Dans son article « À quoi rêve un bouddhiste ? », l'auteur du blog « Dans le sillage d'Advayavajra » cite des strophes très célèbres du Bodhicaryāvatāra du philosophe bouddhiste Shāntideva que les moines et lamas tibétains citent à tout bout de champ :
« Puissé-je devenir un sauveur pour ceux qui n’en ont pas,
Un guide pour ceux qui s’engagent sur le chemin,
Une barque, un navire, un pont,
Pour ceux qui désirent traverser [la grande rivière].
Que
je devienne un parc pour qui cherche un parc,
Une lumière pour qui désire une lumière,
Un lit pour qui cherche un lieu de repos ;
Pour les êtres qui désirent un serviteur, que je devienne le serviteur de tous. »
Il fait mine de s'étonner alors de la contradiction entre cette aspiration à vouloir servir humblement pour le bien des êtres et la position dominante des lamas dans l'ordre social de la société tibétaine. Dans le bouddhisme tibétain, les grands lamas et les grands rimpotchés sont censés être des tulkous, c'est-à-dire des corps d'émanation (nirmānakāya en sanskrit), le fait qu'un bouddha ou un bodhisattva s'incarne dans ce monde pour venir en aide au monde, sacrifier complètement son bien-être pour le bien-être des autres. Voilà des gens censés être incroyablement altruistes, dont Shāntideva nous dit qu'ils aspirent à être des ponts et des barques pour le profit des autres, et dont on se rend compte qu'ils vivent dans des palais aisés, sont souvent liés à des familles nobles ou royales, qui mettent des pignons en or sur leurs temples somptueux, des gens qui vivent tout en haut de la hiérarchie sociale et qui écrasent sans vergogne les petites gens par leur arrogance et leur mépris de classe, des gens dont la seule aspiration se résume concrètement à leur volonté d'imposer une servitude totale à tous ceux qui les suivent. Singulier contraste que ce spectacle que laisse voir le bouddhisme tibétain.
Et c'est précisément à ce contraste, voire à cette contradiction à laquelle je voudrais m'intéresser. Tout d'abord, les strophes de Shāntideva s'inscrivent dans ce qu'on appelle le bouddhisme du Grand Véhicule une « prière de souhaits ». Ces prières expriment le souhait que tous les êtres aussi nombreux soient-ils dans l'univers soient libérés de la souffrance et l'on conçoit le projet de les aider tous. C'est très différent des prières que l'on peut trouver dans le bouddhisme des Anciens, ce que les mahayanistes appellent le « Petit Véhicule ». Les prières y sont beaucoup plus de l'ordre de l'expression d'une liste de bonnes résolution : puissé-je être persévérant, puissé-je garder les préceptes du Dharma, puissé-je ne pas boire d'alcool, puissé-je ne pas céder à la colère, puissé-je avoir un bon karma... Les prières de souhait n'ont pas pour vocation d'être aussi pragmatiques et liées aux actions du pratiquant. La prière de souhait dans le Grand Véhicule se veut un dépassement complet de la perspective individuelle ; elle n'a donc pas vocation à être réaliste.
Les strophes de Shāntideva en sont une des plus belles expression poétique de ce rêve de venir en aide à tout le monde, d'aller toujours plus loin dans l'altruisme, l'abnégation et le service aux autres. Shāntideva pousse la logique jusqu'à espérer être des objets inertes qui seront d'une certaine utilité pour des personnes dans le manque : être un lit pour la personne harassée, être un navire pour le naufragé qui a besoin d'un navire pour traverser les flots, un pont pour celui qui a besoin d'avancer sur le chemin. Je pense qu'il faut lire cela de manière métaphorique : être un soutien psychologique pour les autres, être solidaire dans leur traversée de l'existence, rassembler les gens et faciliter leur chemin dans le Dharma. Pris au pied de la lettre, ce serait même impossible, puisqu'on ne peut se réincarner (ou renaître pour employer un mot plus exact) nous dit la théorie bouddhiste qu'en être doué de conscience et de sensibilité, pas dans un objet matériel.
Par ailleurs, il faut bien comprendre le dessein, le but de ces prières de souhait mahayanistes. Je ne pense pas que ces prières de souhait ait véritablement pour vocation de nous faire renaître dans une situation où l'on sera le serviteur de tous, le dernier des esclaves. Personne n'a envie de cela d'être la personne servile que tout le monde manipule à sa guise. Ni vous, ni les Tibétains, ni personne, même les gens les plus altruistes ne veulent être traités comme des moins que rien. Le but de cette prière de souhait est d'élargir les limites souvent étroites, très étroites de notre altruisme. Ces prières vise à nous plonger dans une expérience de pensée d'altruisme total et sacrificiel pour qu'on puisse un peu sortir de nos mécanismes égoïstes dans la vie de tous les jours : être plus facilement prêt à aider notre prochain, faire preuve de plus d'empathie et de compréhension, accueillir l'autre avec plus gentillesse, etc... L'altruisme total est un idéal souvent inaccessible : nous ne sommes généralement pas prêts à assumer cette altruisme absolu, la société n'est pas prête, nos proches ne sont pas prêts, notre famille n'est pas prête, la préservation même de notre personne, de notre famille et de notre société nécessite qu'on envisage nos intérêts personnels et collectifs. Une prière de souhaits ne changera pas cet état de fait, mais par contre, elle peut nous inspirer afin de desserrer la bride de notre égoïsme dans les différentes occasions de la vie de tous les jours.
