Un nomade de la raison sur les chemins d’Élis à Taxila
13ème partie
13ème partie
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Conclusion
Sur
le chemin du doute, un constat s’impose : peu de certitudes se
dégagent de ce travail. Les influences grecques de Pyrrhon sont
frappées de zones d’ombre. Et les influences indiennes s’avèrent
incertaines. Le flou règne sur la vie et l’œuvre de Pyrrhon :
tous les fragments sont analysés et recoupés ; et c’est à
partir d’eux que l’on doit reconstituer les thèses et les
doctrines du fondateur du scepticisme. Or des thèses contradictoires
se manifestent sur les points qui paraissent le plus établis.
Exemple emblématique : Pyrrhon, était-il seulement sceptique ?
Cicéron et Numenius nous affirment le contraire : selon eux,
Pyrrhon était un dogmatique ! On peut penser que Cicéron était
peu au courant du philosophe d’Elis ; ses informations étaient
peut-être biaisées. Mais Numenius était le disciple de Pyrrhon1 !
A moins que ce ne soit un autre Numenius2,
là encore on en n’est pas vraiment sûr ! Mais Timon de
Phlionte lui-même ne chante-t-il pas les louanges de Pyrrhon d’une
manière assez surprenante pour des sceptiques ?
«
Voici,
ô Pyrrhon, ce que mon cœur désire entendre :
Comment, n’étant qu’un homme,
mènes-tu sans effort une vie si paisible,
Toujours sans souci, sans émotion,
toujours dans la même disposition,
Sans prêter attention aux contes
d’une science au doux langage ?
Comment peux-tu, seul, guider les
hommes, semblable au dieu qui, menant sa course autour de toute la
terre, tourne en renversant son cours,
Et
découvre à nos yeux le disque enflammé de sa sphère au bel
arrondi ? »
Et Timon de placer cette réponse dans
la bouche de Pyrrhon :
« Je
te dirai ce qui me paraît être :
Une parole de vérité, car j’ai
une règle droite ;
Je te dirai quelle est, jour après
jour, la nature du divin et du bien,
D’où
vient pour l’homme la vie la plus égale3 ».
Sextus
Empiricus était fort embarrassé par ce passage qu’il rapporte
lui-même de Timon. Voici comment il explique cet étrange
éloge sceptique qui sonne comme une déclaration triomphale de
dogmatisme : « Si
un grammairien veut expliquer le vers de Timon, il dira qu’il a
pour but de faire honneur à Pyrrhon. Un autre dira qu’il renferme
une contradiction car le soleil éclaire, tandis que le sceptique
obscurcit tout. Mais le vrai philosophe comprendra que si Pyrrhon
ressemble au soleil, c’est que le soleil éblouit ceux qui le
regardent trop attentivement4 ».
Marcel
Conche voit dans ce petit poème une application pratique de
l’aphasie qui transforme tout message de manière ironique :
les vers de Timon ressemblent en effet très fortement aux éloges du
dieu Apollon. Timon se livre donc à une parodie : il imite la
manière des Grecs de consulter un oracle. D’ailleurs, derrière
les paroles aux retentissements dogmatiques se cache la manière de
parler des sceptiques : Pyrrhon ne dit pas une parole de vérité,
mais ce qui lui paraît
être une parole de vérité. C’est beaucoup plus convainquant que
les explications de Sextus.
Mais
on retrouve dans le jaïnisme et le bouddhisme des éloges au
Mahâvîra et au Bouddha qui sont très similaires à ceux-ci. C’est
donc peut-être autre chose qu’une parodie. A la longue, Pyrrhon
aurait-il été convaincu du bien-fondé de sa méthode qui
comporte trois moments : suspension du jugement, indifférence
et aphasie, au point de l’affirmer avec une certitude assurée
comme une méthode éprouvée conduisant à l’ataraxie ?
Serait-il devenu malgré tout un dogmatique ? Ou bien son seul
charisme suffisait-il à doter ses disciples d’une telle
certitude ? On le voit : même si la thèse de Conche
paraît fort pertinente, elle ne permet pas de dégager une certitude
absolue. Pyrrhon était peut-être le dogmatique que décrivaient
Cicéron et Numénius. Peut-être pas aussi.
