Dans
un de ses ouvrages 1,
Daisetz Teitaro Suzuki (1870 - 1966), le grand spécialiste du Zen,
l'auteur renommé des Essais sur le bouddhisme Zen, cite deux
courts poèmes, un haïku de Bashō
(1644-1694) et quelques vers d'Alfred Tennyson (1809 – 1892).
« Je
regarde avec attention :
Un
nazuna en fleur
Au
pied d'une haie ! »
Bashō
2
« Fleur
d'un mur lézardé
Je
t'arrache à tes lézardes.
Avec
tes racines, je te tiens dans mes mains.
Toute
et tout entière.
Petite
fleur telle que tu es,
Avec
tes racines, tout entière et tout dans Tout,
S'il
m'était donné de te comprendre
Je
comprendrai alors ce qu'est Dieu et l'homme. »
Alfred
Tennyson.
Fleurs au-dessus de Gourdon (dans le parc naturel régional des Préalpes d'Azur) Photographie : Un jour, une photo. |
Daisetz
Teitaro Suzuki prend l'exemple de ces deux poèmes pour illustrer ce
que sont selon lui les différentes essentielles entre l'Orient et
l'Occident :
- l'économie de mots du haïku tend vers le silence et la simplicité tandis que l'Occident est beaucoup plus bavard et démonstratif.
- l'Orient est purement subjectif, d'une « subjectivité absolue » pour reprendre l'expression de D. T. Suzuki (qui se situe au-delà de la dualité sujet-objet). Bashō accepte pleinement sa vision. Il se contente de l'exprimer candidement afin d'en faire ressortir une mystique de non-dualité où il est un avec le cosmos qui l'entoure. Tennyson, au contraire, arrache la fleur pour en faire une analyse objective, exemple d'une attitude occidentale qui consiste à tendre sans cesse vers l'objectivité pure.
- l'Occident, du fait même de cette tendance à l'objectivité, tend à analyser les objets, à les découper le plus finement possible afin d'avoir la compréhension intellectuelle la plus poussée. Ce qui se trahit par le vers de Tennyson : « S'il m'était donné de te comprendre.... » Un sujet pensant cherche à comprendre rationnellement ; et cette volonté de comprendre se fait au détriment de l'objet : la fleur arraché de son mur lézardé mourra de cet arrachement.L'Orient, par contre, est beaucoup plus dans l'intuition de la totalité. Vous voyez l'ensemble du tableau qu'il vous est offert de voir, et non tel tel détail que vous allez isoler du reste de la perception. Vous ne comprenez pas le monde comme autant de petites entités qui, elles-mêmes, devraient se réduire à des atomes et des particules élémentaires. Vous observez et pressentez le Tout de ce monde derrière chaque vision particulière.
Daisetz
Teitaro Suzuki conclut avec ces mots : « Ainsi,
comparés entre eux, chacun de ces poètes révèle let constituantes
mêmes de ses traditions. L'esprit occidental se révèle analytique,
discriminatif, inductif, scientifique. Il aime à généraliser, à
élaborer des concepts, des lois, à organiser. Il se veut
schématique, impersonnel. Il est dominateur, toujours disposé à
affirmer son importance, à imposer sa volonté à autrui, etc. Tout
au contraire, l'esprit oriental est synthétique, et intègre et ne
discrimine pas. Il est déductif, dogmatique, intuitif (ou
mieux : affectif). Il n'est ni systématique, ni discursif. Il est
subjectif, spiritualiste individuellement et collectiviste
socialement, etc »
*****
Autant
dire tout de suite que je n'aime pas du tout cette partition à base
de clichés entre un Orient nécessairement contemplatif et un
Occident techniciste et rationaliste. Je laisse cela aux adeptes des
fantasmes nationalistes, à ceux qui rêvent à longueur de journées
de chocs des civilisations.
