La
philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir.
Mais les maux présents triomphent d'elle.
François
de la Rochefoucauld, maxime 22 des « Réflexions ou
Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld »
(1678).
Cette
maxime de la Rochefoucauld (1613 – 1680) illustre bien une
difficulté de la philosophie tant qu'elle reste un jeu de l'esprit :
elle peut nous prémunir d'un mal, par exemple rester stoïque devant
la souffrance physique, tant que ce mal reste un objet de pensée,
que l'on considère les souffrance que les hommes ont vécues ou les
souffrances que l'avenir est susceptible de nous amener. Et face à
ces objets faits de pensée et d'imagination, la logique de la
philosophie est très forte pour nous prodiguer de bons conseils.
Qu'on relise par exemple tous les enseignements de Chrysippe, de
Sénèque, d'Epictète ou de Marc-Aurèle : qu'il faut apprendre
à supporter tout ce qui ne dépend pas de nous, qu'une chaîne
immémoriale de causes et d'effets explique cette souffrance, que
l'esprit ne doit se soumettre à la matière, etc... Tout cela est
profond certainement, mais qu'en est-il quand une douleur
insupportable n'est plus un objet de pensée, mais une réalité bien
présente ? Les belles pensées, souvent, ne font pas le poids
devant notre sensibilité humaine, trop humaine face à la souffrance
physique qui nous ravage. La douleur insupportable fait voler en
éclat toute l'élaboration mentale de la philosophie.
Il
y a quatre ou cinq ans une amie m'avait demandé si je mettais en
pratique ce dont je parlais sur Le Reflet de la Lune,
ou si c'était purement théorique. J'avais été un peu interloqué
par la question parce que pour moi, il était et il est toujours
totalement évident que je mets en pratique ce que je raconte. Il ne
s'agit pas de théoriser, et ne pas se confronter au réel dans l'ici
et maintenant. En théorie, il est facile de donner des conseils de
détachement et de sérénité face aux troubles de l'existence.
Quand on souffre réellement, quand on est pris dans une crise
d'angoisse, quand les idées noires nous submergent, c'est là qu'on
mesure la difficulté d'appliquer des principes théoriques. Pour
moi, la philosophie ne doit pas se mettre dans la peau d'un
personnage surhumain qui résisterait à tous les tourments avec la
plus grande des sérénités. Mais elle doit chercher à comprendre
toutes nos faiblesses de personnes ordinaires, toutes nos fragilités,
toutes nos difficultés à nous élever à quelque chose de plus
spirituel.
Et
elle doit développer ce que le philosophe français Pierre Hadot
appelle des exercices spirituels :
un entraînement à pratiquer encore et encore pour se transformer
soi-même. Le changement d'attitude face à un problème existentiel
ou un trouble qui d'ordinaire nous dépasse ne vient d'une conversion
de la pensée, mais d'une conversion de tout notre être. Conversion
lente et zigzagante. Je me rappelle avoir rencontré un lama tibétain
pendant un voyage en Inde qui m'avait délivré un message, mais
pourtant profond : lentement, lentement, lentement....
Le progrès spirituel ne s'acquiert que lentement, on ne se
transforme qu'au rythme d'une tortue qui a devant elle un long voyage
de mille lieues à accomplir.
Pour
moi, l'exercice spirituel par excellence, c'est la méditation. Car
il s'agit d'être ici et maintenant, surmontant chacun de nos maux
instant par instant. La philosophie n'est plus seulement pensée et
jeu de logique, mais elle s'incarne dans le corps, les sensations,
nos états mentaux et dans tous les phénomènes dont la conscience
est le témoin. Lentement, lentement, lentement, il s'agit de faire
naître l'apaisement du mental, la concentration, l'équanimité face
au maux comme face aux biens, la bienveillance et la compassion et
transformer notre rapport au monde. C'est quelque chose d'éminemment
concret et qui touche à la vie. Il s'agit de rester humble, car on
peut souvent de sentir dépassé par de grands maux et une
accumulation de tracasseries, mais la méditation peut nous aider à
décharger plus le fardeau de cette existence.