Un
de mes proches soutient fermement que Jésus de Nazareth n’a pas
existé. Très convaincu de sa thèse, il a mené des recherches dans
les Évangiles et les documents historiques de l’époque pour bien
mettre en évidence toutes les contradictions et les manquements dans
les témoignages qui racontent la vie du fondateur de la religion
chrétienne. Mais qu’en est-il alors du fondateur du scepticisme :
Pyrrhon a-t-il seulement existé ? Là non plus pas de certitude
absolue. Juste des présomptions. Les témoignages les plus récents
sont ceux de Timon de Phlionte, son disciple, mais ceux-ci n’existent
que sous la forme de fragments chez des auteurs fort tardifs :
Diogène Laërce, Aristoclès de Messène et Sextus Empiricus
principalement. Les sources pyrrhoniennes sont donc plus maigres que
les sources chrétiennes, même si un esprit plus rationnel souffle
sur les textes qui parlent de la vie de Pyrrhon, ce qui les rend
peut-être plus crédibles que les sources touchant à la vie de
Jésus. La question néanmoins demeure.
Nous
voilà donc obligé d’admettre de fortes zones d’ombre et le flou
qui entourent la vie et l’œuvre de Pyrrhon. Mais gageons que cette
incertitude n’aurait pas déplu le moins du monde à Pyrrhon
d’Elis ! Au fond, Pyrrhon n’est peut-être qu’un fantôme
ou un mythe. Mais ce fantôme a hanté de nombreux philosophes depuis
l’Antiquité jusqu’à nos jours : Epicure, Aenesidème,
Sextus Empiricus, Montaigne, Pascal, Nietzsche, Victor Brochard
jusqu’à Marcel Conche. Le flou envahit toute la vie de Pyrrhon,
certes ; mais il permet pourtant une recherche sérieuse et
créative. La physique contemporaine a bien été obligée d’admettre
le principe d’incertitude d’Heisenberg, l’incapacité de
déterminer avec exactitude la position et la vitesse d’un électron
en même temps. Cela a conduit à ce que les physiciens appellent le
« flou quantique ». Or ce flou quantique n’empêche en
rien l’essor de la physique. Que du contraire ! Il a mené à
de solides avancées dans le domaine. De manière analogue, parler de
Pyrrhon, même avec toutes les incertitudes qui l’accompagnent
inévitablement, peut être profitable. Le scepticisme est donc une
réflexion prolongée sur son propre doute. Et Pyrrhon, en tant
qu’objet de connaissance, ne fait pas exception à cette emprise du
doute !
Résumons
donc très brièvement ce que nous savons ou ce qu’il nous paraît
savoir à propos de Pyrrhon : Pyrrhon a fréquenté les
gymnosophistes en Inde ; et ceux-ci l’ont durablement
influencé dans son choix de vie et son rapport à l’existence. Ils
lui ont appris le détachement et la sérénité ainsi que la
bienveillance et la douceur à l’égard de tous les êtres.
Les
Grecs ne pouvaient s’empêcher de rapprocher ces gymnosophistes
indiens à Diogène de Sinope, plus souvent appelé par son surnom
Diogène le Chien. Certes, au niveau des apparences extérieures, les
similitudes sont nombreuses : Diogène pourrait sembler
naturellement plus proche des sages nus indiens que Pyrrhon qui
s’habillait comme tout le monde et qui vivait comme tout le monde.
Le proverbe nous dit pourtant : l’habit ne fait pas le moine.
Pareillement : la nudité ne fait pas le gymnosophiste !
Intérieurement, Pyrrhon s’apparente aux ascètes de l’Inde par
son acceptation douce et silencieuse des apparences, par la paix de
l’esprit et le goût de la solitude. Et une de ses maximes
favorites était : « dépouiller
complètement l’homme 5».
A l’opposé, Diogène le Chien tempête et vitupère contre la
société et ses hypocrisies, recherchant le contact vif et la
confrontation vigoureuse. Pyrrhon d’Elis n’a donc pas vécu comme
un gymnosophiste, mais il a trouvé une vie qui correspondait mieux à
sa nature profonde. Il l’a trouvée paradoxalement en acceptant la
vie telle qu’elle s’est présenté, telle qu’elle s’est
manifestée. Pyrrhon « a
pris la vie pour guide » ;
mais en étant libre par rapport à elle, en en faisant le jeu des
apparences6.