Je vois alors deux problèmes qui peuvent parasiter cette compréhension des prières de souhait du Grand Véhicule. La première est la hiérarchisation des Véhicules bouddhistes et leur séparation. Les pratiquants du Grand Véhicule ont eu tendance à mépriser les pratiquants du « Petit Véhicule », voire à les condamner avec virulence dans les soûtras du Grand Véhicule et les textes fondamentaux de ce courant. En dehors du fait de créer la zizanie et la discorde dans la communauté bouddhiste, cela crée une rupture dans les deux perspectives que je viens d'exposer : perspective réaliste pour la Voie des Anciens (Petit Véhicule) centrée sur l'individu qui essaye de s'améliorer à sa petite échelle d'individus et perspective idéaliste du Grand Véhicule où on envisage le dépassement de l'individu dans la vastitude du monde. Si je dévalorise la perspective individualiste et réaliste de la Voie des Anciens, mes prières de souhait perdent pied avec le réel. Je prends ces prières de souhait comme quelque chose qui doit vraiment s'accomplir, et non comme un idéal lointain qui reste inaccessible, mais qui continue à m'inspirer au jour le jour dans des petites choses.
Et on arrive alors aux deuxième problème : on croit que cet idéal du bodhisattva doit s'accomplir dans des personnes humaines, et on ne se rend pas compte que les histoires des bodhisattvas sont TOUJOURS des histoires légendaires dans les textes bouddhistes, que ce soit les soûtras mahayanistes, les jātakas (contes des vies antérieures du Bouddha) ou des histoires pieuses qui racontent les exploits légendaires de grands maîtres comme Nāgārjuna. Ce sont des histoires où les gens font de leur corps un pont au-dessus d'un ruisseau pour laisser un Bouddha, où ils sont prêts à tout sacrifier : corps, santé, tête, famille pour faire plaisir au premier venu. Ces histoires sont édifiantes, mais elles ne sont pas du tout réalistes.
Or le bouddhisme tibétain tend à considérer les grands lamas et les rimpotchés comme des incarnations sur terre de ces bodhisattvas légendaires. Ils sont les dépositaires de la « magie » de ces prières de souhait récitées par milliers dans les monastères du Tibet et de la sphère culturelle tibétaine. En conséquence de quoi, les Tibétains pensent qu'ils faut vénérer avec faste et grandeurs ces dépositaires de la sagesse et la vastitude des aspirations passées et des engagements à venir. Ce qui peut heurter notre conscience démocratique occidentale : pourquoi ces gens qu'on nous présente comme des bodhisattvas, des grands sages, des êtres éveillés sont aussi attachés aux biens matérielles, aux manifestations du pouvoir et de prestige social ? Pourquoi dirigent-ils leur communauté de manière aussi autoritaire et toujours à leur profit ? Pourquoi commettent-ils parfois des abus de pouvoir, des abus financier et des abus sexuels à l'encontre des disciples ? Pourquoi oublient-ils si facilement leur idéal de générosité du bodhisattva qu'ils professent pourtant dans leur enseignement ?
J'image que la réponse de la propagande lamaïste tibétaine sera d'invoquer le karma : certes, ces grands maîtres spirituels ont fait des millions et des millions de prières de souhait au cours de leur existence, mais justement ces prières de souhait ont procuré un bon karma à ces personnes, et ce bon karma les a propulsé vers une renaissance dans une bonne famille de nobles ou de gens riches et puissants. Mais là encore, notre mentalité individualiste, démocratique et moderne qui prime en Occident a déjà beaucoup de mal avec la notion de karma. Combien de fois n'ai-je pas subi le feu des critiques et des récriminations par rapport à cette notion qui semble injuste et inégalitaire ? Mais en plus, si c'est pour justifier un ordre social axé sur la domination et l'obéissance... Je pense que l'argument passe mal.
Pour moi, la solution passe par le fait d'abandonner la croyance qu'il y a des hommes supérieurs qui méritent d'être vénérés. Nous sommes tout des êtres humains susceptibles de s'améliorer et de faire des grandes choses si on développe harmonieusement ces deux perspectives : la perspective réaliste où on se change soi-même et la perspective idéaliste où l'on souhaite ardemment la libération de tous les êtres sensibles. Il faut avoir la souplesse d'esprit de développer ces deux perspectives, et ne pas se braquer sur une seule au détriment de l'autre.