Je
ne prendrai qu'un exemple pour me mettre en porte-à-faux avec ce
dualisme civilisationnel : il est ainsi complètement faux de
dire que le sens de l'analyse serait le seul fait de l'Occident. Si
on étudie sérieusement le bouddhisme originel, on se rend compte
que la méthode du Bouddha pour comprendre le monde est une méthode
analytique où on décortique les phénomènes afin de conclure à
leur non-soi. On pourrait passer beaucoup de temps à citer toutes
sortes d'exemples tirés des textes anciens, notamment l'Abhidharma,
le recueil des méthodes d'analyses bouddhistes. Je n'en citerai
qu'un : le passage célèbre du dialogue entre le roi indo-grec
Milinda et le moine bouddhiste Nāgasena
où ce dernier dissèque tous les éléments constitutifs d'un char
avant de décomposer tous les éléments physiques et psychiques qui
composent une personne.
« Si
tu es venu en char, définis-le moi : est-ce que le timon est le
char ?
-
Non, Vénérable.
-
L’essieu est-il le char ?
-
Non.
-
Alors les roues ? La caisse ? La hampe de l’étendard ?
Le joug ? Les rênes ? L’aiguillon ?
-
Non.
-
Alors le timon, l’essieu, les roues, la caisse, la hampe, le joug,
les rênes et l’aiguillon sont-ils le char ?
-
Non.
-
Eh bien, le char leur est-il donc extérieur ?
-
Non, Vénérable. (...) C’est en relation avec le timon, l’essieu,
les roues, la caisse, la hampe, le joug, les rênes et l’aiguillon
qu’a cours cette dénomination, la désignation, l’appellation,
l’usage commun, le nom « char ».
-
Bien, ô roi ! Tu sais ce qu’est un char. Il en va de même
pour moi : c’est en relation avec les cheveux, les poils, les
ongles, ou bien encore avec les dents, la peau, la chair, les
tendons, les os, la moelle, les reins, le cœur, le foie, la plèvre,
la rate, les poumons, les entrailles, les intestins, l’estomac, les
excréments, la bile, le phlegme, le pus, le sang, la sueur, la
graisse, les larmes, le sébum, la salive, la morve, la synovie,
l’urine, la cervelle qui est dans le crâne, la forme, la
sensation, la perception, la formation mentale, la conscience qu’a
cours ce simple nom : Nāgasena. En vérité absolue, aucune
personne ne s’y trouve.
Ô
roi, la nonne Vajira disait ceci au Bienheureux :
De
même que l’on dit « char » en vertu d’un assemblage
d’éléments,
De
même, là où se trouvent les agrégats d’appropriation, on
s’accorde à dire « êtres vivants »
******
Ceci
étant dit, si je ne pense pas que ces deux poèmes puissent à eux
seuls rendre compte d'une différence réelle entre l'Orient et
l'Occident, une différence qui ne tienne pas du cliché, je pense
tout de même qu'ils illustrent assez bien deux attitudes
contemplatives fondamentales.
La première, celle du haïku de Bashō,
est de s'ouvrir à la totalité de la perception. Bashō voit une
fleur de nazuna, mais il ne la distingue pas du décor environnant :
la haie contre laquelle elle pousse, mais aussi le chemin que l'on
devine, le champ ou la jardin derrière cette haie, la chaleur ou la
fraîcheur du jour, les mauvaises herbes voisines de la première
fleur. Le monde accompagne la fleur de nazuna ; et cette nazuna
ne pourrait exister sans tout ce monde qui l'entoure. Le moment
contemplatif où l'on s'émerveille de cette fleur qui n'a rien de
particulier est en même temps l'occasion de pressentir le monde, de
s'y insérer à nouveau et d'y ressentir la grande paix dans laquelle
on s'immerge.
Contempler
la fleur comme le fait Alfred Tennyson est une démarche où le monde
ne se révèle pas en arrière-plan, dans la fleur analysée,
décortiquée. Cette compréhension de la fleur révèle par exemple
la mécanique sous-jacente du monde, la mécanique du vivant qui a
besoin du monde pour exister, la synthèse chlorophyllienne qui
transforme, en s'aidant de la lumière, l'eau et le gaz carbonique,
en oxygène et en sucre.
