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samedi 25 avril 2020

La sincérité




La sincérité est une ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens ; et celle que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres.


François de la Rochefoucauld, maxime 61 des « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678).










"Cyrano de Bergerac" d'Edmond Rostand, réalisé par Jean-Paul Rappeneau (1990)
avec Gérard Depardieu (Cyrano) et Vincent Pérez (Christian)











Peut-on être entièrement authentique ? Dire tout ce que l'on pense ? Être intégralement sincère ? C'est un vieux débat de la morale. Et au temps de la Rochefoucauld, ce débat avait été aussi mis en scène de manière savoureuse par Molière dans le Misanthrope (1666), acte 1, scène 1 : la pièce s'ouvre sur Alceste et Philinthe qui se disputent, ou plutôt Alceste qui reproche amèrement à Philinthe d'avoir sympathisé avec quelqu'un qu'il connaît à peine et qu'il n'apprécie pas plus que cela. C'est insupportable aux oreilles d'Alceste. On ne peut pas appeler quelqu'un « mon ami » si on n'est véritablement ami avec cette personne de longue date :



« Je veux qu' on soit sincère, et qu'en homme d' honneur,
on ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ».


Pour Philinthe, les nécessités de la vie en société demandent qu'on arrondisse les angles avec le vérité : le principe de réciprocité exige qu'on rende de la sympathie à la personne qui nous a donné de la sympathie, même si cette sympathie est de pure circonstance et peut-être même feinte pour les besoins de cet arrondissement des angles.


« Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
il faut bien le payer de la même monnoie,
répondre, comme on peut, à ses empressements,
et rendre offre pour offre, et serments pour serments. »


Alceste ne supporte pas ces manières « des gens à la mode », car elles brouillent la sincérité dans les relations humaines : on ne sait plus avec toutes ces « contorsions » et ces « embrassades frivoles » qui est notre ami et qui est notre ennemi. On ne peut donc faire confiance à qui ce soit dans ce monde d'apparences et d'amabilités feintes. Pour Alceste, « on devrait châtier, sans pitié, ce commerce honteux de semblants d'amitié ».


Pour Philinthe, une telle sincérité n'est tout simplement pas possible :


« et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur.
Seroit-il à propos et de la bienséance
de dire à mille gens tout ce que d'eux on pense ?
Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?  »


Pour Alceste, c'est justement une profession de foi que de dire toute la vérité qui lui passe par la tête au moment où cette idée ou ce sentiment lui passe par la tête, et quelle que soit la personne avec laquelle il a société. C'est d'ailleurs ce qu'il va s'acharner à faire durant toute la pièce, se disputant avec tout le monde et confortant toujours plus le jugement qu'il avait de lui-même : « l'ami du genre humain n'est point du tout mon fait ».


Philinthe essaie bien de le ramener à la raison, de lui dire que sa franchise et sa sincérité ne changera pas le monde trop engoncé dans ses hypocrisies et ses faux semblants, et qu'il se ridiculise auprès de ses semblables par ses colères et ses fureurs démesurées. Alceste n'en a cure. À la limite, c'est un honneur d'être détesté par des gens aussi faux et aussi peu fiables. Il reste fidèle à cet idéal de sincérité quoiqu'il en coûte.


« Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
ne se masquent jamais sous de vains compliments. »


Pour la Rochefoucauld aussi, la sincérité est une ouverture du cœur, une façon de se montrer au monde sans intentions cachées et sans dissimulation. Ne pas masquer son cœur sous de vains compliments pour reprendre les mêmes mots que Molière met dans la bouche d'Alceste. A priori, c'est là une attitude très morale. Mais la Rochefoucauld est constamment dans le soupçon par rapport aux attitudes morales : il voit l'égoïsme derrière les meilleures intentions. N'en déplaise à Alceste, la sincérité elle-même ne peut-elle pas être instrumentalisée par notre intérêt personnel ? La sincérité « que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres ». Selon François de la Rochefoucauld, la sincérité serait dans beaucoup de cas non pas le signe d'une spontanéité touchante ou d'une attitude sans concession comme chez Alceste, mais bien le résultat d'un calcul d'intérêt. On montre ce qu'on a dans le cœur, mais quand même avec une certaine arrière-pensée. On dit la vérité et on ne cache pas ses états d'âme, mais c'est pour mieux rassurer ses interlocuteurs et se présenter comme une personne fiable, quelqu'un dont on ne doit pas redouter les stratégies sournoises.




























Voir d'autres citations de François de la Rochefoucauld: 


Les maux présents


Le mépris des richesses



S'établir dans le monde










Concernant Molière et son Misanthrope












Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



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3 commentaires:

  1. Je pense que l'on peut encore être sincère tout en jouant la comédie...

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  2. C'est que la comédie est alors une ouverture du cœur.

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  3. J'ai trouvé de bons messages ici. J'adore la façon dont tu écris. Tellement parfait!

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