Néanmoins, je ne sais pas si le bouddhisme tibétain est prêt à cette transformation sociale et spirituelle. Le culte des lamas y est si puissant, la tradition y est si forte. En plus, cela risque de faire perdre au bouddhisme tibétain son aura de mystère et de transcendance, en tous cas une partie non-négligeable de cette aura. Un part importante de la fascination tibétaine, c'est effectivement tout le cérémonial et la dévotion qui entoure les grands maîtres. Personnellement, je n'y ai jamais été sensible, il y a d'autres choses vraiment intéressantes dans le bouddhisme tibétain, mais j'ai constaté que beaucoup de gens sont très impressionnés par le faste des rituels et des temples plus que par les subtilités du Dzogchen ou les chants de Milarépa. Je le regrette, mais c'est comme ça.
Frédéric Leblanc,
le 30 novembre 2021
Julee Resuggan |
Voir également :
- Une dictature bienveillante ?
- Altruisme intéressé et altruisme désintéressé ?
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Merci pour cet article Bai. Je te trouve assez dur tout de même avec le bouddhisme tibétain et les lamas. Je ne nie pas qu'il existe des dérives et que le système lamaïste fut "classiste" mais les lamas tibétains que je connais venus en Occident ne me semblent guère, pour la plupart, avoir d'attachement au faste, aux objets, à la luxure. Je n'ai à vrai dire jamais été fan des dorures et des rituels fastueux mais j'ai fini par les accepter comme faisant partie du folklore (pas au sens péjoratif) du bouddhisme tibétain et je me suis aussi rendu compte d'une certaine forme "d'arrogance" présente en moi vis-à-vis des rituels au départ, comme le fait par exemple d'éprouver de la difficulté à me prosterner devant les trois joyaux jusqu'à ce que je l'intègre par une compréhension plus juste en ce sens qu'il s'agit avant tout de tourner son esprit vers les qualités de l'éveil et l'idéal altruiste du bodhisattva ce qui constitue donc aussi un travail sur soi-même. L'étude de la symbolique du temple tibétain, des monuments, des thangkas... m'a aussi aidé à comprendre ce dont il s'agissait. Je ne vois pas d'opposition entre petit véhicule et grand véhicule, chacun pratiquant à son propre degré là où il est, même si l'idéal du bodhisattva en tant qu'aspiration profonde me paraît nécessaire pour cheminer allègrement avec une motivation profonde vers l'éveil complet. En somme, j'aurais tendance basiquement à souhaiter cheminer vers l'état d'arhat du petit véhicule pour me libérer de la souffrance et c'est légitime et louable mais j'ai l'impression que cette démarche ne reste pas fondamentalement dénuée d'egocentrisme, alors je tâche de développer aussi la motivation d'aider tous les êtres (l'idéal du bodhissattva). Pour cela, le texte L'alchimie de la souffrance de Djamgoeun Kongtrul m'est d'une aide précieuse.
RépondreSupprimerMerci pour ta réponse. Je vais essayer d'y apporter une réponse le plus tôt possible. Plein de bonnes choses à toi !
RépondreSupprimerLe grand véhicule reproche au petit véhicule le fait de pratiquer uniquement pour son salut personnel. A cette idée s'oppose le grand véhicule car le bodhisattva qui renonce au nirvana de manière à faire passer les autres avant soi. Ce qui est le sens premier de l'éthique. Cette critique me semble légitime.
RépondreSupprimerMais la critique de "blog « Dans le sillage d'Advayavajra » me semble tout aussi légitime à l'égard du BT... même si il a peut-être tort de trop généraliser.
Il existe des lamas T qui ne recherchent ni le confort, ni le pouvoir et qui aident les autres et qui ne font pas parler d'eux. J'en connais au moins un.
Si la critique du grand véhicule à l'égard du petit véhicule me semble légitime, inversement les adeptes du petits véhicules reprochent parfois aux adeptes du grands véhicules leur laxisme à l'égard des préceptes... critique qui est également légitime.
RépondreSupprimerUn adepte du grand véhicule qui ne respecte pas, à minima, les préceptes, se situe à un niveau bien inférieur par rapport à un adepte du petit véhicule... C'est la raison pour laquelle on considère généralement le grand véhicule en continuité avec le petit véhicule et pas seulement en opposition (mépris et arrogance incluse)
Je défends une position pluraliste mais pas relativiste. La pluralité des traditions est une richesse et nous devons prendre avec gratitude les critiques qui nous sont adressés. Mais je récuse l'idée relativiste que toute les religions (et traditions) se valent. On peut développer des arguments objectifs tout en pesant le pour et le contre qui nous permettent de justifier que l'on préfère telle tradition à telle autres. Évidemment, certains argument seront plus subjectifs que d'autres... par exemple je préfère la sobriété austère du zen à l'excentricité baroque du BT mais j’admets qu'on puisse préférer le côté chaleureux et chatoyant du folklore tibétain.
Ne pas choisir une tradition c'est s'exposer à rester à un niveau superficiel. A l'inverse choisir une tradition n'empêche pas d'en changer en cours de route.