhiste, le contraire de la mort, ce n'est pas la vie, mais la naissance. Dans la mentalité indienne, l'existence n'est qu'un grand cycle de naissances et de mort. Et cette mort n'est que la fin de vie d'une personne, certainement pas la fin de la Vie elle-même. Il suffit de regarder le grand cycle de la nature où la mort d'un animal ou la mort d'un arbre sert à la vie de toutes sortes d'autres espèces. Quand vous mourrez, c'est la fin de vie pour votre personne, mais pas la fin de la vie. Ne dit-on pas : « la vie continue » à un enterrement ?
Dans le Soûtra des Quatre Établissements de l'Attention, le Bouddha recommandait entre autres de pratiquer la contemplation des neuf stades de décomposition d'un cadavre : il s'agit de s'imaginer mort, notre corps se dégradant naturellement se décomposant au fil des jours au point de n'être plus que poussière à la fin. Il s'agit là encore d'approcher la mort et de s'y accoutumer afin d'être plus en paix avec cette échéance. Mais il me semble qu'il y a là autre chose : ressentir par contraste toute la vie qui coule en nous, cette vie qui anime nos os et notre chair, cette vie qu'on ne regarde peut-être pas assez fixement.
Voir d'autres citations de François de la Rochefoucauld:
- Les maux présents
Voir également :
- Méditer longuement l'impermanence
- Telle la génération des feuilles
- La vie selon François-Xavier Bichat
- N'entre pas docilement dans cette douce nuit (Dylan Thomas)
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici
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