Je
ne pense pas qu'une de ces deux contemplations vaille mieux que
l'autre. Et je ne pense pas que l'une soit spécifiquement
occidentale tandis que l'autre serait orientale. L'une et l'autre
sont nécessaires dans le progrès spirituel et philosophique afin de
faire l'expérience de la véritable nature des choses.
1 Daisetz
Teitaro Suzuki, Richard Martino et Erich Fromm, « Bouddhisme
zen et psychanalyse », coll. Quadrige, PUF, 2009. Cité
dans José Le Roy, « S'éveiller soi-même avec les grands
maîtres d'Orient et d'Occident », éd. Almora, 2011,
p.19.
2 Pour
les plus férus de botanique, la fleur de nazuna est en bon
français une « bourse à pasteur », de son nom latin :
Capsella bursa pastoris. Ce
nom est tellement peu poétique qu'il est préférable de
laisser le nom japonais.
Bourse à pasteur (Capsella bursa pastoris) Photographie : Christophe Bernard. |
Voir le dialogue en entier entre le roi Milinda et le moine Nāgasena :
Voir également :
- Un vol de grues dans le ciel
- Transcendance et rationalité
- Spéculation
- Clair de lune à travers les hautes branches
Masao Yamamoto |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Degun : Cela me rappelle quelque chose qui a tout à voir avec ça, me semble-t-il, avec la connaissance analytique d'un côté et la contemplation de l'autre, une autre forme de connaissance en somme. Un jour que j'observais un paysage sur un point haut avec une amie, tout en appréciant la beauté de ce qui se donnait à voire, connaissant bien les lieux, je nommais ce que nous observions, les hauteurs au loin et villages aux alentours quand mon amie me dit "pourquoi toujours nommer ?" sous entendu pourquoi ne pas simplement contempler ? Hé bien si une rose est une rose est une rose et que le langage échoue à livrer l'essence, je crois malgré tout que la contemplation n'excult en rien la connaissance relative et nommer, c'est aussi connaître. Cela me rappelle encore une autre anecdote lors d'une retraite de méditation en groupe, une dame disait à un lama tout ce qu'il y avait de futile dans le fait de savoir que la terre était ronde, le lama lui rétorqua que, si, c'était justement très important de le savoir ; je crois en effet comme lui que la connaissance relative du monde est nécessaire pour faire reculer ce qu'on appelle l'obscurantisme. La conversation avec cette dame avait commencé au sujet de l'ouvrage de Trinh Xuan Thuan et Matthieu Ricard, L'Infini dans la paume de la main, la dame disant que l'ouvrage la faisait rire car elle le considérait en somme futile.
RépondreSupprimerConfondre la carte et le territoire est une erreur funeste de l'intellect; c'est manquer la beauté du paysage et l'expérience du voyage. Mais refuser de lire la carte au prétexte qu'elle n'est pas le territoire, c'est prendre le risque de manquer les paysages les plus intéressants!
RépondreSupprimerIl y a effectivement une tendance tant en Orient qu'en Occident à comprendre la spiritualité comme le refus de l'intellectualisation, de la connaissance et de la compréhension scientifique. Penser qu'il est futile de savoir que la Terre est ronde par exemple. L'ignorance serait alors une forme de simplicité et de dépouillement face à l'absolu quel qu'il soit. Mais l'ignorance n'est une vertu que quand elle se sait elle-même ignorance. "Je sais que je ne sais rien" disait Socrate. Et cette ignorance qui se sait elle-même ignorance n'est en rien une façon d'être complètement borné et pétri de certitudes qu'on ne remettra jamais en question. C'est là l'ignorance au sens habituel, la "foi du charbonnier".
Il me semble quand on sait qu'on ne sait rien, on est d'autant plus curieux de véritables connaissances. Que ce soit des connaissances relatives ou la connaissance de la réalité absolue. "Etre instruit en sciences et en art, cela est une grande bénédiction" disait le Bouddha.