Sa
philosophie se résume donc en trois moments : 1°) la
suspension du jugement ou épochè dans la contemplation théorétique
de la nature des choses. 2°) l’indifférence ou adiaphoria dans la
vie pratique ; 3°) l’aphasie et l’ataraxie comme fruit. La
suspension du jugement nous montre les choses comme indifférentes,
immesurables et indécidables. Elle permet au sceptique de s’abstenir
de coller toutes sortes de déterminations aux objets, comme le vrai
ou le faux, le juste ou l’injuste, l’être ou le non-être, le
bon ou mauvais, et ainsi de suite… C’est le ou
mallon
pyrrhonien : les choses ne sont pas davantage ceci que cela.
Tout se résorbe en apparence qui renvoie à d’autres apparences.
Comme le dit Timon de Phlionte : « L’apparence,
où qu’elle se présente, règne en toutes choses7 ».
Et ce ou
mallon
conduit à l’indifférence et l’imperturbabilité. On n’est
plus affecté par les événements dès lors que l’on a cessé de
les cataloguer dans un sens ou dans un autre. S’ensuit de cette
indifférence l’aphasie, le retour au silence, et l’ataraxie,
l’absence de troubles, le bonheur. Comme le dit Marcel Conche :
« Le
discours pyrrhonien comporte une ironie à l’égard de lui-même et
renvoie au silence8 ».
Frédéric Leblanc,
Liège, août 2007.
1
D.L., op.
cit.,
IX, 68 & 102.
2
Peut-être le
platonicien Numenius d’Apamée. Voir
à ce propos : D.L, ibid.,
IX, 68, p. 1105, note 5.
3
Marcel
Conche, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
op. cit., chap. IX, pp. 122-124, d’après des citations se
recoupant de Diogène Laërce (IX, 65) et Sextus Empiricus (Adv.
Math., XI, 1).
4
Passage cité
dans : Victor Brochard, « Les
sceptiques grecs »,
op. cit., livre I, chap. III, pp. 76-77.
5
D.L., op. cit., IX, 66.
6
D.L, op.
cit.,
IX, 62. Un
débat a eu lieu entre Marcel Conche et Jean-Paul Dumont sur la
traduction de ce passage : άκόλουθος δ’ην και
τω βίω C’est Dumont qui propose cette traduction « prendre
la vie pour guide » arguant des considérations grammaticales
(« Le
scepticisme et le phénomène »,
op. cit., préface, V) ; tandis que Marcel Conche propose « se
conformer à ses principes dans la vie » invoquant plutôt le
contexte (où Pyrrhon brave des précipices et d’autres choses
dangereuses) (« Pyrrhon
ou… »,
p. 46). « Prendre la vie pour guide » peut faire penser
au conformisme de Sextus et des phénoménistes ; la vie et la
société s’imposent à nous, et n’ayant pas de dogmes ou de
certitudes quant à la conduite à tenir, il faut s’en remettre
aux mœurs et aux usages. C’est pourquoi Marcel Conche rejette
cette traduction
Néanmoins,
on peut interpréter « prendre la vie pour guide »
autrement, plus dans le sens de Conche, me semble-t-il. La vie est
comme un guide de montagne que l’on suit, que l’on accompagne,
que l’on écoute et que l’on ferait mieux d’écouter, mais que
rien n’oblige à suivre aveuglément. On peut suivre la vie, tout
en agissant sur elle en retour, comme un danseur suit sa partenaire,
mais l’entraîne aussi dans ses mouvements.
7
D.L., op. cit., IX, 105.
8
Marcel
Conche, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
p. 304.
Vincent J. Musi - Sanctuaire d'Athena Pronaia à Delphes |
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Concernant Pyrrhon, lire également :
Voir aussi :
- Rien de certain
- La vie est un songe un peu moins inconstant
Ruines du temple d'Athéna à Priene dans la province d'Aydın - Anatolie, Turquieµ Photographie d'Ismail Bulbul |
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