*****
Notons
enfin que cette maxime assez cinglante et railleuse du duc de la
Rochefoucauld est aussi un produit de son temps. La Rochefoucauld a
fréquenté dans les salons nombre de jansénistes ou de partisans du
jansénisme. Le jansénisme est cette doctrine catholique
fondamentaliste très en vogue à l'époque qui postulait que le bien
de l'homme réside uniquement dans la grâce de Dieu que, dans sa
toute-puissance ce dernier peut nous accorder ou pas. Le bien vient
de Dieu, et certainement de l'effort humain des philosophes, effort
orgueilleux et bien dérisoire de chercher une sagesse humaine qui
nous affranchirait des troubles de l'existence. Nous, humains, sommes
trop faibles, trop misérables pour nous affranchir des douleurs de
ce monde et améliorer notre condition dans le monde. On devrait
plutôt s'en remettre à Dieu. Et même si les maximes de la
Rochefoucauld semblent bien éloignées de cette obsession de Dieu,
elles n'en gardent pas moins cette défiance par rapport à la vanité
et la présomption des philosophes à croire pouvoir dépasser la
vanité humaine.
En
outre, la Rochefoucauld est le contemporain de Descartes, son aîné
d'une vingtaine d'années. Dans ses méditations, Descartes nous
invite à faire un exercice spirituel, celui du doute radical ou
doute hyperbolique qui conduire à résoudre toutes nos incertitudes
dans le cogito :
« Je pense donc je suis ». Mais cet exercice spirituel
doit être accompli semel in vita :
une seule fois dans sa vie, un peu comme votre grande communion.
Alors que les exercices spirituels de l'Antiquité devaient être
accomplis encore et encore par le philosophe pour s'approcher
toujours plus de la Vérité. Et à vrai dire, tout ce cheminement
vers le cogito est
certainement une mise en scène pour développer sa philosophie à
partir « d'idées simples et distinctes ».
Je ne sais pas si le cogito a jamais convaincu qui que ce soit. Pour
moi, cela a toujours été le sophisme des sophismes : pourquoi
un raisonnement aussi branlant et inconsistant a-t-il autant obsédé
les philosophes occidentaux ? En fait, je me suis toujours senti
étranger à cette philosophie occidentale moderne qui a poursuivi
l’œuvre de Descartes bâtie sur une fondation aussi contestable
qu'est le cogito cartésien.
En
fait, la seule explication rationnelle que je vois à ce mystère de
l'influence du cogito dans la philosophie occidentale est justement
de voir ce cogito comme une mise en scène théâtrale qui écarte le
« sujet pensant » de tout autre exercice spirituel, de
tout autre essai de transformation de soi, et de consacrer ce sujet
pensant à la science, à la logique, à l'épistémologie, à la
politique, éventuellement à la métaphysique et d'autres jeux de
l'esprit alimentant discours sur discours, mais plus ce rapport du
corps à l'existence concrète. Après Descartes, il est devenu vain
de se transformer soi-même et de rechercher la sagesse, et la
philosophie occidentale dans son courant dominant a suivi cette voie.
J'estime
que cette faiblesse du philosophe quand il essaye d'être le modèle
vivant de sa philosophie peut prêter à rire ou à sourire, mais ce
n'est pas un argument pour refuser les exercices spirituels. Le
philosophe ne doit pas avoir l'orgueil d'une statue antique, mais au
contraire se servir de ces exercices spirituels pour éclairer ses
faiblesses, ses fragilités et ses contradictions, parce que notre
humanité est aussi ce décalage entre le modèle et la réalité.
Frédéric
Leblanc
le
14 avril 2020.
PS :
Sur ce sujet de la divergence des routes de la philosophie d'avec
les exercices spirituels, je conseille la lecture d'un chapitre d'un
livre de Pierre Hadot, « Exercices spirituels et
philosophie antique »,
Albin Michel, Paris, 2002 (1ère
édition aux Éditions
Augustinienne, 1993). Dans le chapitre « Un dialogue
interrompu avec Michel Foucault »
(pp. 305 - 311), Hadot parle de son désaccord avec Foucault sur la
question de savoir quand la philosophie cesse d'être un travail de
soi sur soi. Pour Pierre Hadot, la faute en revient à la scolastique
moyenâgeuse qui considère la philosophie comme une « servante »
de la théologie et qui est juste un outil intellectuel pour la foi
et la religion, la question du salut revenant intégralement à la
religion qui dépossède ainsi la philosophie.
Foucault
estime par contre que le coupable est René Descartes au XVIIème
siècle : « Avant
Descartes, un sujet ne pouvait avoir accès à la vérité à moins
de réaliser d’abord sur lui un certain travail qui le rendrait
susceptible de connaître la vérité. Mais, selon Descartes, "pour
accéder à la vérité, il suffit que je sois n’importe quel sujet
capable de voir ce qui est évident".
"L’évidence
est substituée à l’ascèse"
».
Hadot
n'est pas d'accord : « Descartes a précisément
écrit des Méditations : le mot est important. Et à propos de
ces Méditations, il conseille à ses lecteurs d'employer quelques
mois ou au moins quelques semaines à "méditer"
la première et la seconde, dans lesquelles il parle du doute
universel, puis de la nature de l'esprit. Cela montre bien que pour
Descartes aussi l'évidence ne peut être perçue que grâce à une
exercice spirituel. Je pense que Descartes, comme Spinoza, continue à
se situer dans la problématique de la tradition antique de la
philosophie conçue comme exercice spirituel ».
Pour
ma part, je pencherai plus pour Michel Foucault sur ce point précis,
même si la scolastique du Moyen-Âge
a entamé ce travail de sape. Et bien avant le Moyen-Âge,
Saint-Paul de Tarse et Saint-Augustin ont joué un rôle indéniable
de ce dénigrement dont la Rochefoucauld s'est fait l'écho à
l'époque moderne. Mais c'est Descartes qui, en philosophe, a séparé
pour longtemps la philosophie de la quête de sagesse et la
transformation de soi-même. Il me semble que chez Descartes, la
tradition antique dont parle Pierre Hadot, n'est qu'un vestige, un
peu comme les ruines de temples grecs avec quelques bouts de colonnes
que l'on peut visiter en Grèce et en Sicile : le travail de
méditation ne porte que sur des doutes concernant l'épistémologie
et la métaphysique, mais ces doutes ne sont explicitement pas
destinés à transformer notre vie, juste à se demander ce qu'on
peut connaître de véridique en ce monde.
Autre
différence entre Foucault et Hadot : si, pour Michel Foucault,
la philosophie devrait être un art de vivre, un style de vie qui
engage toute l'existence, une esthétique
de l'existence,
Pierre Hadot fait valoir que le « beau » n'est jamais
séparé du « bien », la culture de soi est donc avant
tout transformation, transfiguration, dépassement de soi. Tout cet
art de vivre a pour but la sagesse : « La
sagesse est l’état auquel peut-être le philosophe ne parviendra
jamais, mais auquel il tend, en s’efforçant de se transformer
lui-même pour se dépasser. Il s’agit d’un mode d’existence
qui est caractérisé par trois aspects essentiels : la paix de
l’âme (ataraxia), la liberté intérieure (autarkeia) et (sauf
pour les sceptiques) la conscience cosmique, c’est-à-dire la prise
de conscience de l’appartenance au Tout humain et cosmique, sorte
de dilatation, de transfiguration du moi qui réalise la grandeur
d’âme (megalopsuchia) ».
Et pour le coup, sur cette question, je suis plutôt du côté de
Pierre Hadot : oui, la sagesse est fondamentale pour embellir la
vie comme pour la rendre meilleure.
Rembrandt, Aristote contemplant le buste d'Homère, 1653. |
Lire également sur la faiblesse de l'homme et la difficulté de dépasser cette faiblesse :
- Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle
(sur le rapport aussi du jansénisme à la philosophie)
- Comme une olive mûre (Marc-Aurèle)
- Discours et pratique
- Contradictions (Montaigne)
- Dépasser l'homme : Sénèque, Nietzsche et Montaigne
- Tragique (Comte-Sponville)
- Vanité des vanités (L'Ecclésiaste)
Voir également :
- En repos dans une chambre (Pascal)
- La question du libre-arbitre (Pascal)
- L'homme n'est ni ange, ni bête (Pascal)
- Rien de certain (Pline l'Ancien & Montaigne)
- la forme entière de l'humaine condition (Montaigne)
- Vivre, la plus illustre de vos occupations (Montaigne)
- la forme entière de l'humaine condition (Montaigne)
François, duc de la Rochefoucauld |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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